Chapitre 5 - Dernier hommage
De retour dans le centre-ville de la méta-cité, Cassiel se gare devant l'entrée principale du Bureau Asiatique. De jour la structure prend encore plus d'ampleur par sa forme et son gigantisme. Lors de son arrivée, hier soir, malgré l'éclairage des luminaires et des hologrammes, il lui a paru moins massif. En pleine journée, l'anthracite du bâtiment principal jurait avec les autres buildings alentour moins imposants et plus colorés pour certains. Qui plus est, il observe aussi que les tours sont moins élancées que le suggèrent les néons qui illuminent leurs arêtes. La rue perd son charme nocturne au profit de nuances de gris plus ternes et de blanc trop lumineux. Quelques îlots de couleurs et de verdure égayent toutefois le quartier. Il grimpe sans grande conviction les marches qui le mènent à l'accueil du bâtiment. Cassiel note la présence de plusieurs individus dont Esther et Batu en pleine conversation. Il s'approche du petit groupe et les salue hâtivement.
— Bonjour.
— Bonjour, Cassiel, lui répond avec douceur Esther de sa voix chaude. Comment s'est passée votre première nuit en Panasie ?
Étonnamment, Cassiel se surprend à penser que le timbre de voix d'Esther inspire la confiance et le personnage en lui-même par la même occasion. Dommage que son comportement de la veille ait conduit à plus de suspicion de la part de l'écossais. Il comprend qu'elle ait obtenu le poste de directrice de la branche asiatique de la Guilde. Toutefois, il lui semble qu'ils sont partis du mauvais pied tous les deux.
— Mauvaise. Mais ça ne change pas vraiment des autres nuits. Sans compter que j'ai eu le temps de réfléchir aux derniers évènements.
Tandis qu'ils entament leur discussion, le reste du groupe s'écarte légèrement afin de poursuivre la leur sans déranger et être dérangé.
— Et qu'avez-vous retenu de cette réflexion nocturne ? La nuit vous a-t-elle porté conseil ?
— Je vais vous aider sur l'affaire de mon père. Mais à ma manière et selon mes conditions. Il est hors de question que je subisse le même sort que lui. On en reparlera après la cérémonie.
— Je vois... répond Esther songeuse. Effectivement, nous avons à discuter. Venez, je vais vous introduire auprès des autres.
Elle se tourne vers les autres membres du Bureau légèrement en retrait et fait signe à Cassiel de s'approcher. Le jeune homme note, en plus de Batu, cinq personnes qui, au vu de leur allure, sont des conjureurs, même s'ils revêtent tous des tenues pour la cérémonie. Deux couples dont un d'origines africaines à voir la couleur sombre de leur carnation et l'autre asiatique. Il reste une femme seule, d'origine incertaine, européenne ou nord-américaine, mais rien de précis. Tous portent néanmoins les deux armes de service. Un revolver standard de chez KTA contre les humains, ainsi qu'un pistolet à impulsion du même fabricant spécialement conçu pour percer le blindage des cyborgs ou de certains augmentés. S'ajoute à cela un éventail de gadgets pour suppléer à leurs besoins sur le terrain. Et pour la plupart, une troisième arme spécialement conçue pour lutter contre les créatures spirituelles. Cet équipement peut être n'importe quoi, tant qu'il est enchanté et créé dans l'alliage spécial d'argent et d'acier en provenance du monde des esprits, l'atræsite.
Cassiel observe ses acolytes et tous ont cet air grave, sinistre presque gravé sur le visage. La mort de Karl leur pèse plus que ne le pense son fils. D'un côté, il ne connaît pas vraiment les relations de son père en dehors de la sphère leurossienne* des conjureurs. Il a sans doute collaboré avec eux sur divers contrats. Néanmoins, ils montrent tous un profond respect pour son lui lorsque Esther le présente.
— Je vous présente notre nouvelle recrue. Voici Cassiel Steward, le fils de Karl, commence-t-elle d'une voix neutre. Cassiel, voici, Sékou et Imani Kone, qui nous viennent tout droit de la Côte d'Ivoire.
A la mention de leurs noms, les deux concernés s'approchent de Cassiel et le saluent à la manière des conjureurs. Ils s'empoignent vigoureusement l'avant-bras droit et placent leur main gauche par-dessus. Tous deux lui adressent également un signe de tête qui fait teinter leurs boucles d'oreilles.
— Bienvenue, Cassiel. Toutes nos condoléances pour ta perte. Karl était un grand homme.
Gêné par tant de formalité et d'égards envers son paternel, Cassiel sourit timidement et opine du chef en signe d'assentiment.
— Merci pour l'accueil et votre sollicitude.
Viennent ensuite Temuulen Lhagvasuren et Ai Ogura. Un couple pour le moins étrange étant donné qu'ils travaillent en solitaires bien qu'ils vivent ensembles. Si Temuulen, se montre assez fermé, sa compagne quant à elle fait preuve de plus de chaleur et de compassion pour l'écossais.
— Ono tabi wa goshuushousama de gozaimasu. Kokoro kara okuyami moshiagemasu, Steward-san.**
— Arigatô gozaimasu***, Ogura-san.
Sonia Janov est la dernière à se présenter à lui. Son visage n'exprime aucune forme d'émotion. Il lui est impossible de déchiffrer l'expression de la femme à la chevelure neigeuse qui se tient devant lui. Elle se contente de lui empoigner le bas avec fermeté et de lui présenter ses condoléances de façon succincte dans un anglais correct ponctué d'un fort accent russe. Comme pour les autres, Cassiel la remercie d'un hochement de tête simple et efficace.
Une fois les présentations et les condoléances échangées, Esther enjoint le groupe à se diriger vers les SUV stationnés devant le parvis du bâtiment. Tandis que les véhicules démarrent, Cassiel interroge la directrice à propos du peu de personnes invitées. Pas que cela le dérange en soi, mais vu la notoriété de son père, il lui paraît étrange qu'il y ait aussi peu de présence.
— Karl avait beau être un conjureur apprécié, il avait aussi ses détracteurs au sein de la Guilde. Ton père avait ses méthodes bien à lui.
— À qui le dites-vous... Disons qu'il ne combattait pas les créatures spirituelles au sens strict. Il les aidait comme il aidait les humains.
— Et c'était tout à son honneur. Malgré ça, beaucoup ici n'approuvaient pas ses méthodes. En Panasie les forces spirituelles peuvent revêtir bien des formes, dont certaines particulièrement dangereuses voire mortelles. Vous verrez qu'ici les conjureurs ont plus tendance à éliminer les cibles plutôt que de les apaiser.
— C'est ce que j'ai cru comprendre à travers sa lettre. Ici les esprits et autres démons forment des clans. D'un côté, je ne vais pas vous contredire Esther. Comment apaiser un asura entièrement cybernétique ? La magie ne l'atteint quasiment plus sans parler qu'il est lui-même incapable d'en user...
— Le renvoyer dans le monde spirituel est donc une perte de temps. Pour lui, comme pour nous, achève Batu d'une voix monotone. Ici, c'est une guerre civile qui se déroule. Les forces de l'ordre sont dépassées, et nous aussi certaines fois. Les humains sont menacés et certains, au mieux disparaissent, au pire sont massacrés. D'où les interventions régulières du CITAS.
Devant l'air abasourdi de l'écossais, Esther et Batu secouent la tête de dépit. Cassiel vient de leur révéler qu'il ignore complètement tout de la situation critique de la ville si ce n'est de la Panasie. Le Protectorat Panasiatique face à la recrudescence de conflits opposant humains et esprits ou bien inter clans, a décrété la mise en place d'une force d'intervention anti-esprits. Le CITAS. Cette organisation militaire dépend directement du gouvernement et peut être déployée n'importe où dans la Panasie.
— Le CITAS ? s'enquiert Cassiel, intrigué.
— Le Corps d'Intervention Tactique Anti Spirituel, annonce Batu. Le corps militaire créé par le Protectorat. Ils ont pour mission de nous suppléer ou de nous remplacer quand nous sommes débordés.
Il laisse passer un moment, le temps que Cassiel assimile cette information. Il n'a jamais eu vent d'une telle organisation. En Leurossia, il n'y a pas de force armée similaire. Les Conjureurs parviennent, en règle générale, à honorer tous les contrats dans les temps avec un minimum de pertes. Ce groupe va à l'encontre même du statut des conjureurs et de valeur de la Guilde.
— A ceci près, qu'ils font pas dans la dentelle. Ils sont équipés d'armes anti-magie et de balles en alliage spécifique comme les nôtres. Ils ont pour mission d'éradiquer les clans qui sévissent trop. Il y a aucun moyen de les contrer. Plusieurs fois nous sommes arrivés sur des sites où le CITAS était déjà sur place et c'était pas beau à voir.
— A chaque fois, cela s'est soldé par une véritable boucherie. On ne pouvait même plus identifier quoi que ce soit. Un massacre total des créatures spirituelles. Y compris celles bienfaisantes. Le CITAS ne distingue pas celles bénéfiques de celles nuisibles, complète tristement Esther.
Au même moment, sur l'autre voie de l'avenue qu'ils empruntent, une colonne de véhicules lourdement blindés foncent vers une direction inconnue, manquant presque de leur rentrer dedans, tant leur conduite est brutale.
— Quand on parle du loup...
Cassiel n'a à peine le temps de voir le signe de l'organisation qu'ils sont déjà derrière eux.
— C'est ça le CITAS ?
Les deux autres opinent du chef de concert. Encore sous le choc des révélations d'Esther et Batu, Cassiel se plonge dans un mutisme qui en dit long sur son avis de la situation. Il croise les bras sur son torse et rumine les propos de ses pairs. Il est parcouru d'un frisson d'effroi et une boule d'angoisse noue ses entrailles. Les évènements qui ont cours ici le dépassent totalement. Et plus il y pense, plus son anxiété croît. D'un coup l'idée de reprendre le travail que son père à laisser inachevé lui semble de moins en moins réalisable et pertinente. Sa résolution matinale et son début de motivation viennent de fuir. Qu'est-ce qui m'a pris d'annoncer à Esther que je le ferai ? Putain de putain ! Mais merde ! C'est quoi cette région de barges ? Je vais y rester si je continue. Par réflexe, il porte la main à son cou pour y trouver son casque. Sauf que cette fois, il ne le porte pas. Sentant son angoisse monter davantage, il commence à se mordiller les lèvres et à battre du pied frénétiquement un tempo imaginaire. Il essaye de se calmer en regardant par la vitre du véhicule sans pour autant que les paysages urbains qui défile ne puisse l'apaiser réellement.
D'une certaine façon, l'arrivée du convoi au crématorium de la méta-cité lui offre une échappatoire. Il pourra se concentrer sur la cérémonie, qui, même en incinérant un cercueil vide, lui permettra de faire son deuil. Une fois sorti du SUV, il remarque le corbillard, déjà sur place. Le crématorium, une structure gris clair, austère, illuminée par de grandes baies vitrées en façade. Seule la grande cheminée lui donne une allure élancée. En revanche, lorsqu'il parvient devant l'immeuble, Cassiel découvre un moine bouddhiste qui s'avance vers lui. L'homme en face de lui, est sans doute l'un des rares humains non augmentés qu'il ait vus. Il ne remarque aucune trace de cybernétisation et encore moins la présence de biolink. Le moine, un petit homme d'une soixantaine d'années, à la mine affable l'accueil en premier tout en faisant signe à Esther de les rejoindre.
— Bonjour monsieur, vous venez pour la cérémonie de crémation de M. Steward ?
Cassiel n'a à peine le temps d'ouvrir la bouche que Esther répond à sa place.
— Bonjour, Lama Norbu. C'est bien cela, merci de nous accueillir. Je vous présente le fils de M. Steward, Cassiel.
Cassiel s'incline respectueusement et le moine lui rend son salut. Esther indique aux autres membres de se joindre à eux. Le petit groupe entre alors dans le bâtiment. Le moine les emmène devant le cercueil qui est déjà préparé et disposé près du four. Tout le long de la cérémonie ; relativement brève en l'absence du corps ; Cassiel se remémore la relation quelque peu houleuse qu'il a entretenu avec son père.
Il réalise que bien souvent, il a fait preuve de mauvaise volonté dans sa formation pour devenir conjureur. Il s'en veut de ne pas avoir été plus discipliné quand bien même il n'a pas souhaité devenir un chasseur d'esprits. Qui plus est, cela lui aurait évité bien des désagréments. Par ailleurs, il se demande s'il pourra retrouver le corps de Karl ou si ce dernier est définitivement perdu. Comment annoncer à ma mère et Cléa qu'il ne reste de lui qu'un avant-bras déchiqueté ? Et qu'adviendra-t-il du membre tranché ? Devrons-nous aussi enterrer un cercueil vide une fois de retour chez moi ?
La voix de Lama Norbu sort de sa réflexion alors qu'il lui indique qu'il peut pousser le cercueil dans le four. Un employé du crématorium s'est joint à eux pour superviser la cérémonie en plus du moine. Cassiel sent une main se poser sur son épaule. Il tourne la tête et Esther lui offre un sourire encourageant, lui intimant qu'il pouvait y aller. D'une certaine façon, Esther agit plus comme une grande sœur ou une amie qu'en directrice. Cela déstabilise le jeune homme. Il n'a pas l'habitude de voir un supérieur aussi familier. D'un geste de la main l'employé l'invite à s'exécuter.
— Vous pouvez y aller, Steward xiānshēng.
Cassiel se redresse et alors qu'il s'avance vers le cercueil, une odeur qu'il n'a pas senti jusque-là lui effleure le nez. De la rose et de la... cerise ? Étrange... Aucun des autres conjureurs ne portent un tel parfum. D'où vient-il ? Personne dans la salle n'a ces odeurs. Il fronce le nez, suspicieux. Un subtil mouvement dans sa vision périphérique attire son regard. Il remarque alors la présence d'une jeune femme qu'il n'a pas vu avant. Vêtue d'un kimono noir, légèrement en retrait par rapport au reste du groupe, il voit difficilement son visage. Il note seulement la présence d'une marque rouge sur son front. Qui est-elle ? Remarquant son trouble, Esther l'interroge du regard. Cassiel secoue la tête et s'en retourne à la crémation. Il pousse le cercueil dans le four crématoire et regarde ce dernier disparaître dans l'âtre. L'employé referme le four et l'allume. Dans un bruit de combustion, ce dernier s'active et dans un mugissement les flammes à peine étouffées emporte la peine de Cassiel. Une odeur de brûlé et de métal chauffé agresse alors l'odorat de Cassiel, et lui tire une grimace.
Étrangement, le jeune homme est calme. Ses peurs se sont dissipées et son angoisse apaisée. Il craint de ne pas avoir la force de sauter le pas. D'une certaine façon, le fait que le cercueil soit vide le réconforte. Mais cela soulève tant d'autres questions. Des questions auxquelles il se doit de répondre. Cassiel s'est dit que ce serait une épreuve que d'assister à cette cérémonie, mais au contraire, il en ressort plus déterminé à tirer au clair cette affaire. Même si les récentes révélations de ses pairs l'ont secoué, il est prêt à aller au bout.
Je n'ai pas le droit d'abandonner. Je dois le faire pour maman et Cléa. Ainsi que pour honorer la mémoire de mon père. Je ne peux pas me défiler. Dussé-je prendre des risques inconsidérés.
Cassiel relève la tête arborant un air déterminé. Une larme, seul vestige de sa peine, coule le long de sa joue. D'un geste de la main, il la chasse. Comme il doit chasser ses regrets. Il est un chasseur d'esprits. Un conjureur. Les risques et la mort font partie du contrat. Et il les accepte. J'aurai le temps de pleurer une fois cette histoire résolue. Pas avant.
Les autres conjureurs se recueillent également en silence de même que l'inconnue à l'écart. L'employé demande à Cassiel s'il souhaite conserver les cendres quand bien même le cercueil est vide. Le jeune homme refuse poliment. Indiquant que le corps de son père est encore quelque part, là dehors. Le moine et l'employé saluent alors Cassiel. Esther les suit et informe les autres de l'attendre dehors. Cassiel en profite pour chercher la jeune femme mystérieuse qui s'est invitée à la cérémonie. Il n'aperçoit que sa silhouette qui s'éloigne vers la sortie d'une démarche souple et pleine de grâce. Voulant la poursuivre, il est néanmoins arrêté par Ai Ogura qui le retient.
— Steward-san ? Qu'y a t-il ?
— Euh... R-Rien. J'ai cru voir quelqu'un qui ne faisait pas partie de notre groupe. Mais ce n'est rien.
Ce n'est pas une illusion. Il y a bien eu une jeune femme étrangère aux membres de la Guilde présent ici. Mettant de côté ce détail. Il se promet d'y revenir plus tard afin de savoir qui elle était. Il se retourne vers Ai.
— Je sais que c'est le Bureau qui s'est occupé des obsèques. Mais je tiens à vous remettre ceci.
Elle lui tend une enveloppe blanche et noire, Cassiel ne sachant pas vraiment ce que c'est l'accepte et interroge Ai à ce sujet.
— Il s'agit d'un kōden, une offrande monétaire. Normalement on l'offre à la famille du défunt afin de couvrir les dépenses engendrées durant les funérailles. Cela dit dans ce cas précis, même si vous n'avez rien préparé, vous voudrez sans doute effectuer de nouvelles obsèques une fois rentré chez vous.
— Merci, Ogura-san, répond humblement Cassiel en acceptant l'enveloppe.
Le conjureur s'incline devant sa consœur en signe de respect. Ils restent tous à bavarder sur l'esplanade qui borde le crématorium en attendant le retour d'Esther. Les discussions tournent autour du père de Cassiel et de ses faits d'armes notoires aussi bien en Panasie qu'en Leurossia. La discussion permet à Cassiel de mieux connaître certaines facettes de son paternel qu'il ne lui connaît pas. Ce qui lui pince le cœur de savoir que cet homme ; à qui il en a longtemps voulu ; lui manque plus qu'il ne le pense. Ses mains se mettent à trembler. Il essaye tant bien que mal de contenir ces tressaillements, rien n'y fait. Les tremblements persistent. Frustré de ne pas parvenir à se calmer, il met les mains dans ses poches.
Esther revient parmi eux à ce moment. Elle annonce que tout est en ordre et que possiblement, si le corps est retrouvé, une nouvelle cérémonie pourra avoir lieu. Sur cette annonce, le groupe de conjureurs retourne à leurs véhicules et prennent le chemin du BASA.
L'après-midi étant bien entamée, la plupart des chasseurs présents à la cérémonie se séparent une fois arrivés au Bureau, non sans renouveler une dernière fois leurs condoléances à Cassiel. Il ne reste plus qu'Esther, Batu et lui. Toutefois, n'ayant pas encore de contrat et n'ayant pas vérifié l'état de son matériel de conjureur, il se rend d'un pas décidé dans le bureau de la directrice de la Guilde afin de creuser davantage sur la mort de son père et de questionner Esther au sujet des évènements datant d'il y a quatre ans.
C'est donc la valise de son arc à la main, qu'il pénètre dans le cabinet d'Esther. Cette dernière lève la tête sans pour autant réagir. Un mince sourire vient étirer son visage, signe qu'elle s'est attendue à cette visite de la part du conjureur écossais. D'un signe de la main, elle l'invite à prendre place sur la chaise en face d'elle. Cassiel dépose avec douceur sa mallette et s'installe avec une certaine appréhension. Il ressemble à cet élève un peu trop dissipé envoyé dans le bureau du directeur pour s'y faire sermonner et recevoir une punition. Une image dont il se serait bien volontairement passé. J'ai l'impression de retourner une quinzaine d'années en arrière. Même face à Esther qui est en tout point plus sympathique et avenante que mes anciens profs, j'ai ce malaise d'avoir fait une connerie. Même si c'est de mon plein gré que je suis là... Je suis incorrigible, songe avec sarcasme Cassiel.
Il laisse le temps à Esther de terminer sa tâche, sans doute un rapport en retard ou n'importe quelle autre paperasse du même acabit. Il profite de cet instant de quiétude pour détailler le bureau de sa supérieure à son insu. La pièce, bien que spacieuse, n'en demeure pas moins que peu décorée et ce de façon très sobre. S'ajoute à cette sobriété, une ambiance assez chaude et feutrée. Très intimiste. Une atmosphère qui correspond à la personnalité d'Esther. Le plafond est de couleur noire, tandis que sur les murs un mélange de béton anthracite et de bois sombre s'accorde dans une certaine harmonie. Le sol quant à lui est réalisé d'un dallage de nuances de gris. Seule une grande tenture au style indien, d'un vert vif contraste fortement avec le reste de la pièce et apporte une touche de couleur bienvenue dans la salle. Et les quelques plantes viennent soutenir cette note organique de fraîcheur.
Sur la console transparente qui sert de table, repose un boulier de newton dont le tac-tac régulier rythme l'atmosphère de la pièce. Cette cadence constante au son apaisant berce doucement Cassiel, qui commence à somnoler tandis qu'Esther continue de pianoter sur son clavier. Un claquement de langue d'Esther ramène le jeune homme à la réalité dans un léger sursaut. Ses yeux papillonnent le temps qu'il chasse les reliquats de sa léthargie. Il se concentre sur la femme en face de lui et détaille furtivement les motifs et arabesques dessinés sur ses bras. Il reconnaît certains glyphes de renforcement, le tout savamment entremêlé à d'autres formes qui lui sont inconnues. Il note aussi la présence d'un tilak sur son front. Aussi, comme elle se sent observée, Esther relève la tête de son rapport et observe fixement Cassiel.
— Cassiel, dites-moi tout.
— Avant d'en venir au sujet de ma présence ici, puis-je vous poser une question indiscrète ?
Esther arque un sourcil d'étonnement. Elle n'a pas anticipé ce genre de comportement de sa nouvelle recrue. Elle a de prime abord pensé que Cassiel est un introverti évitant de faire le moins de vagues possibles. Et par extension peu enclin à s'attarder sur la vie privée ou les habitudes des autres. Force est de constater qu'elle a eu tort. Elle se contente de hocher de la tête en signe d'assentiment.
— Pouvez-vous m'indiquer l'origine de vos tatouages ? J'ai reconnu certains glyphes mais pour le reste je n'ai pas la moindre idée. Idem pour votre marque sur le front.
La directrice souffle du nez avant d'esquisser un sourire amusé.
— Je me demandais quand vous alliez me poser la question. Après tout, elle est assez récurrente. Mon tilak est celui des conjureurs d'Inde. La branche de mon pays a développé et suivi la tradition hindoue à sa propre manière. Pour ce qui est de mes tatouages, c'est compliqué... Et personnel. Je ne peux donc vous en dire plus.
— Je vois, veuillez m'excuser...
Un silence gênant s'installe tandis que Cassiel se mord les doigts de son hardiesse mal placée. Voyant son vis-à-vis mal à l'aise, Esther lui tend une main secourable en passant au sujet principal de la venue de Cassiel.
— Je suppose que si vous êtes là, ce n'est pas que pour m'interroger sur ma personne. Vous voulez des informations à propos de votre père et de sa mort.
Cassiel se racle la gorge, penaud.
— Oui, tout à fait. J'ai besoin de connaître tout ce que vous pouvez savoir à ce sujet. De même à propos des évènements survenus quatre ans plus tôt. Il n'a jamais mentionné un quelconque accident dans ses rares messages.
— Pour faire simple et surtout d'après ce que je me souviens, Karl enquêtait sur les actions des divers clans spirituels et leurs implications dans des actes terroristes. Il étudiait aussi avec d'autres conjureurs l'appauvrissement magique, commence Esther avec sérieux.
— C'est plus ou moins ce que je sais déjà. Sa lettre mentionne en partie ces éléments.
— Certes, mais il vous manque l'essentiel. Ses recherches l'ont amené à collaborer avec le département de police de la méta-cité. Une officier, dont je ne me souviens plus le nom, aidait votre père. À ce moment-là j'étais encore conjureuse comme lui. Toutefois, plus on se rapprochait du but, plus nous nous heurtions à des difficultés. Finalement, un soir, des forces de tous les partis concernés se sont retrouvées dans une des bases potentielles d'une organisation appelée Khar Sar ; la Lune Noire en mongol cyrillique. Il semblerait que Karl ait réussi à découvrir ses intentions. Malheureusement, cette nuit-là, notre équipe a été découverte et nous avons été attaqués par des membres des Asuras Tribe, dont deux de leurs portraits sont affichés sur la façade du bâtiment.
Cassiel assimile difficilement le nombre d'informations que lui fournit Esther. Le problème dans lequel il vient de mettre les pieds, est bien plus complexe qu'il ne l'a pensé initialement. C'est comme un iceberg. Il en a vu qu'une partie. Celle émergée. Il reste toute celle immergée, qui est bien plus conséquente que prévu. Le jeune homme se passe une main sur le visage et tente de rester impassible face aux révélations de sa supérieure. Il sent à nouveau sa motivation fuir. Elle lui échappe comme tant d'autres fois. La peur et l'angoisse prenant le pas sur ses résolutions. A nouveau, ses mains tremblent, mais plus pour les mêmes raisons que lors de la découverte du membre de son père.
Il essaye au mieux de conserver son aplomb et de se composer un masque impénétrable mais à chaque instant ce dernier manque de se fissurer et de voler en éclat. Esther, en voyant que son subordonné se décompose au fur et à mesure qu'il digère les informations, veut tempérer la situation.
— Cassiel, prenez votre temps, vous devez d'abord reprendre de zéro. Nous n'avons plus rien ou peu s'en faut. Le soir en question, tout a basculé. Des combats ont éclaté et c'est Karl qui nous dirigeait à ce moment. Il a ordonné le repli vers une de nos planques. Mais de toute évidence elle semblait piégée. Personne ne se souvient réellement de ce qui s'est passé ensuite. J'ai juste vu une rune de scellement de la part de votre père sur la lieutenante de police qui nous accompagnait. C'est tout ce que j'ai. Pour le reste, je n'ai que des fragments. Une lumière bleutée très vive et une douleur à la tête. Depuis, impossible de me remémorer la suite et les détails de l'enquête menée par votre père.
Un long silence plane dans la pièce. Cassiel ne réagit pas. Prostré dans son siège, il réfléchit à toute vitesse. Pris par l'anxiété, son pied droit tambourine le sol dans un rythme frénétique et erratique. Son regard est plongé dans le vague, vide de toute expression. Dans sa tête tout défile à grande vitesse, idées comme réminiscences. Positif comme négatif.
C'est pire que ce que je pensais. Le vieux s'est barré en me laissant une merde improbable. Comble de tout ça, personne ne se souvient de rien sauf une flic dont ne sait pas le nom. Y'a combien de flics dans cette ville ? Cinq mille ? Dix mille ? Comment retrouver la bonne personne ? Si je recherche ceux qui ont des trous de mémoire à partir d'il y a quatre ans, ça pourrait fonctionner. Mais comment les rechercher ? Me pointer directement au poste et leur demander ? Mais bien sûr... Et cette organisation. La Khar Sar. Elle vient d'où ? Est-ce un des clans elle aussi ? Autre chose ?
Il laisse échapper un long soupir de frustration. Comme si expirer peut lui permettre d'évacuer toutes ses angoisses. Il se concentre sur sa respiration et tente de faire le vide dans sa tête. Impossible. Trop d'informations se bousculent. Son pied continue son martèlement inlassable. Si je continue je vais forer un trou dans le sol...
Ce n'est que la voix d'Esther qui le tire de ses sombres pensées.
— Cassiel ! tonne la voix chaude de sa supérieure. Cassiel, reprenez-vous. On ne va pas vous demander de tout faire tout seul. Je concède que la tâche est complexe. Mais elle est loin d'être insurmontable. Et vous souhaitez retrouver le corps de votre père ainsi que les coupables ?
— Ou... Oui. Cela dit vous me demander de rechercher une femme parmi une foule d'individus. Et complexe ne me semble pas le terme le plus approprié.
— Chaque chose en son temps. Et ne pinaillez pas sur les mots.
Elle lui jette un regard noir qui aurait mis mal à l'aise n'importe qui. Cassiel se tasse davantage dans son siège et se jure de fermer sa bouche.
— Nous avons déjà recensé une partie des policiers présents avec nous ce soir-là. Nous vous communiquerons la liste. D'abord, j'ai besoin de savoir si vous pouvez ou non, défaire un sort de blocage.
La réponse ne se fit pas attendre. Cassiel se redresse et lui adresse un non franc et puissant.
— Je ne maîtrise pas du tout les sceaux, là où mon père excellait. Vous me demandez, à moi, de briser un sceau établi par mon père, un expert en scellement. Avez-vous ne serait-ce que lu mon dos...
— Je l'ai fait. Mais ça ne me coûte rien de vous le demander, sait-on jamais. Au moins ça clos ce point de la discussion.
Esther jette un furtif regard à l'horloge holographique du bureau et reprend.
— Vu l'heure déjà bien avancée, nous reprendrons cette conversation demain. Et soyez présent tôt. Vous prendrez vos fonctions également ce même jour.
* Laurossia : fision de l'Europe et de la Russie sur les plans géoplotiques, économiques.
** Veuillez accepter mes condoléances en cette triste occasion. Permettez-moi de vous offrir ma sympathie en japonais.
*** Merci beaucoup en japonais.
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