♟Chapitre 13♟



La première soirée dans le château passe à une vitesse incroyable, ne me laissant pas une minute pour m'appesantir sur ce que je ressens. D'une certaine manière, c'est presque un bienfait.

Mon nouveau mentor me fait découvrir la bibliothèque, le lieu où se dérouleront, d'après lui, tous nos cours. Elle est immense, incrustée sous des voûtes aux airs d'églises, dans une partie éloignée du palais. Il m'a fallu traverser de nombreux couloirs pour y parvenir, accompagnée par Jacme et Mysterio. Je n'ai bien entendu pas eu la possibilité de mémoriser le trajet. La seule partie que je garde en tête, c'est le couloir de la "Galerie", juste avant d'entrer dans la bibliothèque. Un corridor illuminé par de nombreuses fenêtres d'un seul côté, le mur opposé composé d'alcôves contenant treize statues en marbre blanc. Je me suis arrêtée devant chacune d'elle, sous les grognements impatients de Jupiter.

Mysterio, toutefois, a pris le temps de m'instruire sur l'effigie de leurs dieux. Chaque figure d'albâtre possède sa propre plaque commémorative rappelant le rôle des dieux. S'ils sont tous représentés sous forme humanoïde pour la plupart, en partie nu à la manière des statues grecques, ce n'est pas le cas du treizième dieu.

Le dieu Mysterio possède une silhouette animale.

Je suis restée longuement devant.

Car le dieu Mysterio est, j'en suis certaine, mon ami imaginaire, Poké. Qui n'est d'ailleurs plus si imaginaire que ça.

Le chevalier a remarqué mon air perturbé. Malgré son interrogation à ce propos, j'ai gardé pour moi ma découverte, inquiétée par la présence de Jupiter. Je n'aurais pas pu dire la vérité devant lui. Alors, j'ai prétexté m'étonner du fait que Mysterio soit le seul dieu animal, et que sa plaque explicative soit entièrement rayée au point de ne pas pouvoir décrypter les inscriptions. Ce à quoi le chevalier a répondu que nous ignorions tout de ce dieu.

J'aurais voulu en apprendre davantage, mais Jupiter a interrompu notre cours improvisé en m'affirmant qu'il allait tout m'expliquer.

Et en effet, une fois installée dans la bibliothèque et assise dans un large fauteuil en cuir, face à une table de granit sur ses pieds d'or, Jupiter a immédiatement débuté le rattrapage de mon ignorance. En commençant par le fait de déterminer à quel niveau s'élève cette dernière. Bien vite, mon précepteur découvre l'ampleur des dégâts, sans cesser de grogner et d'insulter les compétences déplorables de Caméo. J'en viens presque à éprouver de la peine pour le chevalier, avant que je comprenne que je devrais garder ma compassion pour moi-même, étant donné que c'est visiblement moi qui vais subir les foudres de mon nouveau mentor.

Un mentor qui s'avère intransigeant, précis, à la connaissance exponentielle et surtout infaillible. Il a mémorisé des passages entiers de livres, qu'il m'a fourgué dans les mains avant de s'apercevoir que j'ai vraiment oublié la langue occitane, pourtant essentielle pour traduire les ouvrages. Jupiter se transforme donc très vite en traducteur sans avoir besoin de lire par-dessus mon épaule.

Les premières heures de cours se consacrent à leur panthéon, que je découvre avec une curiosité non feinte. Pour la première fois, je prends plaisir à l'enseignement qui m'offre un regard plus éclairé sur ce nouveau monde.

— Au commencement du monde, le Chaos régnait. Son absence de vocation l'entrainait dans une course infinie de solitude et d'ennuis. Quand il en eut assez de se perdre dans le cosmos de son propre désordre, le Chaos évolua vers une version conscientisé de sa folie incohérente. L'intention naquit dans ses actes : celle d'établir une cohérence dans son existence. Il acquit l'ambition de devenir l'Ordre, d'instaurer des règles, une continuité pour briser la monotonie du cataclysme qu'il était.

>> Quand l'Ordre naquit du bouleversement, un équilibre pris naissance dans l'univers, et l'Ordre s'émerveilla de cette création. Chaos ne disparut pas tout à fait, mais il avait dorénavant un but ; sa présence offrait la possibilité à l'Ordre d'exister. Ainsi, les deux facettes unies par leur besoin similaire d'aspirer à une raison d'être, créèrent la terre et l'océan.

>> L'Ordre et le Chaos devinrent alors le Créateur de toute chose. Son ambition s'accrût à mesure qu'un sens à l'existence apparaissait. Puis la vie se formât. En premier lieu sous forme infime, puis grandit, et grandit, et la vie prit possession de ce nouveau monde terrestre et océanique. Le Créateur fut fascinée par cette création primaire et pourtant si mouvante qu'elle évoluait plus vite que le Chaos ne détruisait.

>> Très vite, l'Humain émergea et nourrit le Chaos. Tant et si bien qu'il se gorgea de pouvoir, à tel point que l'Ordre vacilla. Pour pallier à ce déséquilibre, le Créateur comprit qu'il fallait offrir à l'Humain un but nouveau, autre que celui de procréer et de détruire. Ainsi, l'Ordre inventa le Temps, pour que l'Humain ait une voie à suivre. Les jours, les mois, les années... l'Ordre parvint à ramener une stabilité, vite piétinée par la férocité de l'Humain, la plus grande innovation de la vie.

>> À nouveau, le Chaos s'épaissit. Le Créateur, craignant de perdre l'équilibre instauré, envoya un premier Titan sur terre, au premier jour de l'an, dans l'espoir de récupérer le contrôle. Sous forme d'œuf. Un Œuf Titanesque. À sa découverte, l'Humain se mit aussitôt à le vénérer comme un Signe Divin. Il y mit tant d'espoir, d'avidité, de croyance, que lorsque l'Oeuf eut éclos, la première Déesse foula la terre.

>> La Grue Tisserande était née.

— La Grue Tisserande ? coupé-je pour la première fois mon mentor, sans pouvoir m'en empêcher.

C'était la première fois qu'on me faisait mention de cette Grue, de mémoire. J'en conclus qu'il s'agissait du premier signe astrologique du mois de Janvier.

Le poids du regard de Jupiter me réduit au silence, et je mime une fermeture éclair sur ma bouche pour lui montrer ma bonne volonté. Il ne comprends bien entendu pas mon geste, mais grogne d'un air menaçant de ne plus l'interrompre.

— La Grue fut le premier lien direct entre le Créateur et ses créations terrestre. Dans son désir de ramener l'équilibre de l'Ordre, le Créateur venait de forger une créature divine avide d'harmonie. Elle devint la Déesse Messagère, celle des Alliances et des négociations, pour tisser le lien entre les Humains, par-delà le gouffre de la distance. Puis, au travers de la vénération des Humains et de leur besoin constant de s'approprier sa présence, la Grue devint Tisserande, Déesse de l'Oublie et du Sommeil, pour que l'Humain bénéficie du repos conservateur. Ainsi, l'Humain pourrait se séparer des parts de noirceur qui le hantent et le consument parfois.

>> Grâce à la Grue, l'existence des Humains s'épaissit de nuances.

>> Étourdit par la réussite de ce Titan, le Créateur envoya un second signe divin sur terre, un mois plus tard.

>> Cette fois, l'Œuf Titanesque, éveillé par d'autres humains aux désirs bien différents, devint la Forgeronne, Déesse de la maison et du Foyer. Pour donner de la consistance et du confort à chaque famille. Puis la Forgeronne se nuança et son alter égo l'Horloger apparut parfois, Dieu de la Création et de la Modernisation, pour parfaire aux besoins constamment en évolution de ses fidèles.

>> Emerveillé par la paix que chaque Titan apportait, le Créateur ne s'interrompit pas en si bon chemin.

>> Chaque premier jour du mois, dans les profondeurs de la nuit et sous l'œil bienveillant de la lune, un Œuf Titanesque faisait son apparition. Un nouvel Être Divin s'en extrayait pour répondre aux attentes de l'Humain.

>> L'Auroch, Déesse de la Vie et de l'Agriculture ; Pegaz, le dieu du savoir et de la connaissance ; le Veilleur, Dieu de la Protection & de la Perception, puis son jumeau le Chuchoteur, Dieu de le Perception et de l'Ecoute ; Venus, leur soeur, Déesse de la Perception et de l'Affection ; Troubadour, Dieu du Divertissement ; Hermine, Déesse de la Dextérité et de l'élégance ; Ors, Dieu de la Destruction et de la Guerre; Chasseresse, Déesse de la Prospérité et de la Famille ; et enfin, la Bohème, Déesse de la providence, et sa part trouble, Banshee, Déesse de la Mort.

>> Les Titans prirent leur rôle très au sérieux. Idolâtré par le peuple, des temples sortirent de terre pour que les adorateurs puissent rendre hommage à ces dieux et déesses. Impliqués au sein de la communauté humaine, les Titans exaucèrent les vœux de leurs fervents dévoués durant des siècles de prospérité durant lesquels le Créateur s'endormit.

>> Mais peu à peu, l'aide apportée par les Titans devint un cycle infini de conséquences négatives. Le bien se fit l'ami du mal, et le Chaos empiéta bientôt sur l'équilibre instauré. Eveillé par les conflits sans cesse plus nombreux, le Créateur décida qu'il était temps de mettre un terme à son œuvre. Alors, un nouveau Titan apparut. Le Titan Régulateur, invisible aux yeux de tous. Son objectif était simple : déterminer quel dieu abusait de ses pouvoirs au nom de ses adorateurs.

>> S'il s'avérait que les demandes accordées contribuaient à l'instabilité d'une quelconque façon, alors le dieu à l'initiative de ces bouleversements serait exilé du monde des Humains.

>> Le Créateur leur offrit un Cycle Divin pour faire leur preuve et autoriser uniquement les requêtes désintéressées. À l'issu de ce cycle, le châtiment tomberait.

Pendue aux lèvres de mon mentor, j'en oublie mon environnement. Je parviens presque à visualiser l'histoire qui se déroule dans mon esprit.

— Ils ont été châtiés ? demandé-je.

— Tous, acquiesce Jupiter.

— Les douze dieux ? Mais pourquoi ?

— Aucun n'a su se réguler. Ils ont été créé pour les Humains. Ils ont pris goût à la dévotion de leur sujet. Cesser de répondre à leurs vœux revenait à ne plus les écouter, à les laisser livré à eux-même.

— Il suffisait d'accorder seulement les souhaits non égoïste, relevé-je.

Je ne parviens pas à comprendre comment cela peut être si difficile de se porter garant de la justice et de l'équité.

— Les souhaits ne sont jamais anodins, m'explique l'enseignant. Lorsque quelqu'un priait l'Auroch pour qu'elle soigne et rallonge ainsi la vie d'un parent, ou sauve la vie d'un nouveau-né, au détriment du destin, il n'y a apparemment aucune conséquence négative. Mais en réalité, à force d'offrir l'opportunité d'un futur aux gens, l'Auroch a aidé l'espèce humaine à prospérer. Et que se passe-t-il quand la population devient plus nombreuse que les ressources disponibles ?

J'ai envie de lui dire qu'il suffit d'augmenter les ressources, mais je me tais soudain.

Difficile de ne pas faire la parallèle avec mon propre monde, où les ressources offertes par la terre sont épuisées avant même qu'elles ne soient renouvelées. Nous sommes bientôt huit milliards sur terre, alors que nous n'étions que six milliards il y a vingt ans. La croissance mondiale est exponentielle. L'humain détruit tout sur son passage, comme me l'a toujours affirmé ma mère. Mais c'est la surpopulation qui cause notre perte, au-delà de notre fonctionnement autodestructeur, de notre régime capitaliste et de notre société de consommation.

En tout cas, c'est ce que mes parents me racontaient en permanence, chaque fois que je souhaitais obtenir de nouvelles baskets ou que je me plaignais du téléphone antique même pas fichu d'aller sur internet sans bugger.

Cela dit, pour être honnête, je suis ravie d'avoir eu des parents qui m'éduquent dans la conscience du monde et m'expliquent l'impact de mes choix et de mes envies. Ça m'avait toujours aidé à prendre de la distance vis à vis des moqueries de mes camarades d'école sur mon style vestimentaire et mes attentes bien différentes des leurs. Au moins, je n'avais pas honte de qui j'étais ; au contraire, j'avais plutôt tendance à avoir pitié de leur étroitesse d'esprit.

Enfin, ça ne m'avait pas empêché de me sentir mortellement seule, même entourée de dizaines de jeunes de mon âge.

J'aurais pu en vouloir à mes parents pour avoir fait de moi une irrégularité parmi ces adolescents si emballés à l'idée d'appartenir à un moule conforme, mais ça n'avait jamais été le cas. Puis j'avais découvert qu'il existait bel et bien d'autres jeunes qui ne se sentait pas à leur place dans ce milieu scolaire. J'aurais pu m'en faire des amis. J'avais essayé. Failli, même.

Mais ma mère était retombée malade.

Et plus personne n'avait eu d'importance à mes yeux.

La gorge nouée, je laisse un frisson parcourir ma peau avant de me débarrasser de ce sentiment poisseux, mêlé de nostalgie et de chagrin.

— Donc, même les vœux pieux ont attiré le mauvais œil, résumé-je pour faire comprendre à Jupiter que je suis son raisonnement.

— Parfaitement. Par conséquent, aucun Titan n'est parvenu à respecter l'exigence de leur Créateur, et tous ont été banni.

— Où ?

Jupiter lève le doigt vers les voûtes splendides de la bibliothèque, et je suis son regard pour observer la fresque d'une nuit étoilée, avant de comprendre qu'il me parle du ciel.

— Au ciel ?

— Ils sont retournés auprès du Créateur et forment désormais la Constellation Occitania.

Fascinée, je force ma bouche à se refermer pour ne pas avoir l'air d'une idiote.

— Ils ont été punis il y a longtemps ?

— Des siècles, acquiesce Jupiter. Un seul texte est à l'origine de cette histoire qui a subi bien des versions, sans que l'issue ne change : il n'y a plus de Titan sur terre, mais leur magie prospère.

— Les baisers.

— Les baisers, répète mon mentor en tirant vers lui un nouveau livre qu'il pousse vers moi, ouvert sur une illustration. Vous trouverez ici les Constellations de nos Dieux et Déesses, ainsi qu'une représentation de chacun d'eux. Mémorisez les bien, je vous interrogerai à ce propos dès demain.

Je baisse les yeux sur la Grue Tisserande, affublée d'ailes au niveau des tempes et d'un tambour à broder entre les mains. Immédiatement, je remarque la ressemblance avec Hermès, le dieu grecque.

— Alors comment sont apparus les baisers ? demandé-je en levant les yeux vers le précepteur qui m'observe avec une curiosité mêlée d'incompréhension, comme si j'étais un parfait mystère.

— Les Titans ont refusés de se faire bannir sans opposer de résistance. En ultime bravade, persuadés d'être justes, ils demandèrent à leur Créateur de leur accorder une dernière bénédiction à offrir aux Humains. À condition qu'ils retournent à leur état primaire et qu'ils ne foulent plus jamais la terre, le Créateur accepta.

Je retiens mon souffle.

— Ils ont fait quoi ?

— Les douze se sont alliés pour qu'au moment où le Créateur les rappelle à eux, leurs pouvoirs demeurent en stase dans la lune. Ils y insufflèrent leur dernière volonté : à chaque nouvelle lune qui les a vu éclore, ils transmettraient une partie de leurs pouvoirs aux nouveau-nés.

— Le Créateur a laissé passer ça ?

— Oh que non.

J'arque un sourcil à l'intention du mentor qui vient d'émettre l'équivalent d'un rire étouffé.

— Le Créateur, se sentant lésé et conscient de l'impact destructeur que pourrait avoir une telle bénédiction sur le long terme pour l'équilibre, glissa une barrière dans les nuages et décréta que les nourrissons recevraient le baiser essentiellement la première nuit suivant leur naissance.

— Pourquoi ne pas simplement annuler ce qu'ils ont fait ? C'est le Créateur de tout, il peut défaire, non ?

— Les Titans sont les enfants du Créateur. Une part de lui se trouve en chacun d'eux. Il ne peut pas reprendre ce qu'il a donné, pas plus qu'il ne peut détruire ses propres créatures. C'est la raison pour laquelle il les a seulement rappelés à lui.

— Donc il s'est assuré de leur mettre des bâtons dans les roues.

J'ai envie de rajouter qu'il a un petit côté enfant capricieux, avant de me rappeler qu'il a fait ça pour maintenir l'équilibre. Les Titans ont été les premiers à jouer au plus malin.

— Qu'est-ce qui est arrivé au dernier Titan ? Le régulateur ?

— Il a été rappelé au Créateur.

— Mais il n'a rien fait.

— Son rôle était rempli.

J'acquiesce en réfléchissant, tournant les pages du livre une à une pour décortiquer les illustrations.

La Forgeronne, qui pourrait aussi bien être un homme, devant un foyer flamboyant, et un chien couché à ses pieds. L'Auroch, une minotaure marchant dans un champ de blé, avec ses lourds seins nus et ses pattes bovines. Pegaz, le centaure ailé, tenant un livre dans sa main droite et un instrument dans sa main gauche, qu'il brandit vers le ciel nocturne. Le Veilleur, perché sur la branche d'un arbre gigantesque avec un rapace sur son épaule, en train d'étudier ce que je crois reconnaître comme étant une libellule sur son poignet.

Le Chuchoteur, plongé dans une eau limpide, a la queue de sirène et entouré de dauphins, une harpe miniature dans la main. Venus et sa beauté fascinante, avec des dizaines de serpent sur sa tête comme Méduse, perchée sur un rocher, les yeux levés sur un nid d'abeille, des centaines de ces dernières virevoltant autant de son visage.

Puis le Troubadour, dans des vêtements criards, à la posture rocambolesque ; une jambe levée incroyablement haut et une flute entre ses doigts. Un coq, un singe, une vasque et des grappes de raisins lui tiennent compagnie. Viennent ensuite Hermine et Ors, les deux représentés avec de la fourrure sur les épaules. La première est fine, petite et agile : elle joue la funambule, précédée et suivie par une ribambelle de petits mustélidés. Le second est massif avec une peau d'ours sur la tête : il prend toute la place de l'illustration, mais son visage est doux et souriant.

Les dernières illustrations sont celles de la Chasseresse, toute jeune, à peine femme, qui se tient sur le dos d'une biche qui galope, l'arc à la main. Derrière elle, un grand et étrange félin court à leur suite. J'ignore s'il les chasse ou s'il les escorte.

Le dernier dessin est celui de la Bohème, assise dans un fauteuil à bascule. Je crois qu'elle coud quelque chose, ou qu'elle tricotte. Sur ses genoux, un chat est confortablement endormi. Un grand miroir se tient dans son dos, où une silhouette identique à la femme se tient debout, immobile. Dans l'ensemble du décors, des papillons volètent en grand nombre.

Je tourne la dernière page.

Poké est assis et me regarde de ses grands yeux intelligent.

— C'est Mysterio ?

— Oui.

— Vous n'en avez pas parlé. C'est le Titan Régulateur ?

— Je n'en ai pas fait mention consciemment. On ignore qui est le régulateur, pas plus qu'on ne sait qui est Mysterio.

— Pourtant, il est dans le livre.

— C'est vrai.

— Et des enfants naissent sous son signe, poursuivis-je en jetant un coup d'œil à Mysterio.

Celui-ci n'a pas bougé depuis que nous sommes entrés dans la bibliothèque. Il nous épie en silence sans faire la moindre interruption. Quelque chose me dit qu'ici, nous sommes sur le territoire de Jupiter et qu'il n'a pas trop son mot à dire.

— Oui, mais seulement quelques jours dans l'année.

— Pourquoi on ne retrouve rien à son propos ? Dans la galerie, sa plaque est même illisible. Et dans le livre, son nom a été ajouté à la plume, ça se voit.

— Les légendes disent que Mysterio a été banni le premier, et qu'il a causé le plus de dommage, d'où le fait qu'on l'ait entièrement rayé des croyances et qu'il ne soit plus vénéré. Les enfants nés sous son signe sont considérés comme maudit et dangereux, du fait de l'imprévisibilité du don qui leur est conféré.

— C'est pour ça qu'on récupère les enfants juste après l'accouchement ? Parce qu'ils peuvent devenir dangereux ?

— Nous possédons de nombreux héritages historiques qui attestent des problématiques rencontrées à cause des bénis de Mysterio.

J'observe le chevalier, tendue. Je ne vois pas ses yeux avec la distance. Il porte le nom du dieu que les gens craint. Je trouve ça triste.

— Du coup, pour les contrôler, le royaume les forge à devenir des gardes ?

— Des guerriers. Les meilleurs. On les dit supérieurs aux Ors.

— Votre mère et votre tante ont été bénies par Mysterio, me dit le chevalier.

J'écarquille les yeux, avant de froncer les sourcils. Elles étaient des princesses du royaume, elles aussi.

— Si recevoir le baiser peut être un choix, pourquoi l'ont-elles reçu ?

— C'est un symbole de pouvoir pour les nobles, répond Jupiter en lançant un coup d'œil dur au chevalier. Votre lignée a souvent été associée à Mysterio. C'est d'ailleurs l'Impératrice Breisha qui a eu l'idée de créer la Garde Crym. C'est elle aussi la dernière figure à avoir laissé le chaos derrière elle.

En se prenant pour Napoléon Bonaparte avec son désir de conquête, je présume. Il est clair que si les possesseurs du Signe de Mysterio déclarent des guerres juste parce qu'ils le peuvent, c'est évident que la pensée commune soit si négative envers eux.

— C'était quoi, leur pouvoir ? À ma mère et ma tante.

Le chevalier et le précepteur se jaugent un instant du regard, avant que Mysterio ne prenne la parole :

— On l'ignore. C'est un secret qu'elles ont emporté avec elles.

— C'est étrange, non ?

— Avant que la Garde Crym ne voit le jour, tous les enfants nés sous le Signe du Mysterio n'obtenaient pas systématiquement de dons. Chez les nobles, l'ignorance laissait planer le doute sur leur puissance. Il est facile d'être menaçant pour ses ennemis si ceux-ci ne sont pas informés de toute vos forces.

Oui, je suppose que ça fait sens, songé-je.

—Pourquoi tous n'ont pas forcément de don ? C'est pareil pour les autres signes ?

— Le nom Mysterio n'a pas été donné par caprice, fait Jupiter d'un ton sec qui claque dans la pièce et contracte mon dos comme s'il l'avait fouetté. Il est le seul concerné par cette anomalie. Parfois, les pouvoirs apparaissent très tôt : et certaine fois, jamais. De la même façon qu'aucun don ne semble identique. Tout est source de mystère avec ce dieu ; qui n'en est peut-être même pas un, d'ailleurs. Certains prétendent que c'est la réincarnation même de Chaos, qu'une part de lui s'est détaché du Créateur lorsqu'il a voulu contrecarrer les plans de ses Titans.

— Dans ce cas, pourquoi il y aurait sa statue dans la galerie ? Et son illustration dans ce livre, s'il n'est pas un dieu ?

— Et dans la plupart des temples, il y possède encore son propre autel, même si personne ne se risque à le prier, ajoute Mysterio qui s'est avancé au centre de la pièce.

À la manière dont lui et Jupiter s'affrontent encore de leurs iris, quelque chose me dit que ce n'est pas la première fois qu'ils ont ce débat. Tandis que je les observe, je repense au fait que même Rheane semblait ignorer les pouvoirs de sa propre mère et de sa tante. Sinon, pourquoi ne l'aurait-elle pas dit à son propre garde du corps ? N'étaient-ils pas proche ? Même à moi ça me paraît curieux. Comment peut-on cacher un don à ses proches ? À moins qu'elles n'en aient pas eu ?

Un autre détail me vient en tête : le fait que j'ai aperçu Poké dans mon monde, puis ici. Comment est-ce que j'aurais pu imaginer un être dont je ne sais rien ? Et s'il a été banni dans la Constellation Occitania, pourquoi est-ce que je peux le voir ? J'ai très envie de poser la question à Mysterio, mais je ne fais toujours pas confiance à ce Jupiter, dont Mysterio paraît aussi se méfier - ou ne pas l'apprécier.

J'ai l'impression d'avoir mille interrogations à l'esprit. Que je ne parviens pas à poser, car Jupiter enchaîne sur de nouvelles connaissances à emmagasiner. Il ne cesse jamais de parler, excepté pour vérifier si j'ai bien compris tel ou tel point, ou pour s'assurer que je n'ai toujours aucun souvenir. Plusieurs fois, l'enseignant grogne son agacement lorsque je me déconcentre ou perd le fil de ses monologues.

La fatigue pèse, si lourde, que mon cerveau devient de la bouillie. Même la pause bienvenue, durant laquelle Jacme m'apporte un nouveau plat contenant de la nourriture, ne suffit pas à me revigorer.

La leçon devient alors une torture. Plus les propos de mon mentor m'échappent, plus mes demandes d'éclaircissement se font rares. Jupiter se met en tête de reprendre ma façon de parler en s'exaspérant de mes tournures de phrases bancales et de mon vocabulaire familier. À un moment, je n'ose plus rien dire et me contente d'écouter. Sans comprendre. Ses discours se transforment en soupe incompréhensibles. J'ai la sensation d'avoir des oreilles qui perçoivent des sons, mais aucun traducteur pour décrypter ces derniers.

La main de Jupiter s'abat sur la table dans un fracas. Je sursaute en relevant la tête. Zut, j'ai piqué du nez !

— Est-ce que vous m'écoutez, Princessa ? grogne Jupiter.

— Je crois qu'on va arrêter ici, Jupiter, intervient Mysterio en s'immisçant physiquement entre nous deux. La Princessa a eu une rude journée, il est préférable de la laisser regagner ses quartiers.

— Nous n'avons pas le temps pour ça, réplique le mentor. Que diront les dignitaires en constatant les dégâts ? Ils la considèreront inaptes à régner.

— Elle sera prête, affirme Mysterio.

— Quand ? Qu'allons-nous bien pouvoir leur dire pour repousser les assemblées ?

— Laissons-lui juste quelques jours, Jupiter. Ne la brisons pas.

Jupiter se rapproche de Mysterio au point que son nez colle presque au heaume du chevalier. Il cherche à le toiser, mais comme il est légèrement plus petit et que ce dernier se redresse de toute sa stature, son intimidation perd de son impact.

Si Mysterio garde ses mains détendues le long de ses flans, ce n'est pas le cas du précepteur qui ouvre et referme les siennes comme si l'envie d'écraser son poing sur le casque du chevalier le démangeait.

— La Princessa qui a quitté ce palais il y a quelques jours ne se briserait pas pour si peu, fulmine Jupiter en détourner son regard noir vers moi.

Il pointe le doigt sur ma petite personne avant de se tourner à nouveau vers le chevalier pour l'enfoncer ensuite à plusieurs reprises dans son poitrail. Mysterio ne bronche pas.

— Ce chaton misérable que tu m'as ramené n'a strictement rien à voir avec ma Princessa. Elle ne tiendra pas deux minutes face aux nobles. Tu as intérêt à trouver une solution, Legatus Crym, parce que je ne donne pas cher de sa peau.

Faisant virevolter l'ample tunique qu'il porte, il fait volte-face et s'éloigne à grand pas. Immobile, je le regarde partir sans émotion. Je n'ai même plus l'énergie de me révolter.

Le chevalier soupire avant de m'offrir son bras. Je mets une seconde à comprendre qu'il veut me soutenir, mais je me contente de repousser le lourd fauteuil sur lequel je suis vautrée pour me lever seule. Malheureusement, le fauteuil ne bouge pas d'un poil et je suis obligée de passer sur l'accoudoir pour ne pas rester coincer contre la table.

— Il va falloir vous surpasser, Princessa.

— J'ai donné tout ce que j'avais à subir sa leçon, grommelé-je, les fesses ankylosées d'être resté si longtemps en position assise.

— Ce n'est que le début, murmure-t-il en m'accompagnant jusqu'à la porte de la bibliothèque où nous attend un Jacme ensommeillé qui baille en guise de salut.

Je n'ai pas la foi de lui avouer que c'était aussi pénible que suivre un débat politique à la télévision, et me contente de le suivre pour regagner ma chambre. Sur le chemin, nous croisons ce que je devine être des domestiques. Mécaniquement, j'incline la tête chaque fois qu'ils le font à mon égard, jusqu'à ce que Mysterio se gratte la gorge et me fasse les gros yeux.

Ah oui, c'est vrai, Rheane n'était pas polie, donc je ne dois pas l'être non plus.

J'aurais voulu prendre la peine de mémoriser le chemin, mais la fatigue et la différence de luminosité par rapport à l'allée suffit à me faire lâcher prise.

Lorsque Mysterio ouvre la porte de ma nouvelle chambre, je me débarrasse des chaussures aux allures de chaussons spartiates et m'écroule sur le lit sans demander mon reste. Je crois entendre le chevalier prononcer mon nom, et je jure d'y avoir répondu d'un grognement.

Après ça, les yeux déjà clos, je m'endors. 

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