♜Chapitre 10 ♜
Le détenu à la nuque enserrée dans le cordon baisse les yeux sur la foule. Il ne porte ni bandeau ni signe sur le front. Je crois qu'il sourit. Un sourire dédié à quelqu'un.
Le bourreau apparaît à ses côtés, les mains sur une manivelle que je devine plus que je ne vois. Un autre gentilhomme au bandeau en or s'avance sur la plateforme et déplie un parchemin. Il lit le texte d'une voix forte qui survole le peuple amassé et ramène le silence. Bien entendu, c'est en occitan. Mon sang se transforme en torrent à mes tempes. J'aimerais détourner le regard, mais il reste morbidement figé sur le terrible spectacle.
L'homme se tait enfin et se tourne vers le condamné.
— Je suis innocent et vous aurez ma mort sur la conscience ! rugit ce dernier. Je suis innocent !
Le bourreau tire la manivelle.
Le corps tressaute au bout de la corde. J'hoquette et me couvre les yeux de mes mains.
C'est un cauchemar.
Les musiciens reprennent leur lente litanie. Le brouhaha des voix encombre ma tête.
— Bay !
Je lève le nez. Mysterio approche en poussant sans ménagement les gens devant lui qui s'écartent précipitamment. Le cœur en miette, je saute de mon perchoir et m'enfuis à l'opposé.
Ces gens sont fous. Ce peuple est barbare. Je ne resterais pas une minute de plus.
Je me faufile avec la force du désespoir entre les passants. Des sifflements retentissent derrière moi. Je les entends, distraite, mais ne m'appesantis pas sur leur rythme étrange.
Je bifurque à la première ruelle en me félicitant d'avoir, cette fois, des bottes aux pieds pour galoper.
Je suis stoppée net dans ma course par un bras puissant en métal. Je pousse un cri, puis un hurlement frénétique en me sentant soulevée dans les airs. Une voix baragouine en occitan tandis que je continue à m'agiter pour échapper à la prise.
J'atterris à terre et m'enfuie aussitôt. Mais on me retient par le biceps. Mon assaillant grogne quelque chose. Je me retourne, ai à peine le temps de réaliser que c'est un garde en armure qui m'emprisonne, puis un craquement retentit : en même temps, une décharge électrique me traverse du poignet jusqu'à l'épaule.
Je baisse les yeux sur l'angle étrange que forme dorénavant mon bras, les yeux écarquillés d'effroi. L'envie de vomir me frappe avant que mon cerveau ne reçoive l'information de la douleur. Une douleur foudroyante. Elle explose brusquement au niveau de mon coude et remonte pour enflammer mes joues comme si je me noyais dans une eau brûlante.
Oh merde.
Mon esprit capitule sous l'affluence de données nerveuses. Je sombre dans l'inconscience avec soulagement.
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Je baisse les yeux. Le gouffre n'a pas de fond. C'est comme voir la gueule des enfers. Je me retourne. Sur le toit de l'immeuble, un chevalier approche. Son armure est rutilante dans l'obscurité, la croix sanglante sur son heaume. Ses pas apportent des cliquetis dérangeants, angoissant. Je n'aperçois pas son regard, mais sa voix répète sans cesse les mêmes mots avec ce timbre si familier "Tout va bien, tout va bien, tout va bien"...
Je continue à frôler le bord. À nouveau, impossible de m'empêcher de jeter un œil en bas. Je fais volte-face lorsqu'une poigne puissante s'empare de mon avant-bras. Je crie. Je hurle. Le chevalier me déboîte l'épaule avant de m'arracher tout le membre en me repoussant d'un coup de pied.
Je plonge dans le vide, horrifiée...
... et me sens brusquement réintégrée dans mon enveloppe charnelle. J'entends ma respiration apaisée, mon cœur calme... puis les deux s'emballent comme s'ils revenaient à la vie et j'ouvre les yeux.
Je suis recroquevillée dans des draps immaculés d'une étonnante douceur sur la peau nue de mes jambes.
Le premier réflexe qui me vient est de vérifier l'état de mon bras. Un, deux, trois, cinq doigts... tous mobiles et indolores. Le bras ? Indemne. Un souffle d'allégresse s'extirpe de ma poitrine.
Puis l'étincelle de l'espoir s'allume. Je me redresse d'un coup dans ma couche et parcours les lieux du regard.
Rien. Absolument rien n'est reconnaissable à ce qui se trouve dans ma chambre. Pendant un instant, je ferme les paupières et enserre mes genoux de mes mains pour me ressaisir, piétiner cette émotion de défaite. Je ne vais pas pouvoir m'apitoyer sur mon sort à chaque fois que je me réveille. Je dois me faire à l'idée que mon voyage dans ce monde est un aller simple.
Histoire de me secouer, je descends du lit. Sa taille ne m'échappe pas, pas plus que la pièce dans laquelle je me trouve. La plupart des murs sont composés de larges et belles pierres polies quand ils ne sont pas parés de tapisserie brodée. Il en va de même pour le sol aux dalles couvertes d'épais tapis, sans doute pour protéger du froid.
Je m'attendais à des fenêtres étroites, mais ce sont deux grandes baies avec l'ouverture sur un balcon que je devine. Le mobilier de la pièce associe plaque de marbre clair, bois ouvragés et éléments de décoration en céramique, parfois en métal. Le rouge prédomine avec des touches d'ivoire et de fil d'or, comme ces draps ou ces rideaux brodés. Plutôt que des meubles lourds et encombrants, la majorité se tient sur des pieds fins et élégants, raffinés.
Je jurerai reconnaître un style gréco-romain dans l'agencement, même si je suis loin d'être une experte en la matière. Dans le mur face à mon lit, une cheminée où terminent de se consumer des bûches noircies crachote des étincelles.
Des coups frappés sur la gauche me font brusquement sursauter. Figée telle une voleuse prise en plein méfait, je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche que la porte de la chambre est repoussée avec douceur, en même temps qu'une voix ne s'exclame :
— Princessa, je vous apporte vos vêtements neufs.
Je recule précipitamment, bute contre un meuble, saisis un vase dont je renverse le contenu malencontreusement et le brandis devant moi, m'éclaboussant les pieds d'eaux et de plantes inconnues.
L'intrus s'immobilise en me voyant, l'air aussi surpris que moi, transportant un encombrant tas de tissus.
Je m'époumonne en agitant la jarre.
Il s'égosille en retour, lâche son ballot et lève les bras en baragouinant quelque chose en occitan.
En l'espace de quelques secondes, Mysterio débarque dans la pièce en envoyant valser la porte contre le mur de pierre sans aucune délicatesse. Ses deux épées brandies, il analyse brièvement la scène avant de rengainer ses armes. Ses épaules s'affaissent et il se redresse, visiblement rassuré par la situation.
Entre-temps, j'ai cessé de braillé, mais en ai profité pour m'enrouler dans les rideaux. Pour cause : je suis en tenue d'Eve !
— Bon sang, Princessa, vous n'avez pas idée d'hurler de la sorte, telle une brebis qu'on égorge, s'agace le chevalier. J'ai cru qu'on attentait à votre vie ! Qu'est-ce qui justifie votre réaction ?!
Je le regarde avec des yeux ronds comme des soucoupes. La stupeur empêche la colère de se frayer un chemin dans mon esprit tout juste éveillé. Mais avec un peu de bonne volonté et en voyant l'expression perplexe du jeune individu - qui ramasse les vêtements tombés au sol - ainsi que Mysterio, mains sur les hanches à la manière d'un professeur mécontent, je déchante :
— Comment ça, qu'est-ce qui justifie ?! m'étranglé-je. Je ne sais pas moi, peut-être le fait que je sois NUE et qu'un homme à moitié À POIL débarque sans crier gare !
Mysterio se tourne vers le garçon. Celui-ci cligne des yeux et hausse ses épaules dénudées. Oui parce que, dans sa grande bonté, ce monsieur-là, qui semble avoir à peine une vingtaine d'années, ne porte qu'un lange autour de la taille. Comment peut-il ne pas avoir froid ?!
— Je me suis annoncé, dit-il.
— Vous êtes rentré de suite ! crié-je en vérifiant que le rideau couvre bien toutes les parties intimes de mon corps.
— Bien entendu, vous détestez que je vous fasse attendre, répond-il lentement.
Il mime très bien l'incertitude, le bougre ! Il me ferait presque douter de ma bonne foi !
— Sortez, soupire Mysterio. Sans les habits, il en va de soi.
Le serviteur - car je suppose que c'est ce qu'il est - s'incline face au chevalier, dépose son fardeau sur le lit à baldaquin et me jette un coup d'œil d'excuse. Avant de sortir, il s'arrête toutefois et demande :
— Puis-je poser une question ?
— Vite, grogne Mysterio avec une pointe d'exaspération dans la voix.
— Pourquoi vous cachez-vous derrière le rideau ? m'interroge le jeune homme.
J'ouvre la bouche, mais rien ne sort, le cerveau gelé par le fait même de devoir lui expliquer à quoi je joue.
Le chevalier vient à ma rescousse en poussant un nouveau soupire. Il bouscule le serviteur d'une main dans le dos, direction la sortie.
— Merci Antoine, on te fera mander au besoin.
— Mais... commence le valet juste avant que Mysterio ne lui claque la porte au nez.
Le chevalier croise les bras sur son torse et me fait face.
— Je me faisais la même réflexion : que faites-vous ?
— C'est pourtant évident ! je me réveille dans une pièce inconnue, sans l'ombre d'un tissu sur moi, tandis que deux hommes déboulent sans même faire l'effort de se détourner ! C'est moi qui devrais vous demander ce que vous foutez !
Je rugis sur le dernier mot d'une voix stridente, sans doute hystérique, le tout en tapant du pied. Et peu importe si on me prend pour une gamine !
Contre toute attente, Mysterio se tait. Je ne parviens pas à décrypter son regard : il est trop loin. Et je maudis, encore, ce foutu casque qu'il porte en permanence.
— Avez-vous un souci avec votre nudité ?
Mes joues s'enflamment et mon cœur s'accélère. Qu'est-ce que je suis supposée répondre à ça ?!
— Je n'ai pas... je ne suis pas... balbutié-je.
Est-ce qu'il me demande si je suis prude ?!
Incapable de finir ma phrase, je regarde le chevalier s'approcher sans réagir, avant de sursauter et de me coller à la fenêtre quand il tend la main vers moi.
— Comment va votre bras ?
Je baisse les yeux sur le concerné.
— Bien, pourquoi ?
— Je suis vraiment navré de ce qui s'est produit, ça ne se reproduira pas. Le garde a fait un excès de zèle en vous interpellant...
— Un excès de zèle ? Il m'a pété le bras !
Enfin, il l'avait brisé...
Rien que me souvenir de la sensation m'arrache un frisson. Ce n'était donc pas un rêve, ça s'est vraiment produit. De la bile me remonte dans la gorge.
Le regard du chevalier s'emplit de remords.
— Vous avez cherché à vous enfuir... encore, dit doucement le chevalier.
— En même temps, votre peuple a fait pendre quelqu'un, bredouillé-je en me remémorant mes derniers souvenirs de la scène macabre.
Je ferme les paupières un instant avant de vite les rouvrir, troublée par la vision qui s'impose aussitôt sur mes rétines.
— Je vous avais prévenu qu'il était préférable d'éviter la place, vous ne m'avez pas écouté.
— Je l'aurais peut-être fait si vous m'aviez dit la vérité, éructé-je avec un arrière-goût de trahison sur la langue.
Il ne dit rien, mais son regard parle pour lui. Il se détourne et s'approche du lit pour récupérer les vêtements laissés par le serviteur et me les apporter.
— Je vous ai fait préparer un bain, j'ai pensé que ça vous ferait du bien.
Je renifle mon épaule et grimace sous l'odeur âcre de transpiration. Le besoin subit de nettoyer toute cette crasse me comble brusquement d'une joie intense. Je salive d'avance, pressée de sentir l'eau parcourir mon corps. D'une main, j'arrache le tissu des bras du chevalier et les plaque contre moi avant de le fixer. Il ne bouge pas. Moi non plus.
— Je peux savoir ce que tu attends ? finis-je par demander.
— Que vous me suiviez. Je vais vous conduire à votre salle d'eau. À moins que vous ne désiriez la chercher à l'aveugle ?
— Et tu veux que je fasse ça cul-nul ?
— Nous ne croiserons personne, m'assure-t-il.
Je l'observe pour tenter de deviner s'il se moque de moi. Mais non, il paraît diablement détendu.
— Et tu es quoi, toi, personne ?
— Je ne comprends pas.
Une envie folle de me taper le front m'extirpe un sourire un peu fou.
— Ok, je m'explique : Je. Ne. Compte pas. Me balader. À poil. Devant toi. C'est plus clair ?
Il cligne des yeux, visiblement incertain, avant d'éclater de rire. Je sursaute, surprise par sa réaction, avant de sentir la moutarde me monter au nez. Son rire est agréable. Il a un je ne sais quoi de si mature que ça me retourne un l'estomac. Sans parler de sa glotte qu'il expose soudain à mon attention et que je remarque pour la première fois. Un instant je me fais la réflexion que c'est divinement viril. Les garçons de mon âge n'ont pas souvent une gorge si... adulte.
Puis je me rappelle que son attitude est blessante et je tends la main.
— Donne-moi ta cape au lieu de te foutre de moi, ronchonné-je.
Il s'exécute une seconde après s'être calmé et détache le textile de ses épaules en dégrafant la croix occitane retenant les deux pans devant son poitrail.
Je m'empare de son vêtement avec des gestes brusques pour exprimer mon agacement avant de me retrouver bêtement coincée : je n'ai pas assez de mains pour tenir le rideau, les habits neufs et la cape.
Les dents serrées et une envie idiote de pleurer me crispant les joues, je finis par crier :
— Retourne-toi, bon sang !
L'expression dans ses yeux se fait soudain très sérieuse. Il se détourne, me présentant son dos robuste où des lanières de cuir se disputent la place avec des plaques de métal, le tout sur du tissu écarlate. Deux courtes armes entrecroisées apparaissent tête en bas, leurs pommeaux accessibles au niveau de la taille. Vu la finesse des dorures qui les décore, j'imagine qu'elles sont précieuses.
Je me secoue et me dépatouille avec toutes mes affaires pour m'échapper de mon paravent improvisé. J'attache la cape autour de mon cou à la manière d'un paréo et tapote l'épaule du guerrier. Il ne fait aucune remarque sur ma façon de me vêtir et m'entraîne à sa suite vers le fond de la chambre. Il passe sous une arche, descend une volée de marches, se tourne pour me tendre la main - que j'ignore, car je sais encore mettre un pied devant l'autre, merci bien -, soupire en comprenant que je n'ai pas besoin de lui, traverse la pièce et pousse une lourde porte en bois pour emprunter des escaliers en colimaçon.
J'accorde à peine un regard à l'espèce de boudoir accolé à la chambre pour coller au train du chevalier, agacée par la froideur des pierres sous mes pieds nus.
Le conduit que nous suivons est si humide que je frissonne. Je croise mentalement les doigts pour que le bain soit au moins chauffé : j'imagine que malgré certaines évolutions technologiques, leurs canalisations ne doivent pas être comme chez nous.
Brusquement, je réalise que j'y vois comme en plein jour. ça ne m'a pas choquée au premier abord, car j'y suis habituée dans mon monde. Mais ici ?
Je lève les yeux. Et repère aussitôt la guirlande suspendue, dont les petites sphères rapprochées parviennent à éclairer le conduit de pierre.
C'est vrai, ils ont même l'électricité, après tout ; avoir de l'eau chaude ne devrait pas être miraculeux, pensé-je.
On atteint enfin une cavité assez basse sous un plafond de voûte, maintenue par de larges piliers. Au centre de la pièce, un vaste bassin légèrement fumant et à l'eau trouble me fait de l'œil. Contre le mur du fond, en face de moi, un étrange mécanisme avec des tubes en bois attise aussitôt ma curiosité.
— Le bain est à bonne température, vous pouvez y aller sans risque. Si vous souhaitez de l'eau froide, il vous suffit de tirer sur la corde et le conduit en bambou vous en fournira. Si vous le lâchez, il reprend sa place.
J'acquiesce, estomaquée par cette nouvelle découverte.
— Comment vous avez chauffé autant d'eau ?
— Avec un feu dans une cavité sous le bassin, comme un four.
Comme une source thermale, en fait. Je m'avance au bord de la piscine et y trempe timidement un orteil. Un frisson de bien être me traverse. Exactement ce dont j'avais besoin.
Je dépose mes vêtements sur une assise raffinée contre un mur et me tourne vers le chevalier pour lui faire signe de s'en aller.
— Je préfère rester ici, au cas où vous vous noieriez.
— Je sais nager, soupiré-je.
— Oh. C'est une bonne chose.
— Rheane ne le savait pas ?
— Non.
Inutile de lui expliquer que dans mon monde, c'est une technique qu'on apprend très tôt.
— Et bien moi, si, alors va-t-en. Ou cache-toi les yeux, tourne moi le dos, mais ne reste pas là à te rincer l'œil !
Je reconnais son sourire dans son regard avant qu'il ne s'installe face à la sortie. J'hésite quelques secondes en me demandant si je peux lui faire confiance, puis me convaincs que je n'ai qu'une hâte : me mettre à l'eau.
Je me débarrasse de la cape en la lançant sur sa tête et lui ordonne de ne pas la retirer. Il grogne, mais obtempère.
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