♝Chapitre 11 ♝


Je m'enfonce dans l'eau avec un soupir d'aise. Je repère rapidement les savons posés dans une corbeille près du bassin et m'empresse de frotter ma peau jusqu'à la faire rougir. Si au début je guette la docilité du chevalier, j'en viens bientôt à l'oublier.

Les minutes s'écoulent dans le silence et le clapotement créé par mes mouvements. Mes pieds ont été guéris par Caméo, mais ils sont si sales, surtout entre les orteils, que je prends un soin tout particulier à les débarrasser de leur crasse.

Lorsque j'arrive à bout de l'impureté incrusté dans ma peau, je trouve une marche surélevée dans l'eau où je m'assoie pour profiter de la détente offerte à mon corps meurtri. Toutefois, je suis obligée d'occuper mon esprit à des sujets spécifiques pour lui éviter de s'égarer vers des réminiscences macabres.

Et c'est Mysterio qui m'accorde la plus belle échappée, sans le savoir, en commençant à me parler des implications de ma présence au palais. Il ne revient pas sur mon escapade sur la place, et je lui en suis reconnaissante. Je pensais qu'il me passerait un savon. Pour autant, qu'il ne le fasse pas ne parvient pas tout à faire à me rassurer.

Il m'explique les détails qu'il me faut dorénavant mémoriser. La première, par exemple, concerne ma façon de saluer les gens que je croiserai. Ou plutôt de la manière de ne pas m'encombrer de civilité, justement. Si tous ici sont contraints à la révérence à mon intention, je ne dois leur rendre en aucune façon. L'étiquette exige que seuls les nobles obtiennent mon respect. D'autre part, Rheane ignorait ostensiblement tous ceux ne méritant pas son attention. Autrement dit, tout le monde.

Cette princesse devait être un personnage tout à fait exquis...

Encore un problème de taille lorsqu'on sait que la politesse est une des valeurs phares enseignées par ma famille. Elle est instinctive chez moi. Je le mentionne à Mysterio, mais ça ne paraît pas l'inquiéter plus que ça : il assure pouvoir me soutenir. Je commence à croire qu'il surestime ses capacités, en plus des miennes.Au-delà de ce premier point noir, Rheane refuse qu'on s'adresse à elle sans qu'elle en ait explicitement donné l'autorisation. Si l'usage n'est pas respecté, elle se montre hautaine. Je disais donc : tout à fait charmante, cette version de moi-même...

Le chevalier poursuit son laïus avec la ferme résolution de m'inculquer le plus de protocoles possible en un court laps de temps. Il ne parvient qu'à m'embrouiller l'esprit. Au moins, je lui reconnais le mérite de détourner ma pensée d'une vision cauchemardesque contenant un homme pendu.

— Tu remarqueras qu'il est interdit de pénétrer le palais avec son banda, car il est exigé qu'on sache le pouvoir de chaque individu. Ne parle jamais de sujet sensible sans t'assurer en amont que nous sommes isolés : non, mieux, ne le fait pas sans me le demander d'abord. Rappelle-toi de ne jamais, au grand jamais, retirer ta couronne.

Je tourne la tête vers ledit diadème, sagement posé sur le banc avec les affaires, puis vers Mysterio, qui a fini, je ne sais trop quand, par se débarrasser de la cape pour la revêtir. Je n'ose pas lui reprocher d'arrêter de servir de porte-manteau. Après tout, la peau de mes doigts est si fripée que ça ne m'étonnerait pas que je barbote depuis une heure, le pauvre.

Je ferme les yeux, bercée par la voix de Mysterio, tandis qu'il continue à me bourrer le crâne d'informations concernant les pouvoirs et les Signes. Je l'avertirai bien du fait que j'ai davantage une mémoire visuelle, et que l'écrit serait plus simple pour mon enseignement, mais je n'ai pas le courage de lui avouer n'avoir retenu qu'un quart de ses connaissances jusqu'ici. Il serait capable de reprendre depuis le début...

Il s'investit tellement ! Soudain, j'ouvre les yeux et me redresse, créant un mini raz de marée. Le chevalier pivote aussitôt, intrigué, ou peut-être alarmé, et je claque ma langue contre mon palais. Il m'offre à nouveau ses dorsaux en grommelant.

— Le pendu, pensé-je tout haut, animée par une révélation subite. Il n'avait pas de signe. Et il ne parlait pas occitan.

J'observe le dos de Mysterio à temps pour noter la contraction apparue dans ses épaules.

— Tu m'as dit que ce sont les nobles qui parlent français, parce que c'est une langue récente de la bourgeoisie. Je sais aussi que les gens sans signes sont rares, et je l'ai encore constaté dans la foule. En fait, je suis même sûre que dans la file de l'échafaud, aucun n'avait de symbole sur le front, pas plus qu'ils n'avaient de bandeau.

Je pose une main sur ma poitrine comme pour apaiser les battements lourds qui s'y installent. La sensation de gravier dans ma bouche me force à déglutir, inutilement.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? demande-t-il innocemment.

Si j'ai compris une chose de cet homme, c'est qu'il n'est pas stupide. Il est même terriblement intuitif quand il s'agit de ma personne. Il bluffe, je le perçois dans le ton de sa voix.

—Mysterio, retourne-toi, réclamé-je, me persuadant qu'il ne pourra rien voir avec la couleur trouble de l'eau.

Il s'exécute, le heaume dirigé vers un coin de la pièce, loin de moi.

— Regarde-moi, s'il te plaît.

Je vois sa glotte monter et descendre, avant que son regard d'acier ne se plante dans le mien.

— Tu as dit que les gens comme moi finissaient mal, coassé-je. Est-ce que le monsieur que j'ai vu... venait de mon monde ?

— C'est fort probable.

Mon menton tremblote et je dois conserver tous mes moyens pour ravaler les larmes qui menacent de jaillir de mes yeux.

— Et il a fait quoi pour mériter la mort ?

— Sans doute rien, admet-il avant d'exhaler un bref soupir.

Je me cache les yeux dans mes mains et me laisse couler sous l'eau. Je reste sous la surface quelques secondes avant de remonter et d'essuyer les gouttes qui ruissellent sur mes paupières.

— Donc, chaque fois que vous trouvez quelqu'un comme moi - un demòni - vous l'exécutez sans raison ?

Je vois une expression de colère passer dans ses iris clairs, et je me rappelle que je n'étais pas supposée connaître ce nom, donné accidentellement par Calandra. Mais c'est bien le cadet de mes soucis.

— Bien souvent, gronde-t-il.

— Mais pourquoi ?!

— Il y a deux façons pour un demòni d'apparaître. Dans le premier cas, la version de lui-même née ici est morte. La seconde, il la remplace et on ne retrouve plus jamais la trace de celui légitime. Peu importe sous quel angle on voit les choses, la présence d'un demòni est perçue comme une abomination. Les gens sont persuadés qu'il s'agit d'esprits maléfiques qui substituent le visage de nos êtres aimés pour semer le désespoir et la destruction sur leur passage. Votre simple existence est une hérésie aux yeux du peuple.

— Et pourtant, tu ne m'as pas regardé une seule fois comme ça, chuchoté-je.

Ses yeux à la couleur si froide se réchauffent d'une telle bienveillance que j'en perds le fil de notre discussion l'espace d'un instant.

— Je pensais ne jamais la revoir, répond-il si doucement que c'est à peine si je perçois ses mots.

Une épine transperce ma poitrine. Je serre le poing au niveau de mon cœur comme si je pouvais faire fuir la douleur. Le visage de ma mère en train de me sourire traverse ma vision. Cette fois, je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas céder aux larmes.

Je prends une inspiration maladroite pour recouvrer mon calme.

— Donc... tu as compris immédiatement que je n'étais pas elle ?

— Je l'ai deviné, mais je n'en ai eu la confirmation qu'en retournant auprès de son corps. Un demòni se repère par son absence de signe divin. Vous n'êtes pas né dans ce monde, par conséquent, il vous ait impossible d'avoir obtenu le baiser d'un dieu. C'est ainsi qu'on vous reconnaît. En plus de vos accoutrements, de votre façon de parler ou de vous , il en va de soi. Dans tous les cas, il est rare qu'un demòni parvienne à se mêler au peuple.

— Si on est tant diabolisé, pourquoi tu te comportes de façon aussi...

— Gentleman ? s'amuse-t-il.

Je rougis et il hausse les épaules.

— Pour avoir été confronté assez souvent à des demòni, je n'ai jamais eu le sentiment qu'ils étaient particulièrement monstrueux. Au contraire, la plupart sont tous comme vous : perdu, désespéré, incompris... les histoires à leur propos, les accusant d'être les instigateurs des pires boucheries ou de monstruosité, je ne les ai jamais constatés. Ce ne sont, à mes yeux, que de regrettables récits isolés qui ont été amplifiés pour faire peur au peuple et pousser à la délation. En outre, j'ai accès à des connaissances et à des écrits auxquels la population ne peut prétendre : j'ai eu, disons, une ouverture à des perspectives différentes en ce qui vous concerne.

Je me prends la tête entre les mains et me frotte le cuir chevelu. J'ai l'impression de discerner peu à peu un tableau d'ensemble concernant ma situation. Et il est loin d'être glorieux.

— Et maintenant ? dis-je d'une petite voix. Qu'est-ce que je vais devenir ?

— Je vous l'ai dit. Je vais vous transformer en Rheane pour que rien ne vous arrive. Et nous trouverons un moyen de vous renvoyer chez vous.

Poussé par une force invisible, mon menton se redresse et mon regard plonge dans le sien comme s'il éprouvait le besoin de s'y noyer.

"Le moyen de vous renvoyer chez vous".

— Et les autres ? fais-je si bas que je m'entends à peine.

— Je ne comprends pas.

L'argent de ses iris semble miroiter.

— Que vont devenir tous ces gens à qui il est arrivé la même chose qu'à moi ?

Le chevalier m'observe longuement avant de s'accroupir au bord du bassin. Je devrais m'inquiéter qu'il puisse voir à travers l'eau. Pourtant, son attention me harponne sans ciller, et j'ai la conviction qu'il n'a aucun désir de jouer au voyeuriste.

— Vous pourrez les aider en devenant Rheane. Elle dirige le peuple, elle peut changer les choses. Et lorsque vous aurez trouvé un moyen de rentrer, partagez-le au monde entier.

Une bouffée de chaleur remonte jusqu'à mes joues et un tourbillon de larmes menace de jaillir de mes paupières. Il a prononcé ces paroles avec tant de ferveur que ses mots résonnent en moi. M'emplissent d'une soudaine détermination, d'un nouvel objectif.

Ma mère me disait depuis petite : "Le pouvoir se déniche en chaque individu. Utilise-le à bon escient et offre un monde meilleur. Imagine que chaque bonne action soit la marche d'une échelle. Si chacun atteint le bout de son échelle et qu'on les additionne, nul sommet n'est hors de portée. Car les actes unis rendent l'impossible réalisable. Montre l'exemple, et accède au sommet de ta réussite spirituelle."

Je n'avais compris ses mots qu'en grandissant. Les occasions de témoigner sa bienveillance sont nombreuses, et la bonté appelle la bonté. Avec l'enseignement du bouddhisme, je savais dorénavant qu'il ne s'agissait ni plus ni moins que de la vision de ma mère pour offrir un monde meilleur, en appliquant le principe de base de ne nuire à aucun être vivant, en cultivant la moralité.

Car dans notre religion, le salut se trouve en chacun de nous, et l'avenir entre nos mains. C'est uni qu'on change le monde. Nous sommes indivisibles.

C'est le vœu du bodhisattva, qui dédie sa vie à l'Éveil de tous.

— Bay ? Vous allez bien ?

Je cligne des yeux et prends conscience que je me suis levée spontanément. Je plonge aussitôt dans le bassin en me recroquevillant pour m'arracher à sa vue. La honte !

— Ne rougissez pas ainsi, je connais votre corps par cœur, je l'ai vu grandir de l'enfance à l'âge adulte.

Je le dévisage, horrifiée.

— Tu viens vraiment de dire ce que j'ai entendu ?

— J'ai dit quelque chose qui vous déplaît ? demande-t-il, la voix remplie de perplexité.

— Ça fait si longtemps que tu connais Rheane ?

Je le devine en pleine réflexion derrière son casque.

— Presque un cycle.

— C'est quoi un cycle ?

— Douze années divines, égalent un cycle divin.

— Ça fait douze ans que tu es avec la princesse ? m'étranglé-je.

— L'année prochaine, c'est ce que ça aurait fait.

Je calcule rapidement sur mes doigts. Elle avait cinq ans !

— Mais... mais... vous couchiez avec alors que vous l'avez connu bébé !

— C'est le détail qui vous vient à l'esprit ? s'amuse-t-il.

Je reste médusée. Je ne sais pas quoi faire de cette information. C'est presque comme s'ils appartenaient à la même famille. Sauf qu'ils étaient amants.

— Et tu avais quel âge ?

— Un cycle. C'est l'âge auquel on nous attitre un noble.

— Parce que tu es un Crym ?

— Jacme a la langue bien pendue, soupire le chevalier avant de se redresser. Vous devriez sortir et vous habiller, vous n'avez déjà que la peau sur les os, je ne voudrais pas que vous la perdiez davantage.

Il s'éloigne et revient, les bras encombrés d'une serviette qu'il me propose. Cette fois, il prend soin de détourner la tête et je trouve cette prévenance touchante. Je sors de l'eau en m'empressant de m'y enrouler avant de claquer des dents à cause du froid.

Tandis que je m'efforce de sécher mes jambes, une idée jaillit brusquement dans mon esprit :

— Tu étais donc un enfant quand tu as commencé à travailler pour la princesse ? Et tes parents ?

— J'ignore tout d'eux, répond-il. Jacme a dû vous le dire, mais la garde Crym se compose d'orphelins. Les bébés nés sous le signe du Mysterio appartiennent au royaume : ils sont cueillis à la naissance.

Je me tourne vers lui sans parvenir à masquer l'expression d'effroi qui doit se peindre sur mes traits.

— Ils volent des bébés à leurs parents ?! Mais pourquoi ?

— Pour en faire de parfaits petits soldats, dit-il avec un timbre si neutre que ça me fait de la peine. Parce que ceux nés sous le signe du Mysterio sont dangereux.

— Pourquoi ? Un bébé ne peut pas être dangereux.

— Parce que nos pouvoirs sont aléatoires, réplique-t-il bien plus sèchement, avant de se détourner, comme pour couper court à mes questions.

— Vous avez dit qu'il suffisait de ne pas faire la cérémonie pour ne pas en obtenir, osé-je pourtant demander, d'une petite voix toutefois.

Le chevalier s'arrête, dos à moi, un pied sur la marche pour retourner à la chambre. Il tourne très légèrement son heaume dans ma direction.

— C'est bien, Bay, vous commencez à comprendre ce monde, dit-il avant d'emprunter les escaliers. Habillez-vous, Princessa.


*« Être d'Eveil » en Sanscrit


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