Chapitre 5 - Chasseur chassé
La jeune femme au kimono noir s'est éclipsée rapidement après que le jeune homme roux l'eu remarqué. Elle a traversé la rue et à l'abri des regards, dans une ruelle perpendiculaire, a agilement escaladé jusqu'au toit du bâtiment en face du crématorium. De son nouveau poste d'observation, elle surveille le groupe de conjureurs sur l'esplanade de l'immeuble. Sept des huit chasseurs sont présents dont l'homme roux qui l'a remarqué. Qui est-ce ? Qui est-il pour Steward-san ?
Elle regarde rapidement l'heure à son poignet et observe qu'elle a encore le temps de passer au temple le plus proche pour se recueillir dignement comme elle a été contrainte de partir plus rapidement que prévu du crématorium. Dommage qu'il m'ait repéré. Les autres n'ont rien vu... songe la jeune femme. Tandis qu'elle se demande ce qui a trahi sa présence, le huitième membre du groupe rejoint les autres chasseurs. Et, rapidement les conjureurs repartent. La jeune femme note dans un coin de sa tête d'enquêter sur cet homme roux. Heureusement pour elle, elle a pu assister aux funérailles de Karl grâce à ses incursions dans les bureaux de la Guilde. Elle a donc connu la date rapidement, sans savoir qu'elle a été conditionnée par l'arrivée de cet inconnu.
Depuis qu'elle a appris la mort de Karl, elle n'a cessé de chercher à connaître la cause de son décès, en vain. Elle a pensé que les Conjureurs en sauraient plus, mais même après s'être introduit dans leurs locaux, elle n'a pu obtenir que de maigres informations. Rien de bien probant ou menant à une quelconque piste. Une fois les véhicules des conjureurs partis, elle prend soin de descendre de son perchoir en évitant d'abîmer son kimono. D'un saut souple et gracieux, elle atterrit trois étages plus bas dans la ruelle. Elle époussette rapidement son vêtement et prend la direction du temple le plus proche tout en repensant au roux. Maintenant que j'y pense, Karl est roux lui aussi... Était roux. Auraient-ils un lien de parenté ?
Elle ne connaît pas de famille au conjureur décédé. En vérité, elle ne l'a jamais vraiment bien connu. Il n'a évoqué que très peu sa vie en Leurossia et il lui a plus raconté son travail au travers de divers contrats que sa vie personnelle. Il est tout à fait probable qu'il ait une famille sans qu'il soit mentionné cette information. Elle a eu beau être proche de lui, leur relation a toujours tourné autour des recherches de Karl plus qu'autre chose. Et elle-même ne l'a pas vraiment questionné à ce sujet. La sonnerie de son terminal DreamSphere la sort de sa réflexion. D'un simple geste, elle active le mode conversation de l'appareil accroché à son oreille droite.
— Moshi moshi?
— Hirano-san ? N'oubliez pas votre rendez-vous à l'ochaya¹ ce soir.
— Irina-sama, vous n'avez pas besoin de me le rappeler. Je dois juste passer au temple avant. Je retrouverai Chin-Sun et Eun-Sun sur place.
— Je compte sur vous, Sakuya. Oh ! Et tant que j'y pense, vous avez aussi une dette à nous régler.
Un frisson parcourt l'échine de la jeune femme tandis qu'elle entend son prénom prononcé de la sorte. Elle n'a pas pensé qu'Irina se souviendrait qu'elle doit de l'argent à l'okiya². Sa voix se modifie légèrement et tremble tandis qu'elle lui répond.
— Oui bien entendu, Irina-sama. Je vous apporterai la somme dès que je l'aurai... Soyez-en assuré.
La voix apaisante mais ferme d'Irina laisse place à un silence pesant dans l'oreille de Sakuya. Cela fait maintenant plusieurs mois, qu'elle reporte sa dette auprès de la maison de geisha où elle est rattachée. Si d'habitude elle parvient à régler les quelques emprunts qu'elle effectue, cette fois, la recherche de Karl ne lui a guère laissé de temps. Sans compter sa paresse et son côté dépensier qui n'améliore pas sa situation. Tout en marchant, elle note dans son terminal DS de régler sa dette. Enfin de trouver l'argent pour la régler.
Quelques minutes plus tard, Sakuya parvient enfin au temple shinto. Ne pouvant plus se recueillir au crématorium, elle doit bien trouver un autre moyen de faire ses adieux à un homme qu'elle a appris à apprécier au fil des missions. Avant d'entrer, elle s'incline légèrement devant le torii³. En face d'elle à travers la porte, une image vacille, tel un mirage. Elle se tient sur le seuil du monde spirituel. Sakuya progresse alors et passe sous le torii et pénètre dans la dimension parallèle à celle des humains. Rares sont ceux qui peuvent entrer dans le monde spirituel sans en subir les désagréments. Les humains normaux peuvent y entrer, mais en ressortent rarement. Ils s'y introduisent peu de leur plein gré et souvent par erreur ou guidés par un esprit malveillant. Le commun des mortels ne voit en général pas cette dimension onirique d'où viennent les esprits.
Elle croise quelques moines aux allures simiesques sur place et se dirige vers le bâtiment principal, le honden³. Elle attrape la corde de la cloche et la tire vers elle. Cette dernière tinte fortement et provoque un tressaillement chez la jeune femme. Le bruit a pour but de purifier le lieu et de chasser les mauvais esprits. Bien qu'elle soit pratiquante depuis des années et habituée, elle ne parvient toujours pas à se faire au carillon. Ce bruit lui donne toujours des vertiges et parfois la nausée.
Elle se ressaisit et reprend la suite du rite. Elle s'incline deux fois et frappe autant de fois dans ses mains pour signaler sa présence au kami du sanctuaire. Et termine enfin par se courber une troisième et dernière fois les mains jointes tandis qu'elle prononce son vœu à voix basse.
— S'il vous plaît, Ô kami, faites que l'esprit de Steward-san puisse reposer en paix.
Elle reste ainsi, les mains jointes en silence plusieurs minutes. Une fois terminé, elle brûle deux bâtons d'encens et se retire. Elle traverse à nouveau l'ensemble du temple et repasse sous le torii où danse une image floue du monde humain. En sortant du monde spirituel, plusieurs passants se retournent vers elle en la voyant surgir de nulle part. Pour certains humains, l'existence de cette dimension parallèle relève de la fable, bien qu'ils côtoient au quotidien des esprits. Sans s'attarder, Sakuya part en direction de son appartement.
J'ai encore le temps de rentrer me changer, et de me préparer pour ce soir. Cela dit, ça ne m'enchante guère cette réception... Encore des individus fortunés qui veulent briller en société et montrer qu'ils possèdent plus que d'autres... Cette société est de pire en pire. Sans compter sur le développement des technologies qui dessert en grande partie mon travail. Je n'aimerai pas être remplacée par ces Animex geisha qui pullulent dans certains restaurants luxueux.
Tandis qu'elle s'apprête à traverser au passage piéton, elle croise l'homme roux qu'elle a vu plus tôt dans la journée. Au guidon de sa moto, ce dernier est concentré sur la route et ne lui prête aucune attention. Sa curiosité piquée au vif, Sakuya se dépêche de traverser et marque un temps d'arrêt de l'autre côté de la rue. Elle a bien envie de suivre l'inconnu pour en savoir plus à son sujet. D'un rapide coup d'œil à sa montre, elle note qu'elle ne pourra pas le suivre ce soir. Mais l'envie est cependant plus pressante. Elle doit savoir qui il est. Elle veut savoir. Tant pis pour la réception de ce soir, tant pis pour les présentations en bonne et due forme. Plus elle y pense, plus cela l'obsède.
S'il a un lien quelconque avec Steward-san, je dois le découvrir, songe-t-elle. Il pourrait m'en dire plus à son sujet et de ce qui lui est arrivé. Mais c'est risqué. Il est conjureur. Et...Et s'il apprend pour moi ? S'il le découvre ? Que fera-t-il ? peu importe. Je le suis.
La note stridente du moteur électrique de la moto de Cassiel lui vrille les tympans. Un autre désagrément des technologies dont elle se serait bien passée. L'obligation pour les véhicules électriques de simuler le bruit d'un moteur afin de les remarquer, malmène son ouïe surdéveloppée. Ils auraient pu choisir des sons moins aigus et plus représentatifs des engins. Elle le voit s'éloigner rapidement et, afin de conserver une certaine distance entre elle et lui, puise dans ses réserves magiques pour décupler ses facultés. Sakuya ressent un vide magique se créer autour d'elle alors qu'elle ponctionne ce dont elle a besoin. Une zone dépourvue de cette brumée qui caractérise la magie l'entoure désormais. Vide qui se résorbera au fil de temps.
Elle sait pertinemment qu'elle ne peut pas rattraper la moto lancée à pleine vitesse. Toutefois, sa bonne connaissance de la ville et sa capacité à se déplacer rapidement via les toits lui offrent un certain avantage. Rapidement, elle grimpe sur le bâtiment le plus proche et se libère de sa prison de tissu qu'elle range dans son sac magiquement modifié et en sort une tenue plus appropriée. Courir sur les faîtes des immeubles en kimono n'est pas très pratique et avoir une tenue de rechange lui est souvent utile.
Amplifiées magiquement, ses capacités permettent à Sakuya de progresser sans trop de difficulté dans le centre de la méta-cité où elle peut facilement sauter d'une structure à une autre. Elle se repère au son du véhicule, qui bien que distant, conserve cette note aiguë agaçante si distincte. Une fois arrivée dans la zone résidentielle, dont les immeubles se font moins élevés et les maisons plus présentes, elle évolue avec plus de célérité, mais elle perd sur son orientation. Ne connaissant que peu les faubourgs de la méta-cité, elle doit se contenter de longer les axes principaux se repérant toujours au son de la moto. En une petite heure, sa cible et elle-même parviennent à destination.
Ce n'est qu'à cet instant, alors qu'elle surplombe l'immeuble où vit l'homme, qu'elle remarque le ciel d'encre constellé d'une myriade d'étoiles. Seules les lumières de la ville apportent un peu de luminosité. Elle n'a pas pensé pas que sa poursuite lui prendrait autant de temps. Elle commence à nourrir quelques regrets quant à son choix poussé uniquement par sa curiosité débordante. Si j'avais su qu'il habitait aussi loin, je ne l'aurai pas suivi... peste-elle contre son irrépressible désir d'en savoir plus. Elle observe l'homme pénétrer dans l'enceinte du bâtiment, et en sautant de balcon en balcon, surveille quelle fenêtre s'éclairera. Assez rapidement, une du deuxième étage s'illumine. Sakuya se place délicatement sur balcon, proche du mur et aiguise ses sens afin de percevoir ce qui se passe à l'intérieur.
Dans un premier temps, elle n'entend rien de particulier, juste le bruit de vêtements, de pas, l'eau qui coule. Mais rien de significatif. Jusqu'à ce que la voix de Cassiel résonne proche d'elle. Ce dernier ouvre la porte-fenêtre menant au balcon sans pour autant s'y aventurer. La jeune femme retient son souffle et se plaque du mieux qu'elle peut contre le mur. Reste à l'intérieur. Reste à l'intérieur. Ne sort pas, répète-t-elle en son for intérieur comme un mantra. De fait, sa prière semble entendue car le conjureur demeure dans la pièce. Seule sa voix dont le timbre se fait calme mais empreint d'une certaine tristesse lui parvient.
— Salut, maman. Comment vas-tu ?
Sakuya tend un peu plus l'oreille pour entendre la voix de l'autre côté de l'appareil. Mais rien. Le silence lui répond entre les réponses du conjureur. Merde ! Il a biolink... Je ne pourrai rien obtenir de la conversation... En dépit de cet échec, elle reste à sa place. Elle peut sans doute tirer quelques informations d'après les propos de Cassiel.
— Oui, dans l'ensemble ça va bien. Juste paumé en Panasie. Beaucoup d'éléments changent par rapport à Londres et à la Leurossia. C'est un autre monde.
Sakuya note le ton qui passe d'un timbre neutre à celui plus moqueur, sarcastique presque, elle grimace en entendant le jugement un peu hâtif du conjureur.
— Sinon, nous avons incinéré papa aujourd'hui. Malheureusement, c'était un cercueil vide. La Guilde n'a pas retrouvé son corps, le seul élément dont nous disposons c'est son avant-bras gauche... J... Je sais... Calme toi s'il te plaît, il y a des complications et je vais devoir rester plus longtemps.
Subitement le ton de la conversation change. La voix de Cassiel devient plus morose, tremblotante, atone. Il semble aussi se contenir au fur et à mesure qu'il répond aux questions de sa mère. Sakuya se sent coupable de l'espionner et de violer l'intimité du conjureur. Prise de remords, un étau lui broie les entrailles et sa conscience lui hurle de partir afin de laisser le jeune homme finir son deuil et apporter la nouvelle à sa famille. Mais elle demeure statique. Elle doit en savoir plus.
— Maman, s'il te plaît, calme-toi. Je sais... Tu connais les risques aussi bien que moi et papa les connaissait également... Non ! Je ne rentrerai pas. Pas tout de suite en tout cas. Je suis missionné pour enquêter sur son assassinat. J'aurai moi aussi voulu rentrer plus tôt et avec le corps de Karl, mais ce n'est pas le cas. Et je me suis juré de retrouver son corps. Je dois savoir ce qu'il en est.
Sakuya entend des bruits de pas et se tasse davantage dans le recoin du balcon éclairé par intermittence par l'éclat de l'astre sélène qui nimbe au gré des nuages flottant dans le ciel d'une lueur irréelle la nuit et concurrence les hologrammes de la méta-cité. La voix de Cassiel s'éloigne, se rapproche en fonction de ses déplacements. Il ne sort toujours pas, tant mieux. Qu'il reste à l'intérieur. Une vocifération de Cassiel la surprend. Elle sursaute et retient un cri d'effroi.
— Assez !! Pourquoi me comparer encore à Karl ? Je sais très bien que je ne suis pas comme lui. Que je ne suis pas aussi fort, aussi intelligent, aussi doué.
Il a craché le mot avec un tel mépris, une telle haine dans sa voix, que cela tire une grimace à Sakuya. À en juger par ses propos, il n'a pas été en bons termes avec son paternel. Qui plus est, il lui semble qu'il doit être constamment comparé à lui. D'un côté, comment cela pourrait-il en être autrement ? À sa réflexion, elle se souvient que Karl Steward a fait preuve mainte fois d'une grande perspicacité et sa sagacité lui a permis d'aller plus loin que quiconque dans les enquêtes qu'il a menées. Cela dit, elle trouve également injuste d'imputer cela à son fils, surtout venant de sa mère. Elle comprend néanmoins la position de celle-ci. Elle doit s'inquiéter pour son fils en mission dans un autre pays qui plus est avec des us et coutumes forts différents de chez lui. Sans compter que le Protectorat est l'une des nations les plus strictes en matière de sécurité en dépit de la recrudescence de la violence et des crimes.
Tout occupée à jouer les voyeuses, Sakuya ne prête pas attention au tintement au niveau de son oreille droite. Ce n'est seulement lorsque la sonnerie commence à se faire entendre, qu'elle réagit. Kuso⁴! Foutu appareil, peste-t-elle contre le DreamSphere. La mélodie de shamisen⁵ poursuit crescendo jusqu'à ce qu'elle parvienne à éteindre son appareil dans un chuintement discret. Tant pis pour la discrétion... La voix de Cassiel retentit alors.
— Qui est là ?
À peine a-t-elle entendu le conjureur qu'elle s'éclipse de balcon en grimpant sur celui d'au-dessus et ce jusqu'au toit. Elle ne voit pas Cassiel sortir et scanner les environs. Néanmoins ce dernier remarque la même odeur de rose qu'un peu plus tôt dans la journée, lui indiquant que la mystérieuse inconnue n'est pas loin. De son côté, Sakuya se concentre sur son DS et la notification qui résonne à son oreille.
— Hirano-san, je suis très déçue par le manquement à votre engagement. Vous venez de nous mettre dans une situation délicate vis-à-vis de notre client de ce soir. Veuillez rentrer immédiatement à l'ochaya.
L'intonation d'Irina-sama glace le sang de Sakuya. Elle sent une goutte de sueur couler le long de sa colonne vertébrale et ce n'est pas dû à l'effort pour grimper le bâtiment. Elle réprime un frisson et expire un grand coup. Sous les rayons de sélénée, elle se calme en se concentrant sur sa respiration. Elle s'est doutée que son escapade nocturne ne passerait pas inaperçue. Encore une fois, elle a fait preuve d'égoïsme et fait passer ses intérêts avant ceux de l'ochaya.
Plus tard dans la nuit, Sakuya débouche enfin devant la maison de thé en question. Le trajet du retour s'est fait de façon moins extatique que l'aller. L'air maussade, elle se dépêche de passer sous le torii qui marque l'entrée du domaine. Elle s'incline rapidement et continue son chemin. Elle se maudit intérieurement d'avoir été si sotte de causer du tort à son employeur. Elle a beau être indépendante, elle n'en demeure pas moins affiliée à l'ochaya et ses écarts peuvent coûter cher aussi bien à la maison de thé qu'à elle-même. Surtout à elle-même. Elle remonte l'allée d'un pas vif, mais en restant mesurée afin de ne pas montrer son empressement d'en finir avec cette corvée. Elle jette à peine un regard au symbole en forme de fleur de lotus qui décore l'entrée du bâtiment principal.
Symbole qu'elle ne connaît que trop bien. Celui du clan spirituel des Sleeping Bloom. Ce clan se répartit sur l'ensemble de la ville à travers la gestion de restaurants, maisons de thé, centres de bien-être et divers services similaires. À travers ses activités, elle peut se tenir informée de la situation des esprits et des humains ainsi que des relations inter-espèces. Sakuya l'a à de nombreuses reprises remarqué, les gens sont bien plus volubiles lorsqu'ils sont dans de bonnes dispositions. Il n'est pas rare qu'elle ait espionné des convives lors de réceptions haut-placées. C'est ainsi que son clan récolte toutes les informations dont il a besoin pour s'adapter et agir si besoin. Et c'était sans doute le cas ce soir, si je n'avais pas décidé d'en faire qu'à ma tête. Mais je pourrais peut-être tourner cela à mon avantage...
Elle ne s'attarde pas non plus sur le bâtiment qui la surplombe. Dans le plus pur style traditionnel chinois, la pagode comporte tout de même des aménagements dernier cri à la pointe de la technologie. Sur des affichages holographiques, les programmes sont présentés comme dans le temps. Outre l'aspect technologique, les matériaux sont loin d'être du bois et de la pierre du moins pour la structure principale. Depuis qu'elle vit dans la méta-cité de Shandong, Sakuya n'a eu de cesse de s'émerveiller devant la beauté de la maison de thé. Elle reproche néanmoins l'évolution de cette dernière au cours des années. Les quelques décorations en fibres lumineuses soulignent les arêtes et la silhouette de la pagode. Un parfait mélange entre traditionalisme et technologie, songe amèrement Sakuya.
Elle s'incline devant les deux colosses qui gardent l'entrée. Vêtus d'un costume noir à la coupe traditionnelle, ils portent sur eux des vibrolames à la hanche dans le but de dissuader les importuns. En réalité, ce sont des esprits de lions gardiens, des shī. Ils prennent souvent une apparence d'homme à la forte carrure et opèrent majoritairement comme gardes du corps ou protecteurs de lieux sacrés. Sakuya ne s'attarde guère plus et traverse hâtivement le bâtiment tout en évitant les regards inquisiteurs, voire assassins que peuvent lui jeter pairs. Tête basse, elle gravit les quelques volées de marches qui mènent à l'étage supérieur et frappe doucement à la porte de son employeur.
— Entrez.
Elle coulisse le pan mural qui sert de porte et pénètre à l'intérieur d'un bureau à l'ambiance chaleureuse et encore plus traditionnelle que le reste du bâtiment. En face de la jeune femme se tient un homme aux cheveux grisonnant au visage sévère et à ses côté un renard argenté de grande taille allongé sur le sol. L'homme ne bouge à l'entrée de Sakuya, seul le renard lève la tête et fixe intensément la jeune femme de ses yeux d'or.
— Hirano-san, résonne une voix féminine dans sa tête. Merci d'être venue rapidement.
Comme si j'avais eu le choix, réplique intérieurement la concernée.
— Vous avez négligé votre devoir ce soir envers notre établissement et nos clients. Les jumelles gumiho⁶ ont dû s'occuper de la réception toutes seules. Vous savez très bien que vous n'êtes pas vraiment en odeur de sainteté et vous continuez vos incartades ?
En même temps que la voix douce, mais emplie d'une autorité certaine énonce ces paroles, le renard qui est en réalité une renarde, se lève et s'avance vers Sakuya. Celle-ci ressent une pression autour d'elle au fur et à mesure que l'animal progresse vers elle. Sakuya recule d'un pas, puis de deux avant de se figer devant l'animal qui s'assoie en face d'elle. Plus il la fixe, plus elle se tasse. Elle finit par se jeter au sol, sous la force de persuasion et la volonté de la renarde qui l'écrase, en s'inclinant le plus bas possible, le front entre les mains.
— Môshi-wake gozaimasen⁷, Irina-sama.
Devant les excuses répétées de Sakuya, la dénommée Irina incline la tête vers la droite d'un air suspicieux. Ses yeux se rétrécissent jusqu'à former deux fentes d'où perce un vif éclat doré. Elle déploie sa queue argentée constellée de noir en un magnifique éventail comportant neuf extrémités. Sakuya de son côté, n'ose plus bouger et pourtant tout son corps tremble devant le femme-renard qui l'observe.
— Je vous promets que je ne recommencerai plus. Dussé-je m'exiler dans le monde spirituel pour expier mes fautes, ânonne-t-elle prise de panique. J... Je vous ai fait perdre la face à vous et aux jumelles Chin-Sun et Eun-Sun ainsi qu'à nos clients.
Toujours en écoutant le flot inlassable d'excuses et de promesses, Irina se met à tourner autour de la jeune femme tel un prédateur autour de sa proie. Caressant d'une de ses queues le visage de sa subalterne, elle continue de lui imposer sa volonté et de l'écraser sous une pression magique. Ce n'est que lorsque l'homme assis derrière le bureau relève le nez de ses documents et remonte ses lunettes que la renarde cesse son manège.
— Irina-san... Cessez donc votre petit jeu, claque la voix éraillée du chef du clan.
D'un geste de la tête hautain, la femme-renarde se dégage de Sakuya et retourne près du bureau. Elle reprend alors une forme semi-humaine. Seules ses oreilles et ses queues persistent, signe de son appartenance aux esprits. Avec une moue contrariée, elle fusille du regard l'homme et Sakuya tour à tour.
— Elle doit apprendre à rester à sa place et à respecter les règles. Elle avait un travail ce soir pour lequel elle m'avait assuré de sa présence. Quand on prend des engagements, Hirano-san on se doit de les tenir. Malgré votre âge et votre expérience, vous vous comportez encore comme une enfant. J'espère que vous aviez au moins une excellente raison de manquer à vos devoirs.
— Irina-sama n'a pas tort... Vous connaissez les règles, Sakuya-chan.
— Mes excuses, JaeHyeok-sama. J'ai en effet dérogé à mes engagements pour une raison, qui je l'espère, est suffisante.
Les deux dirigeants du clan observent attentivement la fautive. Un air interrogateur se dessine sur leur visage. Ils se regardent un court instant l'un l'autre et haussent les épaules.
— Parle, lâche d'un ton glacial Irina.
— Il se pourrait que j'aie trouvé l'héritier de Karl Steward. Il est ici à Shandong. Il serait apparemment sur les traces de son père et reprendrait l'enquête que ce dernier menait. Mais je n'en sais guère plus.
— Karl Steward ? Le conjureur assassiné il y'a peu ? Celui qui enquêtait sur la recrudescence des attaques spirituelles, de la prolifération de La Mauve et la montée d'une corporation obscure ?
— C'est exact. Depuis sa mort, j'ai noté que la situation a empiré. Comme j'ai travaillé avec lui, je me suis intéressée à ce qu'il s'est passé du côté de la Guilde, mais je n'ai rien trouvé de probant jusqu'à ce que tombe sur Steward junior.
Les deux changeformes se regardent et tergiversent durant quelques instants. L'information que ramène Sakuya n'est pas si inutile qu'ils ne l'ont initialement pensé. Mieux, elle pourrait se révéler être le nouveau point de départ d'une collaboration entre les deux organisations. Mais ils doivent procéder en douceur et ne pas se précipiter. La communauté spirituelle est encore échaudée par les derniers évènements. Et nombre d'esprits rechignent à traiter avec les Conjureurs quand ils ne se montrent pas ouvertement hostiles envers eux. Songeurs, les dirigeants du clan Sleeping Bloom se concertent tellement qu'ils en oublient la présence de Sakuya.
Ils évoquent les diverses possibilités que pourrait offrir cette nouvelle coopération. Outre le potentiel démantèlement du cartel de La Mauve qui peut amener à découvrir qui se cache derrière la corporation Khar Sar. C'est aussi une meilleure gestion des cas de folie spirituelle qui gangrènent la communauté ainsi qu'un travail pour remédier à l'appauvrissement magique qui s'étend. Des zones d'ombre persistent qui tracassent les deux chefs. Irina évoque la fiabilité plus que douteuse des membres du Bureau des affaires Spirituelles. En ce qui la concerne, ils ne sont pas mieux que le CITAS.
— Nous ne pouvons pas nous allier de nouveau aux chasseurs. Sans compter sur les Asuras Tribes qui nous pressent de plus en plus afin que l'on rejoigne les rangs contre les humains.
— Rien n'est simple, Irina-sama. Les Conjureurs ont prouvé leur valeur et nous ont soutenu lors du dernier conflit. Et ils essayent du mieux qu'ils peuvent de nous aider et d'arriver avant le CITAS. Certes, depuis la disparition de Karl, nous avons perdu une grande partie des informations concernant l'organisation de la Lune Noire, mais nous devons les appuyer pour empêcher la propagation de cette drogue qui nous ronge et nous affaiblit.
— Les humains sont coupables ! Tous ! Même les Conjureurs, feule Irina, courroucée. C'est par leur faute que nous ne pouvons plus puiser comme nous le voulons dans la magie, que notre propre monde est devenu une prison pour nous. Pourquoi s'allier aux chasseurs à nouveau ? Pour subir la même trahison que celle de Karl ? C'est de sa faute si nous avons perdu toutes les pistes. Et en quatre ans nous n'avons rien, vitupère-t-elle avec véhémence.
Ne parvenant pas à un terrain d'entente, Irina et JaeHyeok mettent de côté cette conversation, qu'ils termineront ultérieurement. Ils doivent également statuer sur le châtiment de la jeune femme toujours à genoux au sol. Ils se retournent de concert vers elle et l'observent attentivement.
— Nous pouvons toujours lui demander de surveiller le fils de Karl en attendant qu'une occasion se présente, souffle JaeHyeok à Irina à l'insu de Sakuya.
Avec une moue dubitative, la femme-renarde songe au bien-fondé de cette suggestion. Ses oreilles se plaque contre l'arrière de son crâne en signe d'appréhension. Cette idée ne lui sied guère, mais elle doit reconnaître que c'est une décision qui pourrait s'avérer utile.
— Certes... Qu'il en soit ainsi, finit-elle par concéder.
Irina se replace devant Sakuya, qui s'enfonce davantage dans le sol cherchant à se faire oublier. Elle s'accroupit face à la jeune femme et lui soumet la proposition.
— Sakuya Hirano, c'est la dernière fois que nous tolérons vos débordements et votre ingérence. Et comme vous êtes incapable de retenir vous insatiable curiosité, vous devez surveiller les allées et venues du fils de Steward-san. Vous nous ferez des rapports hebdomadaires. Et si possible tentez une approche afin d'établir une potentielle coopération.
Puis elle ajoute tout bas.
— Et n'oubliez pas de régler votre dette...
Un air mauvais se dessine sur son visage accompagné d'un sourire carnassier dont les canines ressortent étonnamment. Au même moment, ses queues se hérissent derrière elle en signe de menace. Sakuya la fixe droit dans les yeux et ne cille pas, malgré la peur qui la tenaille. Elle sent ses membres trembler et craint de ne pas pouvoir se relever. Elle essaye en vain de déglutir, mais rien n'y fait, sa bouche est sèche. Sa voix rauque n'est qu'un filet et peine à donner sa réponse.
— Oui, Irina-sama. Je m'en acquitterai.
Elle finit par rompre le contact visuel et baisse les yeux en soumission. Irina se relève et lui fait signe qu'elle peut retourner chez elle. Sakuya ne se fait pas prier et quitte la pièce en restant le plus discrète possible. Cette journée a été une déconfiture des plus totales. Rien ne s'est déroulé comme prévu. Entre sa présence au crématorium qui a été remarquée, son empressement de découvrir qui est le nouveau conjureur et son mépris des règles de l'ochaya sans compter son admonestation. Un véritable fiasco... J'aurai dû m'en tenir à mon travail. Bon au moins maintenant j'ai leur aval pour enquêter sur ce jeune homme.
1 : Salon de thé en japonais.
2 : Maison de geisha en japonais.
3 : Bâtiment principal en japonais. est le bâtiment le plus sacré d'un sanctuaire shinto, exclusivement destiné à l'usage de la divinité vénérée dans le sanctuaire.
4 : Merde en japonais. Injure.
5 : Instrument de musique traditionnel à cordes pincées utilisé en musique japonaise.
6 : Créature qui apparaît dans les contes et les légendes coréennes, et s'apparente au renard à neuf queues.
7 : Je n'ai aucune excuses
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