Les flammes

Elle sent son cœur résonner à ses oreilles. Ses paumes sont moites, son ventre noué.

Deux ans.

Deux longues années où elle n'a plus osé sortir de chez elle. Vingt-quatre mois passés en tête à tête avec sa fille. Et Léa. Il ne faut pas oublier Léa. Deux ans passés en ermite, isolée de l'extérieur. Et aujourd'hui, elle va sortir, pour la première fois.

Non, ce n'est pas exacte, elle est déjà sortie deux fois, il y a plus d'un an. Pour aller à l'hôpital. Mais elle s'est voilée. Elle, qui est complètement athée, s'est voilée pour que l'on ne voit pas son corps. Son corps si abîmé, si fripé, si gondolé. Ce corps dont elle a honte, ce morceau de chair hideux qu'elle traîne depuis deux ans. Deux longues années.

Elle tente d'échapper à ses souvenirs et revient à l'instant présent. Le salon miteux aux murs jaunis par l'humidité, le canapé si usé qu'il y a la marque de son corps encastrée dedans, le tapis rongé par les bestioles et la lumière vacillante. Elle reprend son aplomb et se décide à enfiler sa veste. Sa fille n'est pas là, mais Léa l'attend en bas.

Elle s'avance, raide comme un piquet, vers la porte. Comme un automate, elle l'ouvre, sort, la referme, tourne la clé et soupire. Première étape. Elle est dans le couloir. L'ascenseur étant en panne, elle prend les escaliers, compte une à une les marches qui la séparent du dehors. De la jungle. Des gens. De ces gens qui vont la fixer, la juger, se moquer ou la plaindre. Elle ne veut pas de leur pitié à tous ces connards qui n'ont jamais rien fait, qui se disent seulement maintenant qu'ils auraient du ouvrir les yeux plus tôt. Elle ne veut pas voir leur yeux pathétiques, larmoyants et entendre leur chuchotis désolés. Toutes ces mièvreries l'agacent ; au fond, ils s'en foutent royalement. Le paraître. Toujours le paraître. Paraître compatissant, altruiste, généreux. De toute manière, il n'y a que ça qui compte, le paraître, alors, elle préfère qu'ils se taisent plutôt que d'entendre leurs paroles à la con.

Ça y est, elle se trouve dans le hall d'entrée. A travers la vitre de la porte, elle aperçoit la silhouette de Léa, occupée à allumer une cigarette en s'abritant du vent. Un couple passe dans la rue, elle recule de peur d'être vue. C'est trop tôt, elle ne peut pas. Elle n'a pas le courage d'afficher son corps à la vue de tous. De voir leur yeux s'arrêter sur elle, la détailler, l'observer. Seule Léa a eu le droit de la voir, de la toucher. De sécher ses larmes et d'observer ses cicatrices, si nombreuses. Elles ne disparaîtront jamais, mais Léa s'en fiche, elle l'aime comme elle est. Oui, elle l'aime, comme elle n'a jamais été aimée. Alors pour elle, pour cette femme merveilleuse, elle doit sortir. Oui, elle sortira, pour lui prouver qu'elle n'a plus peur, qu'elle est forte.

Elle baisse les yeux sur sa main ; la peau parcheminée s'étire, elle n'est plus beige mais blanche, bleu, violette, rouge. Cette peau est hypersensible, au moindre contact, elle frissonne, à la moindre caresse elle a l'impression d'une multitude de piqûres.

Elle repense à cette journée, ce jour où elle a été transformée à jamais...

Le ciel est bleu, limpide, quelques nuages se promènent dans cet azur infini. Elle esquisse un sourire. Elle ne sourit plus que rarement. Ses lèvres s'abaissent, elle retourne vers sa cuisine. Il lui reste beaucoup à faire, sa fille ne va pas tarder, son mari non plus. Si tout n'est pas prêt il va s'énerver. Elle n'aime pas quand il s'énerve, elle n'aime pas quand sa fille voit cela. Mais lui s'en fiche d'être violent devant sa fille, de la choquer, de la heurter. Il n'y prête pas vraiment garde, ne semble même pas l'aimer, il voulait un garçon. Même ça elle n'a pas réussi à lui donner.

Parfois, elle se dit qu'il a raison, qu'elle n'est bonne à rien, qu'elle fait tout mal. Qu'elle ne vaut pas grand chose et qu'il a raison de la brusquer pour la faire réagir. Et des fois, elle se dit que cet homme est un abruti, qu'elle ferait mieux de partir loin d'ici avec sa fille. De le laisser, mort ou vif, mais de partir. Puis après, elle s'en veut d'avoir eu de telles pensées. Il est toujours là, la nourrit, la loge. Et elle que fait-elle ? Elle songe à le tuer. Elle a honte de penser de telles choses, c'est lui qui a raison, elle est mauvaise, mesquine, méchante. Elle a besoin de lui pour rester dans le droit chemin. Alors, elle obéit, nettoie, range, tient son corps à la disposition de ce mari. Ce mari si bon qu'il ne l'a jamais frappée. Il n'y a que ses mots qui blessent.

Elle repense à sa cuisine, coupe les légumes le plus vite possible pour finir avant l'arrivée de son époux. Aïe ! Elle hurle, le couteau a entaillé sa main. Vite. Il lui faut nettoyer. Elle se soigne, bande la plaie. Retourne presque en courant à la cuisine.La porte d'entrée s'ouvre à la volée. Sa gorge se serre. Trop tôt. Elle n'a pas fini.

Sa fille entre en bondissant dans la pièce, son mari la suit. Lorsqu'il voit le repas inachevé, son visage se ferme.

« Dans ta chambre ! » crie-t-il à leur fille qui obéit aussitôt et disparaît.

Elle regarde son enfant partir avec soulagement. Elle a peur, elle recule dans la cuisine la tête basse en serrant sa main blessée contre elle. Elle devine au visage rougi de son mari qu'il a bu.

« Pourquoi c'est pas prêt ? T'as que ça à faire de la journée bonne à rien !

Sa voix est tonitruante, son élocution hésitante. Il s'avance encore vers elle. Elle distingue dans ses yeux une lueur de folie. Elle a peur, elle ne l'a jamais vu comme ça.

_ Je suis désolée, je me suis... tente-t-elle d'expliquer.

_ Je ne veux pas de tes excuses espèce de chienne. Tu t'es comportée comme une pute !

Elle le regarde estomaquée, jamais il ne l'a insultée comme ça, elle n'a juste pas pu finir à temps la cuisine. Elle essaie de lui dire :

_ Mais, il n'y a plus qu'à cuire, je te promets que ce sera vite...

_ Tais-toi ! C'est pas de ça que je te parle grosse gourde, encore que rien que pour ça tu mériterais une punition.

_ Mais de quoi tu parles ?

Elle est acculée au placard. Elle a des sueurs froide. La peur monte, s'empare de son ventre. Qu'est-ce qui le met dans un état pareil ?

_ De quoi je parle ? De quoi je parle ? hurle-t-il comme possédé. Je parle de toi ma pauvre débile, t'as cru que je le remarquerai pas ? T'as cru pouvoir m'embobiner ?Mais je suis plus malin. J'ai bien vu ton comportement avec l'épicier !

Elle est abasourdi, de quoi lui parle-t-il ? Elle n'a jamais séduit l'épicier.

_ Je n'ai rien fait ! Je te le jure ! supplie-t-elle.

_Menteuse ! Tu es comme toutes les femmes, ces dégénérées qu'il faudrait enchaîner ! Je te paies des vêtements, de la nourriture, des produits ménagers et toi, pour me remercier, tu fais quoi ? Tu tortilles du cul devant le vendeur en battant des cils, tu sors tes seins pour l'amadouer, tu lui lances des regards de salope en te comportant comme une traînée !Et moi je suis censé supporter ça ! »

Elle ne comprend plus rien, qu'est-ce qu'il est en train d'inventer ? Elle ferme les yeux deux secondes, accablée par tous ces reproches, et, lorsqu'elle les rouvre, elle voit son époux face à elle, les yeux révulsés, un sourire d'aliéné aux lèvres, la bouteille d'alcool à brûler dans la main. Cette fois-ci, c'est une terreur sans nom qui s'empare d'elle, qui la fait trembler des pieds à la tête. Épouvantée et statufiée, elle le voit ouvrir la bouteille et l'en asperger. Elle hurle à gorge déployée tente de s'essuyer, l'entend crier :

« Comme ça personne ne pourra plus jamais t'aimer ! »

Elle pense à sa fille alors que l'allumette tombe sur elle, puis la douleur supplante tout. Les flammes recouvrent son corps, elle perd pied, ne voit plus rien. S'entend hurler, de si loin. Cette vague de souffrance la submerge, l'étouffe. Elle ne respire plus. Sa peau s'embrase, ses cellules sont à vif. Alors elle coure. Sort, dehors, loin. Elle débarque dans la rue en hurlant. N'entend pas les cris des passants. Titube, tombe, se relève. Elle tourne sur elle même, comme une toupie, en levant les bras. Tente d'attiser les flammes quand soudain, une femme s'approche d'elle. Elle ne voit pas son visage mais sent des bras se refermer autour d'elle. Elle se laisse guider puis soudain, elle voit l'eau. L'eau de la piscine de son voisin. Toujours accrochée à la belle inconnue elle saute. L'eau se referme sur elle, apaise ses brûlures, éteints les flammes. Mais sa peau continue de se consumer, de se rétracter, de l'écraser sous une avalanche de souffrance.

Et, lorsqu'elle sort la tête de l'eau pour respirer, elle le voit, de la fenêtre du deuxième étage, qui rit à gorge déployée, comme un fou, comme un malade.Puis l'obscurité l'entraîne et la libère de toute douleur. Elle se glisse dans les délices de l'inconscience avec une sorte de volupté et laisse son corps dériver dans les profondeurs de l'eau. Et seulement à ce moment, elle se prépare à mourir.

Elle n'est pas morte ce jour-là. Elle s'est réveillée à l'hôpital, entourée de bandages divers. Cette femme. Celle qui lui a sauvé la vie. Elle s'appelle Léa.

Elle émerge de ses souvenirs pleine de force. Elle vient de retrouver une chose perdue depuis longtemps, la rage de vivre. De montrer qu'elle n'est pas une miraculée, ni une rescapée, mais juste une femme qui veut se remettre à vivre. Elle secoue la tête puis la lève bien haut. Prête à affronter le monde. Mais pas seule.

Lorsqu'elle ouvre la porte, Léa se tourne vers elle, lui offre un sourire resplendissant, lui chuchote : « tu es belle, tellement, tellement belle ! ».

Elle sourit puis saisit la main de sa sauveuse, de son amante. Léa l'embrasse avant de l'entraîner dans la rue. Elle se laisse guider, refoule sa peur au fin fond de son âme. Elle la chasse, l'insulte, lui dit de dégager. Et sa peur se fait la malle. Elle n'a plus qu'à lever la tête et avancer. Toujours plus loin. Toujours plus haut.

Les badauds se retournent sur son passage, elle les saluent. Ils la dévisagent, elle leur sourit. Ils chuchotent sur son passage, elle se presse contre Léa. Ils rigolent, elle retient ses larmes.

Mais jamais elle ne recule, elle continue de marcher, pour Léa, pour sa fille, pour le salaud qui l'a transformée, pour lui prouver qu'elle est de retour.

Elle n'aura plus jamais la peau douce et lisse, elle ne pourra plus jamais se maquiller, se pomponner, se mettre en jupe ou en maillot sans dévoiler un corps dévasté, mutilé, effrayant. Mais elle ne se cachera plus, car plus jamais elle ne sera seule. Peu importe ce que peuvent dire les gens. Léa l'aime, elle aime son esprit vif, ses sourires hésitants, sa peau si sensible et son courage. Alors elle peut faire face, faire face à ce monde qui l'a laissé souffrir, sans rien faire. Elle peut sourire aux gens qui détournent le regard sur une femme agressée par son mari. Elle peut montrer qu'elle est là, et qu'elle le restera, que plus jamais, elle ne s'agenouillera devant quiconque.

Alors, sur une place bondée, elle enlace Léa avec la sensation d'être vivante. Pour la première fois depuis deux ans.

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