♞Chapitre 12 ♞
Nouveau chapitre ! Si tu aimes, penses à liker ! 😘
Je retourne dans la chambre, bien propre et affublée d'une robe qui a tout du costume d'époque autant dans son manque de praticité que dans ses fioritures de mauvais goût, à grand renfort de dentelle blanche sur une soie rouge. Au moins, il a le mérite d'être plutôt doux, hormis ce col carré qui me démange. Je m'attendais presque à devoir m'encombrer d'un corset, mais ai été ravie de constater son absence.
Cela dit, il suffit d'un coup d'œil de la part du chevalier sur ma tenue pour deviner une expression de déception sous son heaume.
— Quoi ? soufflé-je, bras écartés, avant de tapoter le boudin qui entoure ma taille, sous le tissu, présent pour rendre la jupe bouffante. Je suis ravissante, c'est ça ?
— Vous flottez dedans, c'est une catastrophe, soupire-t-il en se frottant la nuque. Raison de plus pour vous remplumer. Antoine vous a apporté votre repas, profitez-en pour manger un peu.
J'axe mon attention sur l'édredon qu'il m'indique de sa main, mon estomac se réveillant à l'annonce de nourriture. Au point que j'en oublie sa réflexion blessante. Je me traîne jusqu'au centre du lit en me débattant brièvement avec ma robe. Un large plateau rectangulaire sur ses pieds en bronze déborde de victuailles ; du raisin sec et de la viande en abondance, avec des fruits de type clémentines et de ce que je crois être de la patate douce et des morceaux de fromage.
La quantité est astronomique. Je lève une expression mortifiée vers le chevalier.
— Qu'y a-t-il ? grommelle-t-il.
— Je ne mange pas de viande.
— Comment ça, tu n'en manges pas ?
Un sourire paresseux s'installe sur ma bouche. Il m'a tutoyé !
— Vous, se rattrape-t-il aussitôt.
— Trop tard, c'est acté.
Son regard courroucé me fait baisser les yeux vers la nourriture. La vision de la viande, que je suis incapable d'associer à un animal en particulier, me coupe l'appétit.
— Je suis végétarienne.
— Quelle est cette invention ? grogne le chevalier.
— Ça veut dire que je ne mange pas de chair animale.
— Pourquoi cela ?
Je ne perçois aucune compréhension ou curiosité dans son ton, juste de l'agacement flagrant. Je hausse les épaules, soudain mal à l'aise.
— C'est comme ça, expliqué-je en grignotant des raisins. Ma famille n'en mange pas, et j'ai arrêté d'en consommer à six ans, quand j'ai compris que c'était des animaux.
Le chevalier reste silencieux si longtemps que je finis par lui lancer un coup d'œil, intimidée.
— Et bien, vous allez devoir remettre le pied à l'étrier. Vous passez de viande n'est pas une option.
— Non, dis-je doucement.
— Non ?
— Non, fais-je plus fermement en l'affrontant enfin du regard.
Le sien se durcit, et pour la première fois, je le vois presque me toiser. Je refoule le frémissement qui m'irrite la nuque. Sans son heaume, je suis certaine que je pourrais apercevoir ses mâchoires se contracter.
— Je ne peux pas, fais-je avec plus de diplomatie.
— Bien sûr que vous le pouvez, vous plantez cette fourchette dans ce morceau, vous le portez à votre bouche et vous l'avalez. En le mastiquant un peu, je ne voudrais pas que vous vous étouffiez.
— Pourquoi tu y tiens tant ? soupiré-je. Qu'est-ce que ça peut te faire ? Je suis en parfaite santé et je n'en ai pas besoin pour le rester.
— Vous êtes à moitié un cadavre et vous osez me dire que vous êtes en bonne santé ?! s'énerve-t-il, franchement cette fois-ci. Rheane en mangeait, et elle allait bien. Si vous voulez lui ressembler, mangez !
— Je vais très bien ! m'exaspère-je. Et je n'ai aucune envie de lui ressembler.
— Vous devez vous faire passer pour elle, réplique-t-il.
Il avance à grands pas jusqu'à se tenir devant le lit, me dominant de toute sa haute stature.
— Je peux le faire sans aller si loin.
— Non, vous ne pouvez pas ! En cet instant, c'est ici que vous vous sustentez, mais la plupart de vos repas se feront en compagnie de vos dignitaires. Comment justifiez-vous votre... choix ?!
— J'ai été empoissonné, non ? On peut dire que mes intestins ont été fragilisés.
Mysterio se passe nerveusement les mains sur la nuque avant de faire des allées et venues devant moi.
— Caméo vous a soigné, grogne-t-il. Un Auroch compétent comme celui au service de la Princessa ne vous laisserait pas avec des organes affaiblis. Votre bras brisé par le garde est impeccable, il est impensable qu'il n'en soit pas de même pour votre ventre.
C'est à mon tour de paraître gênée. Je comprends parfaitement où il veut en venir. Mais j'ai beau détailler le plat sous mon nez, la simple idée de porter un morceau de cette carcasse à ma bouche me révulse. Je serais capable de vomir le contenu de mon estomac si j'osais braver mon écœurement.
Le chevalier s'arrête devant le lit à baldaquin et pose sa main sur l'encadrement.
— C'est non négociable, finis-je par dire.
J'entends son souffle heurter le métal devant son visage. Il se redresse, piétine quelques secondes, puis s'éloigne à grands pas lourds vers la sortie.
— Mangez ce que vous pouvez, dit-il avant de quitter les lieux en claquant la porte derrière lui.
Je reste immobile quelques secondes, avant de me jeter hors du lit pour débouler dans le couloir pour le chercher du regard, subitement paniquée à l'idée d'être seule. Je fais un bond de côté en repérant la silhouette sur ma droite. Je pousse un cri en plaquant la main contre ma poitrine comme pour empêcher mon cœur de s'en extraire.
Le chevalier m'offre un sourire éclatant de blancheur.
— Jacme ! m'écrié-je. Tu m'as fait peur. Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je garde votre chambre, bien sûr.
— Où est passé Mysterio ?
— Il est parti à grandes enjambées. Je l'ai rarement vu aussi énervé, vous vous êtes disputés ?
— Pourquoi ça a l'air de te ravir ? maugréé-je.
Il hausse les épaules, son sourire se flétrissant sur son visage. Je me fais la réflexion que c'est agréable de s'adresser à quelqu'un dont l'expression n'est pas masquée.
— Je pensais ne jamais le voir éprouver des émotions à nouveau.
Je cligne des paupières, perplexe.
— Comment ça ?
Son regard se porte au-delà de mon crâne, avant de revenir sur moi.
— Vous êtes sa rédemption.
J'ouvre la bouche, puis la referme, incapable de savoir ce que je m'apprêtais à dire. Nerveusement, je tatonne de la main la couronne que j'ai docilement installée sur mon front en sortant du bain. En acceptant de me l'approprier, je valide l'amorce d'un changement. Celui d'enfiler le personnage d'une princesse. Une autre version de moi-même.
— Tu restes là ? demandé-je.
— Je ne vais nulle part, Princessa, m'assure-t-il d'un clin d'œil. Je suis chargée de votre sécurité.
J'acquiesce, étrangement soulagée par sa présence.
— Tu as le droit d'entrer ?
Un instant, je vois l'hésitation s'emparer de ses traits, avant qu'il hoche la tête sans réelle certitude.
— Je ne peux refuser aucun ordre venant de vous. Donc si...
— Je te l'ordonne, le coupé-je.
Il me sourit de nouveau, et sa gentillesse me fait l'effet d'un baume apaisant avant qu'il ne me suive dans la chambre tandis que je me réinstalle sur le lit, face au plateau.
Jusqu'alors, je n'avais pas pris conscience de l'étendue du stress constant logé au creux de mon ventre. Mais maintenant que j'aperçois le visage du chevalier, sa douceur et sa tendance amicale envers moi, j'éprouve le sentiment d'avoir un allié.
Mysterio a cette façon de m'offrir une sérénité bienveillante, un peu comme s'il était une bouée dans une mer agitée. Au fond de moi, je sens bien qu'il a déjà ma confiance. Et l'évènement sur la place n'est qu'une preuve supplémentaire, même si une toute partie de mon esprit ne cesse d'instiller le doute. Mysterio me protège, et pas seulement mon intégrité physique : depuis le début, je perçois toute son attention rivée à me prémunir de ce monde. Il me sert de bouclier mental, alors qu'il ne sait rien de moi, ni d'où je viens.
Toutefois, impossible de ne pas imaginer qu'il existe une forme de manipulation dans ses agissements. Il ne me connaît pas, donc ne peut pas m'apprécier. S'il m'aide, me soutient, me préserve des nouveautés violentes, c'est sans doute essentiellement parce qu'il a besoin de moi. Un détail qu'il ne m'a d'ailleurs pas caché.
Il affirme que Rheane et moi sommes totalement opposées, et il a passé des années à ses côtés. Je suis qui, à ses yeux ? Une roue du carrosse interchangeable ? Pourquoi se soucie-t-il tant de l'ordre au sein de leur monarchie alors qu'il n'est qu'un chevalier ?
— Vous ne mangez pas ? me demande Jacme en faisant un vague signe de la main en direction du plateau.
— La vue de la viande me dégoûte, avoué-je. Si tu veux la manger, je t'en serais éternellement reconnaissante.
— Manger votre lapin ? semble-t-il saliver d'avance.
Je regarde le morceau de cadavre dans mon assiette et vois presque aussitôt apparaître la tête d'un lapin dépouillé de sa peau. Un haut-le-cœur me saisit et je repousse le repas loin de moi en détournant le visage.
— S'il te plaît.
Jacme n'insiste pas davantage. En quelques enjambées, il s'est emparé de la cuisse avec gourmandise et s'empresse de dévorer la chair. Je fais mon possible pour ignorer ses bruits de mastication en picorant la nourriture qu'il me reste, déçue de constater que les patates douces ont trempé dans la sauce du... lapin.
— Éternellement reconnaissante... finit par répéter le chevalier en se léchant les doigts. Comment vais-je bien pouvoir vous soulager du poids de cette dette ?
— Depuis quand tu es au service de Rheane ?
— De vous, vous voulez dire, s'amuse-t-il.
Je grimace. Je ne suis pas certaine d'être prête, en privé, à dire que je suis elle. Ou qu'elle est moi, j'ignore le sens exact. Sommes-nous, d'ailleurs, vraiment la même personne ? Nous avons grandi dans des univers divergeants, n'avons pas vécu d'expériences similaires et possédons des tempéraments aux antipodes l'un de l'autre. Sommes-nous comme deux faces d'une pièce ? Une version de nous, avec des bases génétiques semblables, mais un contenu dissonant ? J'aimerais connaître la réponse, mais je doute qu'elle ait un réel intérêt.
— Princessa Rheane a formé sa garde personnelle à son accession au trône, l'année dernière. Mais avant cela j'étais déjà dans la sphère royale et travaillais en collaboration avec Mysterio.
— Pourquoi vous l'appelez princessa si c'est elle qui dirige le royaume ? Elle ne devrait pas être reine ?
— Elle a récupéré le pouvoir à la disparition de sa tante, mais en tant que princesse régente seulement, un titre provisoire.
— En attendant quoi ?
— Je l'ignore. Qu'il soit certain que l'Impératrice ne revienne pas ? Que quelqu'un de plus légitime accède au trône ? Je ne suis pas expert en politique, plaide-t-il. Demandez à Mysterio.
— Légitime ? Elle ne l'est pas ?
— Non, son père était...
Il se tait à l'instant où je cesse de respirer.
— Il était quoi ? l'incité-je à poursuivre, le cœur au bord des lèvres.
— Et bien, ce n'était pas un noble.
Machinalement, je touche ma joue, comme pour me rappeler la couleur métisse de ma peau. Elle est moi sommes identiques. Donc, mon père - ou plutôt le sien - était le même que le mien ?
— Qui était mon père ? fais-je, le son de ma voix me parvenant rauque. Enfin son père.
Il y a de quoi avoir des nœuds au cerveau !
— Je ne suis pas certain, mais une chose est sûre, leur union n'a pas fait que des heureux.
Je l'observe et note son anxiété par ses mimiques crispées et sa façon d'éviter mon regard.
— Il lui est arrivé quoi ? osé-je demander, pourtant très hésitante à l'apprendre.
Mon père va bien, me répété-je pour m'en convaincre. Il est vivant et dans mon monde, celui de Rheane n'est pas la même personne. Peu importe ce qu'il répond, ça n'est pas arrivé au mien.
Mais, quand le chevalier hausse les épaules, j'accueille son geste avec une forme de soulagement.
— Je ne sais pas, mais il n'a pas eu le temps de vous voir naître.
— De la voir naître, le contredis-je aussitôt.
Il ne me détrompe pas, mais n'ajoute rien de plus.
Je me frotte les bras, ressentant soudain la fraîcheur de la pièce s'insinuer jusque dans mes os. Rheane n'a pas connu son père. Est-ce que c'est l'une des raisons qui l'a rendue aussi acariâtre ?
— Et sa mère ? fais-je avec une boule douloureuse dans la gorge que je ne parviens pas à déloger, même en tentant de me l'éclaircir.
— La Reine Albina n'a pas eu l'occasion d'élever la princessa non plus.
J'accuse le coup. Le chagrin s'enfonce dans mes organes et je me maudis d'avoir posé la question. Je dois me faire violence pour ravaler mon envie soudaine de pleurer.
Albina. Ce n'est pas le nom de ma mère. Ce n'est pas la même personne, me sermonné-je.
— Rheane n'a pas dû avoir une vie facile, m'entends-je murmurer.
Je baisse les yeux sur mes mains en réalisant que je triture ma robe avec acharnement. Un tic que j'avais déjà dans mon monde et qui m'a valu de raccommoder plusieurs de mes habits décousus par mes doigts obstinés.
— Elle était comment avec toi ? demandé-je.
— Une véritable garce, lâche-t-il sans réserve, assez brusquement pour que j'en sursaute. Pardon, ajoute-t-il avec un immense sourire. J'ai toujours rêvé de lui dire en face. Et, même si vous n'êtes pas elle, je me sens mieux !
Je lui rends son sourire, amusée par sa franchise.
— Tu peux me tutoyer quand on est seuls, tu sais.
— J'aurais trop peur d'oublier en présence de Mysterio. Il risque de voir rouge si je vous tutoies.
— J'imagine.
Je grimace et retourne à mon repas, tandis qu'il se poste dans un angle de la pièce. Les minutes s'égrènent avec lenteur sans que je ne parvienne à venir à bout de la profusion de nourriture. Que je cède bien volontiers au chevalier, plus que ravie de me délester sans avoir à me rendre malade.
— Tu penses que j'arriverais à me faire passer pour elle ? l'interrogé-je.
Jacme se frotte le nez, puis le menton, avant de replacer le bandeau sur son front.
— Je suppose, avec un peu d'entrainement et de soutien.
De l'entrainement et du soutien. Ça me paraît tellement abstrait. Est-ce que je vais faire du théâtre ?
Soudain, rester bêtement assise sur mon lit devient insupportable. Les jambes fourmillantes, je descend du lit en manquant de me coincer mes pieds dans cette stupide robe, et me dirige vers la fenêtre. La poignée, un ovale en or difficile à pivoter, porte le seau d'Occitania. Je dois m'y reprendre à plusieurs reprises pour forcer l'ouverture des fenêtres aux vitres trop fines pour conserver correctement la température des lieux. Quand j'y parviens enfin, un coup de vent repousse un des battants qui me frappe le front.
Je grogne tandis qu'un rire surgit dans mon dos.
Je me retourne pour foudroyer Jacme du regard, mais son amusement me déteint dessus et je finis par sourire. Difficile de lui en vouloir. Son visage a un je ne sais quoi d'angélique, avec ses dents blanches qui contrastent élégamment avec sa peau brune. Seuls ses yeux jaunes pourraient le rapprocher d'un être inquiétant, un peu comme s'il était un Djinn, mais la douceur dans ses traits atténue l'étrangeté de ses iris.
— Que se passe-t-il ? m'interroge le chevalier.
Je pique un phare, peu enjouée à l'idée d'admettre que je le trouve très beau. Je m'aventure sur le balcon pour m'extraire de la situation. Celui-ci semble être une construction récente, un ajout. On le remarque à la différence de couleur des pierres au sol, ou de celle constituant le muret massif servant de rambarde, par rapport à celle des parois du château. Je m'approche du bord. Le garde-fou est à la fois assez bas et assez large pour s'asseoir dessus, si l'on n'a pas le vertige.
Et je l'ai, évidemment. Je me contente donc de jeter un œil en contre bas pour constater qu'une plateforme inférieure s'y trouve. Au-delà, ce sont des jardins. Et, en dessus, avalant toute vision du reste de la citée médiévale, le dôme se dresse, époustouflant dans la clarté du soir.
Les carreaux de la verrière renvoient les rayons du soleil rasant en une vague irisée qui me rappelle aussitôt les couleurs aperçues dans le ciel nocturne la nuit dernière. Une brise souffle. Je ferme un instant les yeux, tentant de démêler les émotions qui se jouent en moi.
Je suis ici et maintenant.
Je repousse les images de cadavres entassés sous un arbre et d'homme pendu pour invoquer celle de mes parents souriants. Je me remémore nos soirées de jeux de société. Ces moments où maman taquinait papa pour qu'il se lâche et profite sans limites, comme cette fois au bord de la plage de Montpellier, où elle et moi courrions dans les vagues en nous arrosant tandis qu'il restait en arrière. Amusé, mais discret.
Nous étions une famille heureuse. Solide, soudée.
Mon père avait beau être introverti, il était toujours le premier à rire quand sa femme faisait quelque chose de drôle. Il se moquait à chaque repas qu'elle carbonisait en prétextant qu'elle l'avait fait car les siens étaient meilleurs. La vérité, c'était que maman avait appris très tardivement à se préparer sa nourriture et qu'elle n'y avait jamais pris goût, même lorsqu'il s'était s'agit de m'alimenter. Tandis que papa, avec son mariage exquis d'épices, parvenait toujours à nous régaler.
Sans lui, ma mère et moi aurions mangé la même chose chaque jour : des plats congelés ou des paquets de chips pour épancher la faim.
Maman disait que papa était sa planche de paddle. Inflexible, mais mouvante, solide et constante, il l'aidait à traverser la houle de la vie. Et sa maladie.
Je déglutis, les mains à plat sur le parapet. J'observe le ciel bleu, identique à celui de mon monde, les nuages filants, les oiseaux piaillant en creusant des cercles habiles dans l'air.
Mon papa distant et ma maman poule.
Et pendant ce moment d'égarement, je me mets à croire qu'ils sont ensemble, quelque part, heureux. Peut-être qu'ils m'attendent. Ou peut-être qu'ils existent encore dans une autre réalité où je ne suis pas là. Une réalité où ma mère n'a pas eu de cancer et où elle ne nous a pas quittés.
Des larmes solitaires ruissellent sur mes joues et je m'aperçois que ce n'est pas de tristesse. C'est de l'espoir.
Ici, je suis seule, mais ce nouveau monde s'étoffe tant qu'il me paraît être, peu à peu, authentique. Il devient alors plus simple d'imaginer que tout est pour le mieux. Que je traverse juste une étape étrange de ma vie.
Vis l'instant présent, me disait maman, parce que si tu attends de vivre l'avenir, tu ne prends plus le temps de vivre vraiment. C'était sa phrase fétiche quand elle repérait un air triste sur mon visage. Elle ne voulait pas que je vive dans l'anticipation de son départ.
Et maintenant que je n'évolue plus dans un quotidien où son fantôme m'attend à chaque pièce où je mets un pied, je réalise que c'est peut-être l'occasion de réapprendre à écouter ses conseils. Surtout à les appliquer.
J'essuie mes yeux et pivote vers l'intérieur au moment où j'entends toquer à la porte. Jacme se tend immédiatement, peut-être parce qu'il se demande si son supérieur va le pourrir pour avoir quitté son poste. La voix de Mysterio, étouffée par le battant de bois, nous prévient qu'il entre, une seconde avant de lier le geste à la parole et de refermer correctement derrière lui.
Le regard du chevalier coule sur Jacme, mais avant qu'il n'ait eu le temps de proférer un mot, je le coupe :
— C'est moi qui lui ai demandé de venir. J'avais envie de compagnie.
Les iris de Mysterio se plantent dans les mieux avant de faire la navette entre le plateau vide et Jacme.
— Ou envie qu'on finisse ton repas à ta place ?
Je me mords l'intérieur des joues pour éviter de sourire. Je devrais me sentir honteuse d'être prise la main dans le sac du premier coup, mais quelque chose dans le ton presque soupirant du chevalier me fait penser qu'il s'y attendait déjà.
— Peu importe, ajoute-t-il. Princessa, je sais qu'il va se faire tard, mais j'ai emmené Jupiter avec moi, votre Pegaz.
— Jupiter, mon pégase, répété-je en cherchant une explication plausible à ce charabia dans le fond de mon cerveau.
En trois pas, le chevalier se tient juste devant moi. Il se penche légèrement pour me confier, la voix basse :
— Pegaz, le dieu du savoir et de la connaissance. Jupiter a reçu son baiser et se tient à votre service pour faire votre enseignement.
— Faire mon enseignement. Jupiter. Baiser de Pégase.
— Pourquoi vous répétez tout ce que je dis ?
Et voilà que sa main retourne frotter sa nuque, comme s'il désirait plus que tout se pincer l'arête du nez.
— Je crois que notre princessa a tendance à être longue à la détente, rit Jacme.
Je fronce les sourcils pour lui adresser une grimace digne d'une enfant de cinq ans, à laquelle il répond par un bisou envolé. Le grognement menaçant de Mysterio suffit à lui faire reprendre une attitude de garde royal. Ennuyant à mourir.
Après quoi, le chevalier verrouille ses deux grandes mains brûlantes sur mes épaules. Il rive l'argent liquide de ses yeux dans les miens.
— Écoutez-moi bien, princessa. Jupiter connaît Rheane depuis aussi longtemps que moi. C'est son précepteur, son conseiller. Ils n'étaient plus très proches sur la fin, mais il avait tout de même une influence majeure sur elle. Et surtout, il connaît toutes ses failles : il mémorise tout grâce à son pouvoir. Vous ne pourrez pas vous faire passer pour Rheane assez vite pour le tromper.
Il n'avait pas terminé son discours que mon cœur galopait déjà dans ma cage thoracique.
— Pourquoi ne pas lui dire la vérité, alors ? couiné-je.
— J'aurais aimé qu'il vous voit plus tard, mais il a insisté pour que ce soit présentement, dit-il en omettant - sciemment ou pas, je l'ignore - de répondre à ma question. Nous allons tout miser sur le fait que votre empoisonnement vous a fait perdre la mémoire, d'accord ? N'essayez pas d'être Rheane, soyez naturelle.
Hein ? Il y a à peine quelques heures, il fallait que je sois elle, et maintenant, non ?!
Une toux exagérée retentit derrière la porte et Mysterio me lance un coup d'œil d'avertissement.
— Ça va bien se passer, je reste avec vous, chuchote-t-il avant de retirer ses mains.
Leurs absences me manquent immédiatement, comme si leur poids avait quelque chose de rassurant. D'un mouvement du menton, il enjoint à Jacme d'ouvrir. Tout va trop vite, stop, je ne suis pas prête ! ai-je envie de hurler. Pourtant, je ne dis rien quand il s'exécute et laisse apparaître un homme d'un certain âge, peut-être deux fois plus vieux que Jacme.
Il pénètre la pièce à grandes enjambées, sa tunique rose pâle virevoltant autour de ses jambes, le poitrail frappé de la croix occitane et le front nu de tout bandeau. Je réalise alors que c'est la première fois que je vois quelqu'un avec son signe bien visible. Le Signe de Pegaz, dieu de la connaissance, donc.
Je ne distingue pas les détails, mais je jurerai apercevoir une forme géométrique semblable à un triangle, et une sorte d'extrémité aéré, à la manière d'une aile stylisée. Le tout ressort avec finesse, d'une couleur crème bien distincte de sa peau brune, plus claire que celle de Jacme. Je comprends que c'est parce qu'il s'agit d'un tissu cicatriciel. Quelqu'un aurait pu tracer le sigle avec un couteau. Cette idée me fait frémir.
L'attention toute dirigée sur la découverte du dessin, c'est à peine si je remarque celle que son propriétaire me porte, d'une intensité troublante.
Lorsqu'il avance vers moi, je recule d'autant de pas. Jusqu'à ce que je me rende compte que c'est parfaitement ridicule de le fuir, à l'instant où il arque un sourcil sombre. Un rictus apparaît au centre de la barbe soignée qui couvre son menton pointu.
Si Jacme, Caméo, Calandra et Mysterio m'ont paru engageant dès la première fois, celui-ci me fait l'effet inverse.
— Je me réjouis de vous voir sur pieds, Princessa, dit le dénommé Jupiter d'un ton mielleux. Les dernières rumeurs qui me sont parvenues m'ont causé beaucoup d'inquiétude à votre égard.
Boudu, pourquoi est-ce qu'il parle de façon si sophistiquée ? Est-ce que je dois faire une courbette ? Le remercier ? Embrasser ses mains ? Qu'est-ce que je dois répondre, au secours !
Je lance un regard d'appel à l'aide à Mysterio, qu'il ignore.
— Je comprends, déglutis-je. Comme vous voyez, je suis remise.
Ses iris me parcourent, avec une lenteur qui me met aussitôt mal à l'aise, jusqu'à ce que je constate leur couleur atypique : on aurait dit du lilas.
Après m'avoir copieusement dévisagée, Jupiter se met à me tourner autour. J'enfonce mes ongles dans la paume de mes mains pour ne pas le suivre du même mouvement.
— J'ai ouïe dire que votre empoisonnement avait eu des séquelles lourdes. Votre perte de poids est conséquente, il faudra y remédier.
L'enseignant de Rheane pivote vers Mysterio.
— Le travail de Cameo est lamentable. N'était-il pas le meilleur des Aurochs quand il a été choisi ?
— Ses capacités sont incroyables, répond posément Mysterio, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Princessa est encore devant nous aujourd'hui : il l'a tiré des griffes de la Mort.
— Ce n'est pas étonnant que la déesse Banshee n'ait pas voulu d'elle, la Chasseresse arrive toujours à lui glisser entre les doigts.
Sentant ma gorge entravée par une boule d'angoisse, j'avale ma salive pour l'évacuer. Rien n'y fait, malgré plusieurs tentatives.
— Toutefois, poursuit Mysterio, il est vrai que Rheane n'est pas sortie indemne de son passage et...
— Qu'est-ce que c'est que cette coiffure ? le coupe Jupiter.
Avant que je n'ai pu me soustraire, il s'empare d'une des tresses encadrant mon visage.
— La Princessa a eu envie de changement sur le chemin d'Aguilar, me sauve Mysterio.
— Et tu l'as laissé faire à son bon vouloir ? l'accuse le précepteur.
— Depuis quand ma volonté prévaut à celle de la princessa ?
Je suis surprise par le ton neutre offert par le chevalier, ainsi que par l'absence d'émotion transcendant par ses iris. Les deux hommes se jaugent du regard quelques secondes, avant que l'enseignant ne me fasse face à nouveau.
— Cette coupe est inconvenante, il faudra la laisser pousser au plus tôt.
— Inconvenante ? bégayé-je.
Non seulement je n'étais pas certaine de comprendre le mot, mais il était hors de question que je change quoi que ce soit : ma mère adorait cette coiffure ! Elle disait que ça m'offrait un air elfique très craquant. Je ne compte pas y toucher, mais je ne l'admets pas à voix haute. Ce personnage me fait peur.
— Comme je te l'ai dit, Jupiter, la princessa a malheureusement gardé des séquelles, intervient Mysterio avant que l'autre ait pu émettre une nouvelle plainte. L'une d'elle est une perte de mémoire... importante. Il vous faudra reprendre ses connaissances depuis le début.
— Depuis le début ? s'étonne l'enseignant.
Je me tortille sur place, embarassée par son regard qui semble me disséquer comme s'il pouvait extraire des informations rien qu'en m'étudiant.
— Elle en a perdu son occitan, par exemple.
— Comment diable est-ce possible ? grogne Jupiter.
— Son cœur a cessé de battre de longues minutes avant que Caméo la ramène à la vie, ment honteusement Mysterio. Son cerveau en a pâtit.
Jupiter s'avance et s'empare de mon menton pour immobiliser mon visage.
— Princessa, m'avez-vous oublié ?
Pendant un instant, je crois percevoir une certaine inquiétude sur ses traits, avant qu'il ne retrouve une expression neutre. Je jette un bref coup d'œil au chevalier qui hoche la tête. Je déglutis.
— Oui, fais-je doucement.
Jupiter me lâche. Une ombre passe dans son regard.
— En ce cas, ne perdons pas de temps à reprendre vos études. Habillez-vous et suivez-moi.
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