♗Chapitre 5♗



Empoisonnée.

Elle a été empoisonnée.

Je suppose que cette confession ne devrait rien me faire. Après tout, je ne la connaissais pas. Je ne sais rien d'elle, si ce n'est qu'on partage un visage identique. Ou presque, à un détail près : le sien arbore une couronne.

Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que les causes de sa mort me concernent intimement, sournoisement.

Malgré le tournoiement d'un millier de questions dans mon esprit, j'ai suivi le chevalier après sa déclaration, soulagée de quitter cette chambre macabre où l'absence d'odeur ne fait qu'accentuer mon mal-être. Je n'ai émis aucune objection lorsque nous sommes repassés dans la première pièce. Pas plus quand, sans me forcer, il m'a fait avaler le reste de la fiole contre la douleur. Toujours pas après m'avoir invité à m'allonger sur la banquette, me couvrant de sa lourde cape.

Une cape si épaisse qu'elle fait office de couverture, et je comprends enfin sa lourdeur : plutôt qu'en transporter pour la nuit, il la porte en permanence sur son dos. Comment s'alléger pour du voyage.

C'est cette pensée qui m'accompagne tandis que j'accueille le pays des songes à bras ouvert, priant pour que ce soit mon échappatoire à cette journée de folie. Demain, je me réveillerai dans mon lit, dans ma maison, avec mon papa et...

Je me redresse en sursaut sur la banquette, le front humide de transpiration, la vision floue. Mysterio se tourne vers moi, suspendant son geste d'ouvrir la porte.

— Ma maman ? Ma maman est vivante ?

Le chevalier referme la porte, lentement. Mes yeux ne parviennent pas à faire la netteté sur son visage d'acier, au point que je suis incapable de voir ses yeux et donc d'y décrypter quoi que ce soit. Découpé ainsi dans l'obscurité, avec les excroissances diaboliques de son heaume, j'ai l'impression de m'adresser à un démon.

— La mère de Rheane est morte il y a des années. Elle n'a plus de famille.

Je cligne mes paupières, frénétiquement, comme si ça pouvait concentrer mes neurones sur sa réponse. J'encaisse le contrecoup avec un temps de retard. Un sentiment proche du soulagement se love dans ma poitrine. Mon souffle s'évacue entre mes lèvres en même temps que je me rallonge.

Pas de regret, je peux partir en paix.

— Reposez-vous, Princessa, demain sera un nouveau jour, fait la voix de Mysterio.

Je marmonne ma protestation, mais ne parviens pas à sortir les mots pour lui dire qu'il se trompe, que je m'en vais, définitivement, et que je ne suis PAS sa « princessa ».

Mais le sommeil m'engloutit aussi vite que si je m'étais avalé la bouteille de vin de papa.

Peu après, plongée dans un monde onirique, j'arrive à percevoir des sons, des chuchotis empressés et indistincts, mais pas assez pour libérer mon esprit. Il s'y agrippe, s'y concentre aussi sauvagement qu'un chien sur son os.

— Caméo, approche.

Des bruits de froissements.

— Crym ?

— Qui est entré ici ?

— Vous voulez dire, à part vous ?

— Oui, à part moi !

— Personne, Crym, vous m'aviez dit de ne laisser personne entrer...

— C'est bien, je vérifiais juste. As-tu fait mine d'apporter les repas à la princessa ?

— Oui, bien sûr, j'ai respecté vos...

— Bien, viens avec moi, allons marcher.

Épuisée, je sombre aussitôt que le silence revient. Je me retourne, me blottis et presse ma tête contre mes genoux, sans vraiment prendre conscience du contact encombrant et frais enserrant mon front. Je lâche prise, persuadée que tous mes problèmes s'envoleront quand je rouvrirai les yeux...

Un bruit violent retentit tel le tonnerre. Puis un second.

— Princessa ! rugit une voix, une seconde avant qu'on ne me secoue par l'épaule. Debout, vite !

J'ai à peine le temps d'agrandir les yeux, hagarde, que le monde autour de moi s'embrase. Un rideau de grisaille s'entortille avec un camaïeu de rouge et d'orange. Une inspiration soudaine me surprend et je me retrouve à tousser avec force, pliée en deux.

Un tissu s'enroule autour de mon visage et je me retrouve plaquée contre quelque chose de ferme, puis soulevée, transportée cahin-caha avant d'être déposée sur une surface dure.

Le cerveau en ébullition, je m'empresse d'essayer de comprendre ce qui m'entoure à l'instant où l'étoffe rouge quitte mes yeux. Pendant quelques secondes, je continue à tousser mes tripes, de grosses larmes inondant mes yeux. La sensation que mes globes oculaires se sont pris du sable en place face me fait grimacer.

Des cris forment une cacophonie déboussolante, intensifiant mon hébétude et ralentissant mon temps de compréhension. Un visage métallique familier apparaît devant mon regard, les mains de son propriétaire pressées autour de mes bras.

— Princessa, vous allez bien ?

J'essaie de le repousser, mais je suis engluée dans une maladresse qui me rappelle la façon dont je me suis endormie.

— Mysterio, murmuré-je.

— Je suis là, je ne vais nulle part.

Je fronce les sourcils. Non. Non, non, non ! Il est toujours là. JE suis toujours LÀ !

— Princessa, laissez-moi vous ausculter, fait une voix.

Ma tête semble prendre vie pour pivoter sur le nouvel individu, un jeune homme aux longs cheveux blonds attachés en catogan, avec ce sempiternel bandeau sur le crâne. Un doré, là aussi, comme celui de Jacme.

Ma bouche ne prononce aucun mot que pourtant, le voilà qu'il s'installe à mes côtés, ses doigts froids se pressant contre mes tempes.

J'ai envie de rugir. De frustration un peu, de colère surtout. Mais la stupeur asphyxie mes émotions. Alors je reste là, assise sur mes fesses, comme une cruche, à fixer le bouc tellement long de l'homme en face de moi qu'une envie subite de jouer à « je te tiens, tu me tiens, par la barbichette » me taraude. Derrière lui, au-delà de Mysterio, des groupes de gens s'affairent, courent dans tous les sens, et je les observe comme j'observerais une nuée d'abeilles. Sauf qu'au lieu de s'activer autour d'une ruche, ils lancent des sauts d'eau et de terre sur un grand truc en train de brûler.

Le grand truc, c'est la roulotte dans laquelle tu te tapais un roupillon, me souffle ma conscience, s'éveillant peu à peu.

— Putain de merde, je finis par dire avant de plaquer une main sur ma bouche, prête à m'excuser auprès de mes parents.

Puis je me souviens que mes parents ne sont plus là.

— C'est bon, la princessa n'a rien, dit le nouveau soldat.

Oui parce qu'au vu de son accoutrement, quasiment identique à celui de Mysterio, j'en conclus que ce n'est pas un cuisto.

— Merci Caméo, répond le chevalier en saisissant un bout de sa cape pour m'essuyer le visage.

Dans son mouvement, je sens qu'il cogne quelque chose, qui rebondit brièvement sur mon front. Toujours un peu groggy, mais reprenant mes esprits avec lenteur, je lève la main. Le contact froid du métal me surprend, et il ne me faut qu'une seconde pour retirer la chose de mon front.

J'ai à peine le temps d'apercevoir une couronne que Mysterio siffle de colère et me la renfonce sur la tête.

— Ne l'enlevez JAMAIS, Rheane, vous m'entendez ? Jamais !

Son ton glacial me paralyse jusqu'à la moelle.

— Comment vous venez de m'appeler ? soufflé-je, perdue.

Les iris argentés du chevalier me tourmentent.

— Comment tu viens de m'appeler ? répété-je plus fermement et en oubliant le vouvoiement.

Un instant, je crois voir du regret dans les reflets opalins de son regard. Puis il se détourne, au moment où Jacme surgit à nos côtés. Il se met au garde-à-vous, le poing sur la poitrine, et me dévisage avec une expression pleine de résignation. Un autre homme arrive au pas de course et s'immobilise dans la même position.

— La jeune fille y est restée, dit-il, solennel. Nous ne pouvons plus rien faire pour elle, Crym, je suis navré.

La jeune fille ? Quelle jeune fille ? Et qui est Crym ?

— Au moins, la princessa va bien, répond Mysterio sans me regarder.

Mais qu'est-ce qu'ils...

La réalité me fouette de sa vivacité. Mon sang ne fait qu'un tour tandis que mon cerveau parvient enfin à démêler la situation. La jeune fille. C'est moi.

— Oh, non, balbutié-je, blême d'horreur.

— Pardonnez-moi, Princessa, fait le dernier inconnu, se méprenant sur mes paroles. Nous n'avons pas su contrôler le feu. Si cela peut vous rassurer, elle est certainement morte tuée par la fumée, elle n'a pas dû avoir le temps de souffrir.

Mais qu'est-ce qu'il raconte ? pensé-je en l'observant, incapable de masquer mon effroi. Le nouveau soldat s'incline, avant de retourner auprès du brasier qui s'élève si haut au-dessus de la cime des arbres que la noirceur du nuage masque tout un pan de ciel.

Mon regard redescend vers Mysterio, qui s'est redressé, puis sur Jacme, pour finir sur le dernier, toujours agenouillé près de moi. Je réalise que ses mains sont posées sur mes chevilles, alors je les retire avec brusquerie pour les recroqueviller contre moi.

— Qu'est-ce que vous avez fait ? murmuré-je en accusant Mysterio.

— Ce qui devait être fait, réplique-t-il sans chaleur, plus sec qu'il ne l'a jamais été jusqu'à présent.

Ce n'était donc qu'une comédie.

Un poing se resserre autour de mon cœur, que je sens battre douloureusement. Les yeux du chevalier se fixent à nouveau sur moi et leur fermeté m'empêche de répliquer. Il profite de ma docilité pour poser ses mains sur les bandages de mes pieds. Je sursaute à son contact et m'empresse de reculer hors de sa portée, mais il s'en empare sans ménagement et me pétrifie par la force de son regard.

— Ne bougez pas, vous n'en avez plus besoin.

Je déglutis. Avec la même douceur qu'il me les a mis, il défait les pansements avec soin sans que j'ose émettre la moindre protestation. Je me sens terriblement miséreuse, incapable de m'opposer à lui. Il fait de même avec mon second pied que je glisse aussitôt sous moi, remarquant que je n'ai plus aucune douleur. Discrètement, j'y jette un coup d'œil et constate qu'il n'y a plus de brûlures, aucune plaie, pas de peau à vif.

— Comment... ?

— Caméo est un Auroch.

Je cligne des paupières, perplexe.

— Je vous expliquerai plus tard, murmure Mysterio avant de sauter sur ses jambes.

— Je suis heureux que vous ne soyez pas blessée, me lance Jacme avec l'ébauche d'un sourire, bien plus triste que la veille.

La veille ? Je lève le nez. Le ciel se pare des couleurs de l'aube, bien qu'il soit assombri par le nuage provenant de la roulotte dévoré par les flammes. Je frissonne avec la sensation d'avoir les os gelés.

— Couvrez-vous, Princessa, je doute que vos habits aient survécus, me lance Mysterio en agitant son masque vers la cape au sol.

— Arrêtez de m'appelle comme ça, sifflé-je avec la sensation que mon ton n'a rien de menaçant.

Je n'ai jamais été connu pour mon agressivité. Ni pour mon autorité. D'ailleurs, le chevalier ne semble pas le moins du monde atteint par ma bravade.

— Caméo, va lui chercher à manger, ordonne Mysterio. Jacme, tu restes avec elle.

Jacme échange un regard lourd de sens avec Mysterio avant que celui-ci ne s'éloigne d'une démarche souple et confiante, tandis que Caméo part immédiatement.

Jacme vient s'accroupir à mes côtés et me souffle discrètement :

— Ne tentez pas de vous échapper, s'il vous plaît. On aurait du mal à l'expliquer.

Une folle envie de désobéir me prend, mais je réalise bien vite que ce serait parfaitement inutile. Je n'irai pas loin, et je ne saurais même pas où me rendre. Vaincue, je tire la cape vers moi pour m'en emmitoufler, grimaçant sous sa forte odeur de fumée. Mais, dessous, une autre odeur s'impose, plus agréable. Je la tourne pour éviter le coin qui empeste et découvre une attache en métal, taponnée d'un seau représentant la croix occitane. Encore.

Le Royaume d'Occitania, me rappelé-je amèrement en lorgnant Jacme de travers.

Caméo revient rapidement avec une panoplie de produits comestibles, dont du pain et du fromage, sur lequel je me jette littéralement. Je meurs de faim. Et de soif. Alors je me rue sur une cruche qu'il m'a aussi apportée. Le soldat m'étudie avec une forme de fascination qu'il peine à masquer.

— Qu'est-ce qu'il y a ? finis-je par lui demander, la bouche pleine.

— Vous êtes son portrait craché, répond-il.

— Caméo, gronde Jacme.

L'interpellé sursaute et s'empresse de prendre la poudre d'escampette. J'en profite pour observer les va-et-vient de la troupe, constatant l'efficacité avec laquelle ils ont contenu l'incendie. Certains sont déjà en train de plier bagage, retirant les tentes d'appoint, préparant et calmant les chevaux, assez loin de la zone de carnage pour qu'ils n'aient pas trop paniqué.

Je regarde toute cette agitation avec le sentiment d'avoir lancé un documentaire historique. Les armures rutilantes cliquettent dans l'effervescence générale. Au bout d'un long moment, mon estomac proteste sous la quantité ingurgitée. C'est malin, j'ai envie de vomir, maintenant. Bien fait pour moi.

Remarquant que Jacme louche sur les restes de pain et de fromage, je lui tends le sandwich entamé. Il me fixe, étonné.

— Désolée, je n'en veux plus, tu peux finir.

Je le vois hésiter, guettant la silhouette de Mysterio en train de discuter avec des soldats, plus loin. Je remue la nourriture sous son nez.

— Pourquoi tu te fais prier ? On ne va pas le jeter. Promis, je dirais que j'ai insisté.

— Ne me tutoyez pas, chuchote-t-il en s'emparant du repas avec gourmandise.

Il engloutit l'énorme morceau en quelques secondes, comme s'il était pressé d'annihiler les preuves. Malgré moi, son attitude me fait sourire. Je reporte mon attention sur les autres en décidant que je me fiche bien de comment je dois parler.

— Ils semblent tous si jeunes, mentionné-je plus pour moi-même.

— Rhea... pardon : vous n'aimez pas être entourée de gens plus âgés que vous. Ça vous donne un sentiment d'infériorité. Vous détestez ça.

Je le dévisage, la surprise combattant l'agacement que son insinuation éveille en moi.

— Je ne suis même pas majeure, tout le monde est plus vieux.

— Pertinent. Crym a fait au mieux avec les moyens du bord. On ne peut pas être jeune ET compétent.

— Qui est Crym ?

— Mysterio, dit-il en reportant son attention sur le concerné.

Ah. Les fameux noms multiples.

— Pourquoi il a plusieurs noms ? demandé-je, avant de me rappeler qu'il a dit des choses qui ne me plaisent pas, et d'enchaîner en sifflant : Et arrête de me parler comme si j'étais schizophrène, je m'appelle Bay, OK ?! Pas Rheane !

Un sourire explose sur son visage, le rendant tout de suite tellement séduisant que pendant une seconde, j'ai l'impression de me retrouver face à mon premier amour, ce gentil voisin venu tout droit de la réunion. Il n'était resté qu'un an. Raphaël...

Je me morigène illico, tentant de me rappeler que Caméo est sans doute vieux, bien trop vieux. Mais d'un coup d'œil furibond sur son allure, je me dis que finalement, il n'a peut-être pas tant d'années de plus...

— Bay alors, un prénom qu'il aurait été bien triste d'oublier, fait-il d'une œillade.

Je pique un phare, mortifiée de me faire prendre la main dans le sac à mentir. Me justifier par une mémoire réapparue au réveil risque de me porter préjudice : leur manipulation est insidieuse, je ne dois pas leur montrer que ça m'atteint.

Du coup, je me détourne de sa gaieté, agacée de le voir d'aussi bonne humeur quand la mienne rampe au sol.

— Il a de nombreux titres, relance Jacme, et je le suspecte de chercher à m'amadouer. Chaque rôle qu'il joue lui octroie un nom différent.

Je serre les dents, mais finis par arracher mon regard des soldats dont les préparatifs touchent à leur terme. Jacme semble satisfait de la très légère attention dont je le gratifie.

— Son vrai prénom, alors, c'est lequel ?

Le silence étant le seul à me répondre, je lève le nez vers lui, assez vite pour observer une pointe de déception sur ses traits.

— Je ne sais pas, dit-il. C'est mon supérieur avant d'être mon ami.

Il se redresse brusquement, époussette son pantalon et me tend la main.

— Levez-vous, Princessa, ils ont fini.

J'obtempère par mécanisme plus que par soumission, une décharge d'angoisse me traversant les membres tandis que je remarque les chevaliers qui s'alignent, chacun tenant un cheval par la bride. Englobant la scène, j'en compte moins de trente. Ça me paraît énorme, et terriblement peu. Est-ce que c'est normal qu'une princesse se déplace avec ce genre de cortège ?

Et avec autant de femmes ?

Je sursaute presque à ce constat, écarquillant les yeux face au nombre de soldates.

— Vous avez des femmes combattantes ? m'étonné-je.

— Pourquoi n'en aurions-nous pas ? répond-il, tout aussi surpris.

J'ouvre la bouche, mais la referme presque aussitôt, me rappelant que je ne connais rien de ce... monde. Un nouveau frisson me traverse. Cette fois, je ne sais pas s'il s'agit de stress ou d'une forme d'euphorie.

La troupe s'immobilise enfin, alignée, calme, dans l'attente, le cadavre fumant de la roulotte tristement abandonnée dans leur dos. Mysterio revient vers nous, tenant un magnifique cheval noir aux allures de frison qu'il vient positionner à mes côtés. Je recule instinctivement, impressionnée par sa taille. Avant la veille, je n'avais même jamais monté sur un équin.

Mysterio se poste dos à la tête du cheval et face à sa croupe en me tendant une main. Je comprends qu'il s'attend à ce que je monte à la tension de son regard. Je secoue la tête, paniquée.

Il plisse les yeux, met les rênes sur l'encolure et croise les doigts pour former un marchepied. Je suis tentée de refuser, mais sentant le poids de l'attention des guerriers, je finis par placer mon pied nu sur ses mains.

— Posez vos mains sur la selle, dit-il de sa voix profonde.

Je m'exécute. En une seconde, il m'a soulevé sans difficulté. J'étouffe un cri de surprise et m'accroche à la crinière, penchée vers l'avant, désespérément maladroite. Un instant plus tard, Mysterio saute derrière moi et son corps se retrouve pressé contre le mien.

— Détendez-vous et redressez-vous, bien droite, murmure-t-il dans mon cou. Vous êtes la Princessa d'Occitania, à présent.

Mon envie de me rebiffer est avalée par l'impression de vertige qui me saisit. Mon destrier piétine et je m'agrippe davantage à la crinière. Mysterio referme ses doigts sur les miens en même temps qu'il s'empare des rênes. Le cheval bouge les oreilles en tournant légèrement sa tête vers nous, curieux.

— Légionnaires royaux, tonne Mysterio, et sa voix résonne dans la forêt. Les ragots allant bon train, vous êtes déjà au courant que notre Princessa a été victime d'une tentative d'empoisonnement, en plus de l'incendie de cette nuit dont la cause demeure inconnue. Nous suspectons la jeune fille, que la Princessa nous a envoyés chercher à la ville, d'en être responsable et d'y avoir sciemment laissé sa vie.

Menteur.

Un frisson dévale mon échine. Je me mets à trembler. Les bras de Mysterio me collent un peu plus fort contre son torse musclé. Les soldats s'agitent, silencieux.

— Comme vous le voyez, elle a survécu, mais non sans séquelles, poursuit-il. Par conséquent, nous annulons notre tournée et rentrons au palais. Son état doit demeurer à votre entière discrétion. Pour l'instant, seuls les Douze peuvent l'approcher, et nous resterons en tête de file le temps que sa confusion s'estompe. Les tentatives d'assassinats doivent être votre priorité : par conséquent, l'alerte maximale ne sera levée qu'à notre retour.

Il laisse planer une pause, accentuant l'aspect théâtral de ses paroles. Une envie hystérique de rire me prend aux tripes, que je contiens sans savoir comment. Peut-être parce que mes organes sont trop contractés pour que le moindre son jaillisse de ma gorge.

— J'attends de vous que vous puisiez dans vos réserves d'énergie pour maintenir la sécurité de la princessa : les tours de garde nocturnes sont doublés jusqu'à nouvel ordre. Utilisez vos pouvoirs jusqu'à épuisement s'il le faut.

Il se tait le temps qu'une atmosphère empreinte de gravité s'installe. Tous les regards sont fixés sur moi, et voir tous ces fronts ceints de l'armoirie de ce royaume inconnu dont je suis supposée être la princesse me fait l'effet d'une gifle glaciale.

Lorsqu'il paraît évident que Mysterio n'ajoutera plus rien, la troupe des légionnaires s'anime d'une voix unique pour rugir : « Òc, Legatus Crym ! »

Quand le dernier écho s'éteint, le chevalier lance :

— Calandra, apporte tes bottes à la princessa.

Immédiatement, une femme sur la droite dans la première ligne se penche pour se débarrasser de ses chaussures, avant de me les donner, son cheval suivant deux pas derrière, sans qu'elle ne le tienne.

Je n'ai pas le temps de faire le moindre geste que la légionnaire a enfilé une bottine d'un cuir usé sur mon premier pied, puis sur le deuxième.

Elle lève son visage anguleux vers moi et me sourit. Une sensation de bien être m'envahit. Je la reconnais : c'est celle qui a prétendu que tout irait bien, la veille, juste avant que Mysterio m'emporte.

Sans attendre plus, Mysterio lâche mes mains pour lever l'une des siennes, tenant toujours les cordes de cuir de l'animal. Je sens les cuisses du chevalier se contracter et le destrier amorce un demi-tour énergique.

Avec les bottes et le corps du chevalier dans mon dos, ce début de matinée ne me paraît pas aussi froid que je le craignais. Comme Mysterio l'avait prévu, nous marchons en tête de peloton, encadrés par Caméo et Jacme. Sur une ligne derrière nous ; trois femmes, dont la propriétaire de mes nouvelles chausses. Le reste, je ne peux pas le voir, à moins de me contorsionner contre Mysterio et de me pencher au risque de tomber.

Nous traversons la forêt d'une avancée soutenue, alternant pas et petit trot.

La première fois que l'éclaireur des légionnaires vient nous faire son rapport, il me jette des coups d'œil furtif tout en parlant à Mysterio. Comme la plupart des soldats, je le trouve très jeune et trop sérieux, avec un physique étonnamment « pâle » : yeux, peau, cheveux... tout chez lui tente de se faire discret, sans vraiment y parvenir. Ses traits sont trop élégants, trop raffinés pour qu'il passe inaperçu.

— Comme vous l'avez dit, ils se tiennent en retrait, bien assez loin pour ne pas être perçu comme une menace, explique l'éclaireur tandis que je suis concentrée à observer sa tenue.

— Ils ont sans doute un Veilleur aussi, fait Mysterio, songeur.

— Ou un Chuchoteur, propose Caméo.

Hein ?

— Est-ce qu'ils se cachent ? demande Mysterio.

— Non, ils ont l'air de savoir qu'on les a repérés.

— Ce sont des brigands, tu es certain ?

— De ce que j'ai pu voir. J'en ai compté une grosse dizaine.

— C'est un gros groupe, relève Jacme. Tu penses qu'ils ont l'intention de nous attaquer ?

— Non, mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi ils nous suivent.

L'éclaireur reste silencieux et patient sur sa monture. Mysterio finit par le renvoyer en lui ordonnant de continuer à les surveiller et de revenir s'il note un changement dans leur attitude. Une fois parti, après quelques minutes où nous reprenons notre route et où personne ne parle, j'en profite pour enfin oser poser la question qui me taraude :

— Qu'est-ce que vous allez faire de moi ? Vous allez m'aider à rentrer chez moi ?

Je perçois une légère crispation dans le corps du chevalier. Il reste muet si longtemps que je me dis que je n'aurais jamais de réponse. Finalement, sans qu'il ne dise rien, les deux autres légionnaires freinent leur monture. Mysterio lance son cheval au petit trot, rendant notre évolution tout de suite plus désagréable. Quand il finit par reprendre la parole, j'en conclus qu'il cherchait à nous isoler du reste du groupe :

— Je ne peux pas vous renvoyer chez vous. Même si je le voulais, je ne saurais pas comment m'y prendre.

Je serre les mâchoires.

— Mais vous ne voulez pas.

Je l'entends soupirer dans son casque.

— J'ai besoin de vous.

Les battements de mon cœur s'accélèrent.

— Parce que votre princesse est morte ?

— Parce que vous n'êtes pas ici par hasard. Votre présence est... inespérée.

— Je ne comprends pas.

— Notre royaume est au bord de la guerre. La perte de notre Princessa est...

Il ne termine pas sa phrase. J'essaie de me tourner vers lui pour lire dans son regard, mais ma position n'est pas confortable alors j'abandonne l'idée.

— Vous voulez vous servir de moi.

Là encore, il ne répond pas. L'agacement me pique le nez, au point qu'un étau vient enserrer ma poitrine en même temps que des larmes s'amassent à mes paupières.

— Je ne compte pas vous faciliter la vie, finis-je par dire avec du venin dans la voix. Je ne sais pas où on est exactement ni comment j'ai atterri ici, encore moins si tout ça est réel. Mais je compte bien rentrer chez moi, avec ou sans votre permission !

— La mort soudaine de Princessa Rheane aurait plongé le Royaume dans le chaos, reprend-il d'un ton doucereux. Son accession au pouvoir est récente. Elle nous a quittés avant de pouvoir régler la crise. Mais si vous nous aider, si vous jouez vot... son rôle le temps que la situation s'améliore, je vous aiderais à retourner d'où vous venez.

L'espoir frétille dans mon buste.

— Combien de temps ? demandé-je.

— Je l'ignore.

Retour à la case départ. Je tente de ravaler ma frustration, sans y parvenir.

— Je ne connais rien à ce monde, le mien est trop différent, comment tu veux que je sois d'une quelconque aide ? lâché-je en repassant au tutoiement, convaincue que ça va l'énerver.

Et ça ne loupe pas :

— Ne me tutoyez pas, dit-il.

— Je ferais ce qu'il me plaît, répliqué-je.

Il serre ses bras compulsivement — j'imagine sans le vouloir puisqu'il relâche immédiatement sa prise en se rappelant que je me tiens entre eux.

— D'accord, capitule-t-il. Mais en privé seulement. Ce serait mal perçu autrement.

Ma victoire semble douce amère. J'aurais aimé qu'il y soit plus réfractaire : j'aurais eu un point de pression.

— Je vous apprendrai tout ce qu'il y a à savoir, poursuit-il. Je serais là pour vous guider et vous soutenir.

— Et me garder en vie aussi ? Non parce que, si ma prédécesseure est morte assassinée, je ne donne pas cher de ma peau.

À nouveau, le chevalier se contracte tout autour de moi, me donnant la sensation de revêtir une armure de muscle. Si seulement ça suffisait à me protéger...

— Je donnerai ma vie pour vous, souffle-t-il, et son heaume vient presque masquer ses paroles.

C'est à mon tour de me tendre, le cœur batifolant. Il est complètement fou.

— Je suppose que c'est aussi ce que tu as dit à Rheane, Mysterio. Mais de ce que je vois, elle est morte et tu es là.

Dès l'instant où ces derniers mots quittent ma bouche, je les regrette amèrement. Blesser les autres, leur faire du mal avec des paroles, ce n'est pas mon crédo. Ce n'est pas ce que le bouddhisme apprend. Je me fais presque autant souffrir en les prononçant qu'il doit l'être en les recevant. Pour autant, c'est exactement ce que je pense, et le garder pour moi n'aiderait personne.

D'une simple modification de sa posture, le chevalier parvient à faire ralentir le cheval. Je souffle de soulagement, mon fessier meurtri. On s'arrête et Mysterio opère un demi-volte-face, comme pour attendre le reste de la troupe.

D'une main délicate, il cueille mon menton et tourne ma tête vers lui, jusqu'à ce que son regard rencontre le mien. Ma respiration se noue dans ma trachée.

— Cette fois-ci, je vous fais le serment de vous garder en sécurité, gronde-t-il. Vous ne mourrez plus jamais dans mes bras.

Et je le crois.

— Je m'appelle Bay, murmuré-je, envoûtée par l'éclat d'argent de son regard.

Pour la première fois, je perçois son sourire jusque dans ses yeux.

— Heureux de faire votre connaissance, Bay.

Mon cœur se contracte douloureusement.

Un cri nous fait lever la tête de concert. Jacme, Caméo et le trio de filles ne sont plus très loin. Mais le hurlement vient de derrière encore. Un chevalier arrive au galop, le bras tendu vers nous. Notre monture pivote en même temps que nous tournons la tête.

Soudain, des masses sombres quittent les zones d'ombres des arbres devant nous en rugissant.

Je me paralyse d'effroi.

— Baisse-toi ! exige Mysterio.

Une seconde plus tard, des sifflements fendent l'air autour de nous.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top