♚Chapitre 8 ♚


C'est à peine si je sens les irrégularités du sol quand je finis à genoux. Pas plus que je ne perçois les doigts du chevalier presser mes épaules tandis que l'appréhension, l'incertitude et la crainte me secouent de violents sanglots et labourent mon ventre.

Je ne prends pas plus conscience que Mysterio me soulève pour me transporter, jusqu'à ce que son corps, sa chaleur et son odeur soient les seules choses perçus par mes sens. Le nez dans les bardages striant son torse puissant, je finis par réaliser que nous sommes allongés dans la tente et qu'il me flatte le dos en parlant.

C'est peut-être une comptine, ou juste du blabla sur un sujet quelconque, mais je ne le saurais jamais puisqu'il parle en occitan, et que je ne saisi pas un seul foutu mot de ce dialecte.

— Voilà, dit-il dans mes cheveux. Calmez-vous. Sinon je vais devoir aller chercher Calandra, et je doute que vous appréciez sa méthode.

L'air entre par à-coups dans ma trachée. Je finis peu à peu par m'extraire de ce gouffre d'angoisse et à le repousser. Je crois que la honte m'offre une accalmie. Même si une toute petite partie de mon esprit aimerait ignorer l'image pathétique que je renvois en essayant de me convaincre que je me fiche du jugement de Mysterio, l'autre se rappelle avec intensité que je suis une adolescente. Une adolescente de dix-sept ans qui n'a jamais pleuré dans l'épaule d'une autre personne que sa mère. Encore moins d'un homme. D'un quasi inconnu, qui plus est.

Je pousse de mes deux mains le torse du chevalier, mais ses mains restent agrippées à mon dos. Ses iris brûlent d'une lueur propre dans l'obscurité.

Mon cœur tambourine contre ma poitrine.

Je renifle et m'essuie le nez avec ma tunique sans aucune élégance. De toute façon, je ne me suis pas lavée depuis... pfou, je ne préfère pas me le rappeler.

— Vous gardez toujours votre heaume, dis-je en repassant au vouvoiement, désireuse de devoir instaurer une distance entre nous, à défaut qu'elle soit physique. Et vous me touchez tout le temps comme si ça vous est naturel.

Ma langue se délie et je n'essaie pas de la freiner. J'ai besoin d'évacuer. Besoin de dire les choses. De comprendre. D'exprimer mon malaise à voix haute.

— Vous... commence-t-il avant de se reprendre après avoir fermé les yeux. Rheane était une femme...

— Jeune femme, le coupé-je. Je suis une jeune femme, et j'imagine qu'elle avait le même âge. En fait, chez moi, on me traite encore comme une ado.

— Ado ?

— Adolescente, grogné-je, agacée qu'il ne fasse aucun effort et qu'il ne semble pas plus enclin à me lâcher, d'ailleurs.

— Je ne sais pas ce que c'est, dit-il.

Ma bouche et mes yeux s'ouvrent comme des soucoupes.

— Comment ça, tu ne sais pas ce qu'est un adolescent ? couiné-je en oubliant le vouvoiement. Vous avez quoi, avant le passage à l'âge adulte, chez vous ? Et après l'enfance ? Enfin, entre les deux quoi !

— Et bien...

Le chevalier fronce les sourcils.

— Rien, je suppose ?

Un gloussement me saisit, et je l'enferme à triple tour avant qu'il ne sorte et ne me fasse passer pour une psychopathe. Après réflexion, ce qu'il dit n'est pas idiot. Pour ce que j'en sais, l'adolescence est peut-être un concept moderne qui n'existait pas dans le temps. Ça paraîtrait totalement logique, d'ailleurs, puisqu'on considérait une femme adulte à l'apparition de ses menstruations. À une époque, les enfants en âge de travailler ou de se marier étaient projetés dans le monde des adultes sans considération pour leur maturité psychologique.

Je me frotte les yeux, puis me pince l'arête du nez.

— Bon, d'accord. Admettons que tu n'aies pas conscience que je suis une... jeune fille. Tu ne peux PAS me toucher comme tu le fais comme ça. Tu ne peux pas me prendre dans tes bras comme si... comme si on était... enfin... tu vois quoi ?

— Amants ? interroge-t-il avec un tel sérieux plein de perplexité que j'en reste interdite.

Je m'enflamme de l'intérieur. Je le repousse plus brusquement que toutes mes précédentes tentatives et m'éloigne, sur les fesses, après qu'il m'ait libéré. Le chevalier se redresse sur un coude et hausse un sourcil, ses iris pétillant. Je ne peux m'empêcher de remarquer son biceps contracté par sa position.

Bon sang, ce n'est clairement pas un ado, lui.

— Vous l'étiez ? balbutié-je sans pouvoir me retenir.

— Ce serait si dérangeant ?

Ben... Euh. Oui ?

— Je lui ressemble, non ?

— Oui. Beaucoup. En fait, vous êtes identiques en tout point, sauf qu'elle était en bien meilleure santé.

Mes paupières papillonnent.

— Comment ça ? Je vais très bien !

— Il vous manque un peu de chair, tout de même.

Je baisse les yeux sur mon corps.

— V'là autre chose, soupiré-je. On m'en avait fait des réflexions sur mon physique, mais me reprocher d'être maigrichonne, c'est une première.

Le chevalier mouline de son épaule libre.

— Les nobles femmes sont mieux perçues lorsqu'elles ont des formes. D'ailleurs, il vous faudra reprendre du poids très vite, car cette histoire d'empoisonnement n'excusera pas longtemps votre allure.

— Je... C'est une blague ? Tu comptes m'engrosser ?

C'est au tour de Mysterio d'écarquiller les yeux et de se redresser d'un bond.

— Ne soyez pas ridicule, Princessa, voyons ! Je vous parlais de reprendre des formes, ici et là, vous voyez ?

Je l'observe agiter ses mains au niveau de ses pectoraux, puis de ses hanches, et enfin de son visage, caché par le métal. Je me cache le mien dans les mains, honteuse. Mon dieu, je ne parlais pas engrosser dans ce sens...

C'est le moment où je devrais lui dire que je n'ai aucun attrait pour la nourriture, et qu'hormis lorsqu'il s'agit des plats de mon père, je ne mange que parce qu'il le faut. Je lui souhaite bien du courage pour réussir à me faire prendre du poids sans que je lui vomisse tout sur les pieds.

Je m'allonge pour ne plus avoir à le regarder, trop gênée par sa proximité qui ne lui pose a fortiori aucun soucis.

— Et niveau du caractère ? demandé-je pour épancher ma curiosité.

— En l'occurrence, je n'ai pas encore trouvé un seul point de comparaison...

Je tourne la tête vers lui avec brusquerie. Il se masse de nouveau le cou.

— On ne se ressemble pas ?

— C'est un euphémisme, acquiesce-t-il.

Génial, le gars ne connaît pas le terme adolescent mais me sort ceux dont la définition m'échappent en permanence. Je suis une quiche en français. Dans à peu près toutes les matières, je le rappelle.

— Comment on va faire ? Je n'arriverais jamais à me faire passer pour elle !

— Ne vous inquiétez pas tant. Je vous guiderai. Je vous apprendrai tout ce qu'il y a à savoir.

Pitié. Je veux rentrer chez moi !


♚♚♚


Après une nuit agitée où le chevalier a accepté de me laisser seule en comprenant que sa présence m'empêchait de dormir, c'est la boule au ventre que nous reprenons la route le lendemain. Sans réelle surprise, je ne me suis pas réveillée dans mon monde.

Je pensais pouvoir cogiter en paix sur toute cette histoire, mais Mysterio met un point d'honneur à m'initier à l'équitation. Il m'explique qu'arriver sur sa monture au palais serait mal perçu, un signe de faiblesse. J'ai beau renâcler pour m'opposer à son délire d'apprentissage, il obtient le dernier mot : en me rappelant que c'est de ma survie qu'il est question. Difficile de continuer à refuser, après ça.

C'est donc sans joie que je passe les quelques heures qui nous séparent de notre destination à apprendre à me tenir droite ; à ne pas tirer sur les rênes du cheval ; à suivre les mouvements de ma monture avec mon bassin et à le diriger avec le regard et les épaules.

Un enseignement basé plus sur le ressenti et sur le laisser-aller plutôt qu'un véritable contrôle de sa gestuelle. L'exercice m'apparaît comme une plaie, puis intriguant, voire agréable. Jusqu'à ce que tout mon corps crie grâce et que je ne supporte plus la moindre réflexion de Mysterio sur ma posture.

Il finit par me ficher la paix au bout du énième soupire et de regard noir que je lui adresse. J'ai l'intime conviction que je l'amuse beaucoup, mais avec son satané heaume, pas évident de décrypter ses expressions lorsqu'il ne me parle pas ou m'observe de biais.

Je me prends à détailler son corps et les mimiques de ses doigts pour comprendre ce qu'il ressent : une tâche sacrément complexe qui me donne l'impression de réapprendre à regarder.

Le soleil est haut dans le ciel quand je décide de m'avachir sur l'encolure du cheval, épuisée. Ledit cheval est un hongre - appellation qui signifie qu'il est castré, apparemment -, un andalou gris pommelé, qui répond au doux nom de "Pometon". Ce qui veut dire Pomme. J'adore. Mais comme je retiens mieux sa traduction, le pauvre reçoit son prénom modernisé.

Un brave petit canasson, ce Pomme. Il appartenait à Rheane et ce qui m'a surpris, c'est qu'il ne semble pas plus dérangé que ça par le changement de cavalier : se retrouver avec une grosse débutante sur le dos le laisse imperturbable. D'ailleurs, il n'a quasiment pas besoin que je le dirige : j'ai même l'impression qu'il agit avant que je ne demande quoique ce soit. C'est à s'interroger sur l'utilité d'apprendre à le monter puisqu'il fait exactement ce qu'on attend de lui.

— Redressez-vous, Princessa, me reprend Mysterio sans ménagement. Vous renvoyez une piètre image.

La joue écrasée sur l'encolure très inconfortable de l'équin, je fusille le chevalier du regard en grognant.

— Je m'en moque. Laisse-moi mourir en paix, c'est trop dur d'être une princesse.

— Vous n'avez même pas commencé.

— Ah ! J'aimerais t'y voir, monsieur sans visage ! D'ailleurs, pourquoi tu n'enlèves jamais ce truc ? Tu ne dois pas réussir à respirer.

Le chevalier continue à fixer l'horizon, et je savoure un instant l'élégance avec laquelle il accompagne l'allure de son destrier, les mains tranquillement croisées sur le pommeau de sa selle. Je retire ce que je viens de dire : il a l'aisance de l'aristocratie, donc se faire passer pour un prince serait une partie de plaisir. Pour ce que j'en sais, ç'en est peut-être même un ?

— Tu vas pas me répondre, pas vrai ?

— Je vous ai déjà dit de me vouvoyer, s'agace-t-il. Et pensez à la négation de vos phrases. Vous parlez comme une enfant des rues.

— Il n'y a personne à moins de dix pas de nous.

Il tourne son casque vers moi et ses iris me clouent le bec.

— J'ai tendance à oublier que vous ne connaissez pas tout, soupire-t-il. Savez-vous ce qu'est un Chuchoteur ?

— Un gars qui chuchote ?

— Un homme qui a reçu le baiser du chuchoteur, me reprend-t-il d'un coup d'œil accusateur. Et qui est capable d'entendre un murmure à une très longue distance. Je vous passe les détails quant à la finesse de son ouïe pour différencier les sons, les voix...

— Tu es en train de me dire qu'on peut se faire espionner par nos propres gens ?

— C'est l'idée.

— Achevez-moi maintenant qu'on en finisse, fais-je en tirant la langue et en mimant un nœud coulant autour de mon cou. Je suis foutue, tout le monde va découvrir mon secret.

— Non, affirme le chevalier. Vous allez travailler d'arrache-pied pour vous fondre dans le personnage et éviter les bavures.

Je le fixe avec intensité jusqu'à ce qu'il me paraisse perturbé.

— C'est trop facile de dire ça quand on n'est pas celui qui doit faire tous les efforts. On essaie déjà de me tuer, et de ce que j'ai compris, vous ne savez même pas qui. Je dois être complètement folle d'accepter de vous aider.

— Si vous ne vous coulez pas dans la peau de Rheane, vous êtes morte, réplique-t-il sèchement.

Je me redresse sur la selle.

— Pourquoi ?! Je peux aussi partir faire ma vie, chercher une solution pour rentrer chez moi et...

Mysterio intime brusquement à sa monture de s'accoler à la mienne. La collision de leurs épaules fait dresser le museau à Pomme, mais en un tour de main, le chevalier a saisi mes rênes pour nous stopper. Les chevaux et nos mollets ainsi collés, Mysterio se penche sur moi dans une attitude menaçante, exacerbée par les cornes de son heaume.

Je rentre la tête dans les épaules en attente de recevoir ses foudres. Mais il se contente de siffler dans un chuchotis rageux :

— Vous imaginez qu'on vous laissera faire ?! Votre visage est placardé partout ! Et que pensez-vous qu'il se passera quand on vous tombera dessus, hein ? Personne ne délaissera une fausse princesse facilement influençable dans la nature. Vous voulez que je vous dise ce qu'on fait aux gens comme vous qui remplacent les êtres qui nous sont chers ?

Il s'interrompt pour s'incliner davantage. Ses yeux ne sont plus que deux fines fentes faites de métal fondu.

— S'ils ne sont pas noyés ou brûlés au bûcher, c'est pendu au bout d'une corde, exactement comme vous venez de l'imiter, feule-t-il tout bas.

La chaleur émanant de son corps me percute par vague. Mon cœur s'affole et je déglutis à plusieurs reprises, le temps que ses paroles me parviennent à travers le brouillard de panique.

Le chevalier finit par se redresser, tendu tel un arc prêt à décocher sa flèche.

— C'est bien ce qu'il me semblait. Maintenant, tenez-vous bien et faites un effort si vous voulez que je vous garde en vie.

Chef oui chef, couine la partie déconnectée de mon cerveau, tandis que celle, plus rationnelle, retient mon envie de fondre en larme. Je me mords la lèvre jusqu'au sang en fixant droit devant moi, le dos parcouru de long frisson d'angoisse.

Je crois qu'on peut dire que j'ai compris le message.

Le temps passe et ni lui ni moi ne relançons la conversation houleuse. Et ça me va très bien, toute préoccupée que je suis à lui reprocher sa véhémence et à m'interroger sur la manière dont je vais pouvoir survivre.

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Pometon : Prononcé « Poumétou » et qui signifie « Pomme en occitan ».

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