♘Chapitre 6 ♘

Nouveau chapitre, bonne lecture ! ;) 


Si vous aimez, pensez à liker et à me le dire ! <3 ♘♘♘♘

Des hennissements jaillissent ; des cris jetés dans un dialecte inconnu s'y ajoutent, puis tout à coup, des vocalises de cris de guerre étouffent le tout. Un vacarme digne d'une charge de vikings.

Le torse de Mysterio m'écrase le dos quelques secondes, me faisant prendre conscience qu'il est l'un de ceux qui hurle le plus. Son poids disparaît, sans tout à fait s'en aller, avant qu'il ne me secoue l'épaule :

— Tiens ça, et garde le au-dessus de ta tête !

Le chevalier me fourre dans les mains la poignée en métal. Un bouclier. Toujours avachie sur le cheval, mon cœur caracolant comme s'il se prenait pour ce dernier, je brandis difficilement le plateau qui pèse une tonne pour me cacher dessous.

— Ne le lâche sous aucun prétexte, rugit Mysterio par-dessus un vacarme qui n'en finit pas d'augmenter.

Les yeux écarquillés, les oreilles emplies du son de mon propre sang dans mes tympans, j'essaie de rester sous la planche de métal. Mes muscles protestent aussitôt sous l'effort, en plus d'être confronté à la délicate tâche de rester sur le dos d'un cheval imitant une tempête marine. À croire que son but ultime est de me balancer à terre !

Si le bruit environnant d'un champ de bataille me parvient multiplié par dix ; la vue, elle, est totalement obstruée. Ne comprenant pas un traitre mot de ce qu'ils braillent tous, je ne peux que deviner l'assaut que subit les légionnaires.

— Accroche toi ! crit Mysterio.

M'accrocher à quoi ? paniqué-je une seconde avant que notre destrier ne se mette au galop. Je hurle. Le cheval bifurque brusquement. Je lâche le bouclier et glisse de la selle. Mysterio me rattrape par ma tunique. Tête en bas, je vois le sol défiler, avant que le chevalier ne parvienne à me redresser.

Un assaillant surgit devant nous en mugissant et se jette sur le cheval avec une massue. Il ne nous frappe pas avec son bourrin mais son corps parvient, je ne sais comment, à projeter notre destrier sur le côté. On bascule. Mon glapissement reste figé dans ma gorge tandis que je sens Mysterio me soulever pour m'envoyer au sol.

Je heurte ce dernier avec violence, mes os grinçant sous le choc. Le nez à demi dans les aiguilles de pins, j'aperçois le cheval sur lequel je me tenais une seconde plus tôt échoué sur le flan, tentant de se remettre sur pattes. Mysterio se redresse à côté de moi, deux épées courtes matérialisées dans ses mains, prêt à accueillir le même homme qui a réussi, j'ignore comment, à propulser un cheval pesant une demi-tonne.

— Reste derrière moi ! rugit le chevalier.

Par instinct, je recule sur les fesses, à la recherche d'une cachette, ma vision noyée par le chaos des combats. Les cavaliers des légionnaires nous entourent, affrontant des fantassins acharnés en tenue sombres, facile à différencier des tenues carmin de la garde royale.

Je me recroqueville par terre avec la peur au ventre : peur de me faire piétiner par les chevaux, ou de me faire remarquer par nos agresseurs armés jusqu'aux dents. Mon attention se vrille sur Mysterio. Il combat la férocité de son adversaire par une impressionnante technique d'évitement. Il se fend devant les amples mouvements de massue du type, enchaînant esquives sur esquives, sans jamais confronter ses armes à la sienne. Se faufilant sous les attaques, il frappe encore et encore sans jamais parer, lézardant de rouge le corps du brigand qui ne semble jamais faiblir.

Je suis tellement focalisée sur leur affrontement que le reste de mon champ de vision se réduit à eux deux. Je n'aperçois la silhouette bondir et atterrir sur ma droite que lorsque c'est trop tard.

Je lève les yeux, figée par la frayeur. Presque au ralentit, j'aperçois le sourire mauvais du gars, de sa lourde chaîne en or qui balance à son cou tandis qu'il brandit sa machette.

Adissiatz Princessa.

Je ferme les yeux, incapable de regarder la mort me faucher. La dernière pensée me vient pour ma mère. J'arrive maman.

Un choc se fait entendre, mais rien ne m'atteint. J'ouvre un œil avec la sensation que mon cœur a cessé de battre. Le gars est face contre terre, une épée plantée jusqu'à la garde dans sa nuque. Sur son dos ; l'une des femmes du trio des légionnaires. Elle m'offre ce que je crois être un sourire rassurant, et pourtant il me terrifie : ses yeux scintillent d'une énergie violente et son rictus a ce je ne sais quoi de diabolique. Ça ne s'arrange par lorsqu'elle se redresse et arrache sa rapière comme on arrache une fleur de la terre.

Je cligne des yeux, tétanisée. Son physique tout en finesse et l'absence de muscles mirobolant titille vaguement ma réflexion : comment a-t-elle réussi l'exploit de traverser le dos aussi musclé du brigand ? En se jetant dessus à pieds joints ?

Va plan ? dit-elle.

— Quoi ?

— Ça va ? répète-t-elle en fronçant les sourcils.

Je ne réponds rien, mon attention attirée vers Mysterio qui se dirige vers nous à grands pas. Derrière lui, le brigand est agenouillé, les doigts plaquées sur la deuxième bouche lui striant la gorge. Il y a tellement de sang que je devine plus que je ne vois qu'il est égorgé.

Le chevalier s'incline à mes côtés tout en tournant son regard vers ma sauveuse.

— Merci Monica.

Elle lui sourit de toutes ses larges dents.

— Je suis sure que tu t'en serais aussi occupé si tu ne l'étais pas déjà avec l'autre Ors.

— Il ne t'arrivait pas à la cheville, répond-il.

La bouche de Monica semble s'étirer un peu plus. Ses yeux d'obsidiennes brillent, renforçant son aspect démoniaque. Elle se détourne et repart dans la mêlée. Je la suis des yeux assez longtemps pour la voir frapper un assaillant du coude, si fort qu'il décolle littéralement du sol. Elle s'en prend à un second en balançant un coup d'estoc qui lui traverse la tête de part en part. Je visualise aussitôt une boulette sur un pic à brochette. Une boulette avec des yeux révulsés par une mort violente.

— Rheane. Rheane !

Le corps s'écroule. Monica l'enjambe et s'en va causer la mort sur son passage.

— Rhe... BAY !

Mysterio saisit soudain mon menton et me tourne le visage vers lui.

— Bay, regarde-moi, me brusque-t-il. Ne regarde rien d'autre que moi.

L'acier de ses iris me harponnent. Je relâche ma respiration avant d'en avaler une nouvelle, tourmentée, les mains engourdies jusqu'aux coudes.

— Tout va bien se passer.

Sa voix me parvient en écho, lointaine et étouffée. Le fracas de dizaines de sabots martelant la terre battue s'additionne au tapage des armes qui s'entrechoquent. Mon regard s'attarde sur le heaume métallique du chevalier, éclaboussé de billes vermillons. Pendant un instant, je vois Mysterio fermer les paupières. Je ne l'entends pas, mais je jurerais qu'il soupire.

Son pouce trace une ligne brulante sur ma joue.

— Reste dessous. Ne t'inquiète pas, nous te protégeons.

Il me libère et saute sur ses pieds. En un instant, il m'a recouverte de sa fameuse cape rouge. L'épais tissu affaiblit les bruits, mais pas assez. Je me recroqueville et plaque mes mains sur mes oreilles.

C'est un cauchemar, scandé-je. Juste un cauchemar. Tout va bien.

Je me coupe du monde en gémissant pour ne plus rien entendre de l'extérieur.

L'une de mes plus grande peur, c'est l'orage. Mes parents n'ont jamais su me l'expliquer, car il ne m'est jamais rien arrivé. Pourtant, tout ce qui s'en approche de près ou de loin me terrifie. Chaque fois que notre maison s'est retrouvée prise dans une tempête, je finissais tremblante, les doigts pressées sur les oreilles.

Du moins, jusqu'à ce que ma mère trouve la meilleure des parades : volets fermés, chambre plongée dans le noir, sous la couette, un casque audio sur le crâne et un album pour enfant sous les yeux, éclairé par une lampe torche. Aux prémisses de l'orage, on anticipait tous à la maison et on se cloîtrait, transformant une situation effrayante en rituel familial. 

Le premier orage où je ne me trouvais pas à la maison mais à l'école, je l'ai carrément effacé de ma mémoire : preuve de la force du traumatisme. Maman me racontait que je m'étais faufilée dans une armoire si étroite, sous la première étagère, que personnes n'avait songé à m'y chercher avant qu'elle-même ne fasse le tour complet de tous les meubles de l'école. Etant donné que j'avais disparue pendant une récréation, l'école s'était faite incendiée par ma mère, qui les avait pourtant prévenue le matin même qu'en cas de tempête, elle débarquerait immédiatement pour venir me chercher et qu'il leur suffisait de m'isoler le temps qu'elle arrive.

Après ça, les prévisions météorologiques étaient devenues les premières causes de mon absentéisme.

Cette anecdote de mon passé pourrait être totalement anodine : mais durant ces terribles minutes d'incertitudes, réfugiée sous cette couverture improvisée écarlate et rugueuse, je me revisualise petite, dans cette position exacte ; et cette résurgence de souvenir parvient, d'une étrange manière, à m'apaiser.

Ça ne m'apporte pas de paix intérieure. Toutefois, une bulle de nostalgie se forme dans mon esprit et l'horreur de la situation me paraît trop surnaturelle, et à la fois tellement familière que j'arrive à m'en détacher. Pas au point d'instaurer une distance émotionnelle qui m'offre une porte de sortie salvatrice ; mais suffisamment pour aborder la peur autrement, l'apprivoiser.

Avoir peur est un concept naturel.

À une époque, lorsque je la ressentais, j'étais au bord d'un gouffre. Aujourd'hui, ce précipice n'a plus la même saveur. Je sais ce qu'est réellement la peur. 

La peur, c'est de se réveiller un matin en sachant que c'est peut-être la dernière fois qu'on voit sa mère. La peur, c'est cette émotion destructrice qui te rappelle que tu seras dorénavant sans mère pour le restant de tes jours, et que rien de ce que tu pourras faire ne le changera.

En l'occurrence, ce que je ressens maintenant n'est rien en comparaison. S'il y a des choses que je ne sais pas encore surmonter, celle de changer d'univers ou d'être confrontée à un massacre n'en fait pas partie.

Je ne suis plus une enfant. Je suis plus forte que ça.

Je ne saurais pas dire combien de temps cette introspection dure : néanmoins, je finis par cesser le balancement instinctif de mon corps, pour me concentrer sur ma respiration, puis sur la conscience de ce corps crispée, anxieux, qui est le mien.

L'enseignement des heures de méditation s'infiltre dans ma chair, me rappelle tout le chemin parcourut sur le contrôle de mes propres émotions, de cette façon de considérer sa réflexion comme une ennemie, et de la façon de contrebalancer la négativité qu'on s'impose sans le vouloir.

Ce n'est qu'une fois que je parviens à prendre plusieurs respirations assagies qu'il m'est possible de tirer le tissu de mon visage. Sans paravent visuel, les sons dont j'avais fait abstraction me frappent de plein fouet. J'ai dû rester longtemps cachée, car le combat semble toucher son terme. Les rares assaillants toujours présents sont à terre, immobiles, certains dans des postures incongrues ; d'autres couverts de sang.

Des geignements et quelques cris lancés dans l'air lourd perturbent encore l'atmosphère. J'observe avec un recul nouveau, une certaine résilience qui m'aide à supporter la vue de ces cadavres. Une part de moi, emplie de méfiance, me prévient que le contre-coup risque d'être terrible. Mais pour l'instant, j'accueille ce calme avec clarté et soulagement.

Un nouveau monde implique une renaissance. Si je tarde à amorcer le changement, je me ferais bouffer de l'intérieur.

Je n'ai peut-être plus de mère, mais elle a été là assez longtemps pour me rappeler que ses préceptes n'ont pas été vain.

Lorsque Jacme s'approche de moi, je ne panique pas à la vue de l'hémoglobine dégoulinant le long de son bras. J'ai une seule et unique phobie : le tonnerre. Je ne compte pas m'en inventer d'autres. Je surmonterai tout le reste.

— Tu es blessé, fais-je en me levant pour venir à sa rencontre, trainant la cape du chevalier derrière moi pour enrubanner sa blessure avec.

Le légionnaire s'arrête, m'observant avec cette stupéfaction qu'il m'a déjà offerte quand je lui ai proposé mon repas.

— Oh ça, ce n'est qu'une égratignure ! Je n'aurais jamais été touché s'ils n'avaient pas une Chasseresse dans leurs rangs.

Je lève les yeux sur son visage, perplexe.

— Chasseresse, répété-je comme si cela pouvait donner un autre sens à ce mot que celui de mon vocabulaire.

— Oui, tu sais, avec leur chance incroyable, elles touchent toujours leur cible.

—Mm... fais-je en retirant la compresse improvisée de sa plaie.

Je me fige. La plaie n'est pas superficielle comme j'ai pu le penser en réponse à sa réflexion. Elle est longue et épaisse. Contre toute attente, elle ne pisse pas le sang : ce qui est encore pire, puisque je vois l'épaisseur des chaires. 

Je déglutis. Une fois. Puis une deuxième fois. Une bouffée de chaleur me cueille le visage, puis se resserre sur ma tête. Le monde tangue. La bile remonte dans ma gorge.

L'expression de Jacme se fait inquiète. Il n'a pas le temps de me demander ce qui cloche que je vacille déjà. Il m'attrape au vol et m'aide à m'asseoir par terre. Experte en évanouissement, je m'allonge sur le dos sans attendre et lève les jambes bien hautes sous le nez du chevalier.

Je concentre toute mon attention sur le ciel et ma respiration.

— Princessa Rhe... Bay ? Vous allez bien ? Qu'est-ce que vous faites ?

— J'irrigue mon cerveau, dis-je mécaniquement en constatant que les tâches blanches dans mon regard s'estompent.

— Vous ir... euh, d'accord, consent-il, comme pour ne pas me contrarier avant d'ajouter d'une petite voix : C'est dangereux ?

Après avoir vérifié que je ne vais pas tourner de l'œil, j'abaisse mon regard sur lui, amusée par son air de chien battu aux aguets.

— Aussi dangereux que de faire pipi quand on en meurt d'envie ?

Il écarquille les yeux, puis redresse vivement la tête en criant :

— Caméo ! Rapplique tes miches, la Princessa ne va pas bien du tout !

Si le premier instinct de surprise me laisse croire qu'il plaisante, un coup d'œil sur ses traits tendus suffit à me détromper.

J'éclate de rire.

Un rire qui enfle, se déverse hors de ma bouche et ouvre mes poumons au point d'enflammer mes joues et de les inonder de larmes. En quelques secondes, je n'ai plus assez d'air pour respirer. Je commence à suffoquer, sans parvenir à retrouver mon calme. Mon cerveau me repasse en boucle sa réaction, la superposant à son expression qui s'allonge chaque seconde davantage.

Il ne comprend pas mon hilarité. Je ne la comprends pas moi-même, mais je n'ai plus assez de souffle pour lui expliquer ce qui m'arrive.

Soudain, deux corps s'arrêtent chacun d'un côté de mon corps : l'un est Caméo, dont les mains se plaquent immédiatement sur mon front ; l'autre est la propriétaire des bottes à mes pieds. Cette dernière pose délicatement sa main sur ma peau nue après avoir remonté la manche de ma tunique.

Mon rire se meurt sur ma langue, avec une telle brusquerie que mes côtes hurlent au changement brutal. Un tsunami de sérénité étouffe net l'euphorie malsaine qui s'était emparé de moi à la manière d'une possession démoniaque. Essoufflée et le cœur palpitant, j'emmène une main frémissante essuyer les traces de perles salées aux commissures de mes paupières.

Macarèl*, enlève ta main de là, fait la femme. Elle n'est pas blessé, andouille !

Je retire les doigts de mes yeux à temps pour apercevoir la légionnaire repousser Caméo comme on dirait "raous" à un chat qui aurait sauté sur la table à manger pour voler du fromage.

Jacme pousse un soupire, si long qu'il soulève des mèches de ma frange courte. Il se laisse retomber sur les talons, face à moi, tout en se frottant la tête, au point de soulever son bandeau doré.

Empreinte d'un calme surprenant, je note aussitôt la présence d'une forme étrange sur son front, que j'assimile à une cicatrice, à la manière d'un sigil magique tracé à coup de scalpel. Un lettrage d'une finesse incroyable.

— Qu'est-ce que tu as sur le front ? dis-je.

— Quoi ? s'inquiète-t-il dans un sursaut, plaquant ses doigts sur le trait délicat. Qu'est-ce que j'ai ?! C'est quoi ? Enlevez-le !

La femme se met à ricaner sans esquisser le moindre geste.

— Elle parle de ton Signe, gros bêta.

Jacme se détend sur-le-champ, replaçant le tissu qui vient masquer la cicatrice.

— J'ai cru que j'avais un insecte, marmonne-t-il d'un ton contrit.

— Son signe ? fais-je en restant au sol.

Je me sens si lourde, si lasse, que toute énergie semble avoir quitté mon corps.

— Le signe astrologique du Veilleur, explique Caméo, sans s'attarder.

Je devrais lui en demander davantage, mais Mysterio arrive à ce moment précis, l'incitant à sauter sur ses pieds. Jacme l'imite et seule la femme reste agenouillée, toute proche. Le chevalier parcourt notre groupe de son regard métallique scrutateur avant de se verrouiller sur moi.

— Comme va-t-elle ? demande-t-il sans s'adresser à moi, malgré le fait que son attention me soit entièrement dédiée.

— J'ai dû intervenir, ça faisait trop pour elle, comme vous l'aviez prédit, dit la femme.

Il hoche la tête. Allongée ainsi à même le sol, j'ai la sensation d'être face à un titan. Je devrais me sentir intimidée, mais je ne ressens rien. Je suis étrangement anesthésiée, et la sensation est si agréable que je pourrais rester des heures sans bouger.

— Merci Calandra, dit Mysterio. Reste avec elle tant qu'elle en a besoin. On a un survivant : je retourne l'interroger et j'aimerais autant qu'elle ne perçoive pas ce qu'il se passe.

— Pourquoi parler comme si je n'étais pas là ? fais-je, plus perplexe qu'énervée.

J'ai le sentiment de voir mon père parler de moi à son frère lorsque j'avais dix ans. C'est affreusement blessant.

Le chevalier me fixe, les yeux plissés dans les fentes de son heaume. Je regrette de ne pas pouvoir voir sa bouche : j'aurais adoré savoir s'il semble chercher ses mots. En l'occurrence, les secondes s'égrènent avant qu'il ne daigne enfin me répondre d'un ton hésitant :

— Vous m'en voyiez navré, Princessa, je n'y ai pas prêté attention.

Il s'incline avec le bras replié sur le torse, si bas qu'avec quelques centimètres de plus, il touchait mes pieds. Puis il fait demi-tour et s'en va. Je reste comme deux ronds de flan.

— Foutu effronté, marmonné-je.

Mais un sourire vient étirer mes lèvres. Au fond de moi, j'ai l'intime conviction qu'il n'aurait jamais osé parler ainsi à sa "princesse". Qu'il le fasse avec moi me soulage d'un poids. Je ne suis pas Rheane. Je suis Bay, et il le sait.

Je me tourne vers Calandra, qui affiche un sourire malicieux. Et là, je me demande s'il en va de même pour elle. Savoir qui je suis. Qui je suis vraiment.

Jacme le sait. Caméo ? Je pivote pour regarder ce dernier, toujours debout, à observer le dos de son général - ou son capitaine, allez savoir. En fait, je fais attention à poser mon regard partout SAUF sur les morts déplacés, un à un, par les légionnaires.

— Est-ce que quelqu'un veut bien m'expliquer ce qu'est le Signe du Veilleur sur le front de Jacme ? demandé-je pour penser à autre chose.

Après tout, étant donné que personnes ne sait comment j'ai atterri ici ou comment repartir - dixit Mysterio - autant récolter les connaissances manquantes sur ce nouveau monde. Ou bien dimension ? S'il existe une autre moi ici et qu'on est techniquement la même année... je suppose qu'on est plutôt dans une perspective parallèle. Ou quelque chose du genre.

— Tu sais bien, répond Jacme en premier, avec brusquerie. C'est le Signe du Veilleur, parce que je suis né le mois du Veilleur. Et que j'ai le pouvoir du Veilleur.

Alors là, ça y est, il m'a complètement largué.

Et je devine qu'il l'a compris parce qu'il lance un coup d'œil subreptice à Calandra. Si j'avais un doute, je suis dorénavant persuadée qu'elle ignore totalement ma condition. C'est d'ailleurs flagrant à sa manière de me considérer tel un chat étudiant la probabilité d'attraper une mouche de l'autre côté d'une vitre. Avec sa peau de velours, couleur cacao, et ses grand yeux orange, elle fait tout à fait féline. Attendez une seconde.

Je me penche légèrement vers elle. Je calcule mal mon coup car Calandra projette brusquement la tête en arrière pour éviter qu'on ne se cogne l'une contre l'autre.

— Vous allez bien, Princessa ? m'interroge-t-elle, de plus en plus méfiante.

— Pardon, mais vos yeux sont... époustouflant ! Je n'ai jamais vu une couleur pareille.

Et pour cause, ses iris sont plus flamboyant que de l'ambre. Je vérifie avec ceux de Jacme, dont j'avais déjà noté l'étonnante couleur. Mais les siens sont plus jaunes, donc d'une certaine manière, presque doré. À la différence, les yeux de Calandra ont une texture lisse, si unie qu'on dirait ceux d'un chartreux.

— Vous n'avez jamais vu des yeux de Troubadour, dit-elle lentement, la tête légèrement inclinée.

— N'oublie pas son empoisonnement, intervient Jacme en coupant net ma réponse. Sa mémoire peut mettre du temps à revenir d'après Caméo. Pas vrai Cam ?

Perte de mémoire ? Ah oui. C'est vrai. Je suis Rheane. Hypothétiquement.

Après un temps qui me paraît infiniment long, Calandra finit par hocher la tête, validant ainsi le bobard de Jacme. Je laisse échapper mon souffle avec lenteur.

— Permettez-moi donc de faire remarquer qu'encore une fois, Cam, tu t'es débrouillé comme un manche, lance la jeune femme avant que quiconque ne puisse ajouter un mot.

L'attention de l'accusé vient aussitôt se ficher sur sa consœur.

— Je te demande pardon ?

La surprise, puis la colère viennent déformer ses traits pourtant si agréable. Avec ses cheveux de blés attachés sur la nuque, ses joues rasés de près et ses vêtements d'un ancien temps, il a un petit air de mousquetaire. Et aussi d'angelot.

— Ne me fais pas répéter, soupire Calandra. Si tu avais fait ton travail correctement, notre Princessa aurait toute sa tête.

La peau de Caméo passe de la pâleur à la rougeur. Et pas de gêne.

— Elle est vivante, au moins ! gronde-t-il. J'aurais voulu t'y voir, tiens !

— Je suis bien plus douée, regarde combien elle est calme.

— Tu es vraiment en train de comparer ton influence sur les émotions à mon pouvoir de guérison ? fait-il, incrédule.

En digne miroir de Jacme, je réalise que mon regard passe de l'un à l'autre avec une certaine sidération. Je pourrais m'offusquer du fait qu'à nouveau, on parle de moi comme si je n'étais pas là - enfin, de l'autre moi, du coup, je ne sais pas si c'est vraiment moi la concernée ? - mais je réalise bien vite qu'ils disséminent des informations précieuses.

Et dans ces informations, une précisément émerge de ce fouillis.

Je lève la main brusquement, interrompant Calandra dans son élan.

— Stop ! crié-je. Tu viens de dire quoi ? Influencer les émotions ?

C'est au tour de Calandra de blêmir.

— Pardon Princessa, Legatus Crym me l'a ordonné. Je vous assure qu'en d'autres circonstances, je...

— Tu peux me maintenir calme ? la coupé-je.

— Et bien... disons que...

— C'est ce que tu fais depuis tout à l'heure ? Et c'est ce que tu as fait dans la ville ?

— Dans la...

Soudain, ses sourcils se froncent. Elle détaille mon buste, puis son regard s'éclaire. Oh-oh. Est-ce que je n'aurais pas dit une bêtise ?

— Vous... commence-t-elle dans un murmure : Impossible. J'ai cru que j'avais mal vu, que...

Elle se tourne brusquement vers Jacme.

— C'est ce que je crois ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, réplique-t-il.

Jacme est un aussi bon menteur que moi, tiens. Pour confirmer ses dire, elle se tourne ensuite vers Caméo.

— Toi ! Dis-moi la vérité où je demande à Monica de t'ouvrir le ventre pour que je t'étouffe avec tes propres boyaux.

— C'est écœurant, relève Jacme en fronçant le nez. Tu as un goût pour la poésie absolument exécrable.

— D'autant que Monica n'est pas une sauvage, répond Caméo en croisant les bras sur son torse.

Il prend un temps de réflexion avant d'ajouter :

— Enfin, pas avec les siens.

Je mets quelques secondes à remettre le nom sur le visage : c'est la femme qui m'a sauvé en tuant sur son passage de nombreux adversaire comme s'il s'agissait d'un jeu de chat perché.

— Vous êtes... et puis zut ! Pardonnez-moi, Princessa, gronde Calandra.

Je n'ai pas le temps de me préparer à son mouvement que déjà, sa main s'empare d'un coup sec de la couronne posée sur mon front. Ses yeux s'arrondissent de surprise.

— Calandra ! siffle Caméo en lui arrachant la tiare pour la repositionner à sa place. Si Crym t'avait vu faire ça, tu n'aurais plus de tête !

— C'est une... une demòni ? chuchote-t-elle.

Calandra !

Tout le monde sursaute. Mysterio se tient derrière Jacme, que personne n'a entendu approcher. Ses yeux sont deux billes flamboyante, tel des charbons tiré de l'enfer. Et ils fixent Calandra. La jeune femme saute sur ses pieds et baisse la tête.

— Pardonnez-moi, Crym.

— Au lieu de perturber la Princessa, viens avec moi, dit-il d'un ton froid. J'ai besoin de tes talents.

Calandra dégluti et avance docilement vers lui. Mysterio nous jette un regard glacial. Même moi je me paralyse devant la colère qui émane dangereusement de lui.

— Caméo, retourne soigner les blessés. Jacme... Prépare la Princessa, nous monterons le camp un peu plus loin.

Tout le monde s'exécute sans rechigner, et Jacme m'aide à me relever.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? chuchoté-je au départ du chevalier. Qu'est-ce que c'est qu'une demòni ?

Jacme fuit mon regard et m'entraine vers les chevaux, me forçant à faire un détour pour nous éloigner des autres légionnaires. Je remarque que nos assaillants ont été entassé sous un arbre, loin de nous. L'horreur de la bataille me revient en mémoire en observant la quantité de sang qui a imbibé la terre. Je m'en détourne, le cœur battant, réalisant combien l'absence de Calandra me force à faire face à mes émotions en ébullition.

Tandis qu'il vérifie l'état de santé du grand cheval noir de Mysterio, je tente de mettre de l'ordre dans mes pensées.

— Jacme ? insisté-je en voyant qu'il ne m'offre aucune réponse.

— Je ne peux rien dire.

L'agacement commence à poindre le bout de son nez. J'attrape le bras du légionnaire et le force à pivoter vers moi pour l'implorer du regard.

— J'ai besoin de réponse. Je sais que tu sais. S'il te plaît, aide-moi à comprendre.

Son visage s'adoucit alors qu'il me dévisage.

— Qu'est-ce que vous voulez savoir ? Je ne peux pas vous dire pour les demònis.

— Alors c'est quoi cette histoire de pouvoir ?

— Je ne sais pas d'où vous venez, murmure-t-il. Mais ici, nous naissons sous le Signe d'un de nos anciens dieux. Quand un enfant né le mois d'un dieu, il obtient ses pouvoirs : c'est pourquoi nous possédons leur Signe sur le front.

Je réfléchis à toute vitesse.

— Dans la ville, certains n'avaient ni bandeau, ni signe sur le front, lui fais-je remarquer.

— C'est parce que ce sont des sans-Signe. Ils sont nés une nuit nuageuse, ou bien ils n'ont pas respecté la cérémonie.

— Quelle cérémonie ?

— Celle qui permet d'obtenir son Signe. Tout les bébés n'ont pas la chance de naître sous le rayon d'un dieu, ou bien les parents ont fait le choix de ne pas les y confronter.

— Pourquoi ?

— Parce que... il fonce les sourcils, embarrassé. Parce que nos Signes dictent notre vie. Certainsparents refusent d'en imposer une toute tracée à leur enfant. Enfin, c'est laplupart du temps cette raison.

— Je ne comprends rien, fais-je, frustrée.

— Je suis désolé. Crym vous expliquera sans doute mieux que moi...

— Donc, chaque mois a son propre dieu et donc son pouvoir.

— C'est ça.

— Combien vous avez de mois ?

— Douze. Enfin, treize, mais personne ne compte le dernier.

— Pourquoi ?

— Parce que c'est le mois du Mysterio. Il n'y a que cinq jours.

Je cligne des yeux.

— Mysterio... alors, Mysterio est né...

Je me tourne pour le chercher du regard, mais ne le trouve pas. Jacme termine pour moi :

— ... sous le Signe du Mysterio.

— Oh. D'où le nom. Et Crym, alors ? Ce n'est pas non plus son prénom ?

— Les Mysterios sont la propriété du Royaume. Ils deviennent l'élite des combattants et intègrent la Garde Crym. Voués à servir les nobles. Jusqu'à la mort.

La propriété du Royaume.

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