Chapitre 1 - Bienvenue à Qiánjiāng
2085, aéroport de la méta-cité de Shandong, Qiánjiāng.
— Vous êtes en retard, M. Steward !
L'accusation sans appel frappe de plein fouet l'homme roux. Son casque qui couvre normalement le tumulte de l'aéroport de la méta-cité ; où il vient d'arriver après une dizaine d'heures de vol, n'empêche pas les paroles de l'assaillir. Le dénommé Steward, Cassiel de son prénom, ne bronche pas lorsque cette remarque résonne encore à travers son implant neural. Remarque qu'il connaît fort bien puisqu'elle le suit depuis des années. Dès son enfance, il a entendu cette lancinante rengaine au sujet de ses retards à répétition. À vrai dire, il n'a jamais été ponctuel, même quand il mettait tout en œuvre pour arriver à l'heure. Et quand ce n'est pas de son fait, il subit également cette remontrance, comme le prouve une nouvelle fois les paroles de la voix féminine.
Désabusé, Cassiel retire son casque et le laisse autour de son cou. Il marque un temps d'arrêt alors que l'écho de cette voix à la tessiture chaude, presque grave, aux influences indiennes, résonne dans sa tête. Sortant d'une sorte de torpeur, il parcourt du regard la foule amassée devant lui à la recherche de l'origine de cette voix. Au bout de quelques instants, une femme de grande stature s'impose à lui. Sans l'ombre d'un doute, il le sait, c'est elle. D'une carnation sombre, son port altier et gracieux contraste avec sa carrure imposante. En observant ses bras qui dépassent de la veste posée sur ses épaules, il perçoit les muscles qui se dessinent sous sa peau tatouée. Pour parachever le tableau, elle revêt une tenue élégante et habillée de femme d'affaires.
Il continue d'avancer d'un pas traînant vers l'inconnue qui l'a interpellé, portant avec nonchalance ses bagages. Une fois arrivé à hauteur de son hôte, il doit lever les yeux pour soutenir le regard de son interlocutrice. C'est rare qu'il croise une femme aussi grande que celle en face de lui, toutefois, Cassiel n'est pas reconnu pour sa grande taille du haut de son mètre soixante-dix. La moue dédaigneuse de son interlocutrice lui indique qu'elle patiente depuis un temps considérable. De fait, si son premier vol s'est déroulé sans encombre entre Londres et Shanghai, le second lui a eu plus d'une heure de retard. Un imprévu dont il se serait bien passé. Un regard à moitié amusé et chargé de reproches l'accueille lorsqu'il plonge ses prunelles pers dans celles mordorées de cette femme au charisme et à la prestance inaltérables. Il n'en décèle pas moins une certaine chaleur derrière ce masque de sévérité.
— Dàshī* Parekh, je suppose ?
Elle lui tend une main dont la poigne ferme et les cals ; témoins d'un entrainement intensif et d'une vie sur le terrain ; contrastent avec sa manucure et son élégance globale.
— Elle-même. Bonjour M. Steward et bienvenue dans la province de Shandong. Suivez-moi. Je vous présente également Batu Zhuk, mon second.
Tout en emboîtant le pas d'Esther, le dénommé Batu, opine du chef en guise d'assentiment et de salut. Cassiel a à peine le temps d'observer l'homme qu'il doit se contenter de son dos. Il passe au crible la posture du conjureur. Celui-ci laisse une étrange impression à Cassiel. Sa démarche est tout aussi impressionnante que celle d'Esther, bien qu'il soit plus finement sculpté d'après ce que suggère sa tenue. En revanche, une aura sombre émane de lui, comme s'il dissimulait une certaine sauvagerie, une violence qui ne demande qu'à sortir. L'échine de l'Écossais tressaille sous un frisson d'horreur. Comme s'il perçoit son trouble, Batu se retourne vers Cassiel d'un air inquisiteur. Ce dernier lève la main en signe d'apaisement et avance à sa suite. J'ai connu plus aimable comme accueil... Et plus chaleureux pour le coup. Cette visite promet d'être riche en émotions.
Le trio déambule dans l'aéroport, ce qui semble être une éternité pour Cassiel. Privé de sa musique pour lui tenir compagnie, il se contente de suivre la directrice de la Guilde et son homme de main, au travers de la foule de badauds. Tout en marchant, il ne cesse d'observer le mix de populations et de cultures se pressant dans les couloirs. A n'en pas douter, un grand nombre d'asiatiques en provenance de tous les pays, allant des natifs chinois, aux coréens, deuxième communauté la plus importante d'après le réseau holoweb de la ville. Viennent ensuite des japonais, des indiens, mongols, et tant d'autres. Quelques étrangers hors Panasie sont toutefois présents, mais pas en grand nombre. Parmi la masse de chevelures sombres, quelques-unes, plus colorées, s'affirment par un rose, un dégradé allant du bleu au vert ou plus simplement par une belle chevelure aux couleurs flamboyantes, comme celle de Cassiel.
Nombre de regards s'attardent sur lui. Gêné, Cassiel fixe ses pieds avec une moue amère et regrette de ne pas pouvoir remettre son casque. Il n'est pas l'unique attraction des œillades. Celles-ci convergent également vers Esther dont la démarche et la taille dénote fortement parmi la kyrielle d'individus présente autour d'eux. Cassiel s'avoue qu'il est difficile de ne pas tourner le regard vers la directrice du Bureau des Affaires Spirituelles Asiatiques — la nouvelle appellation de cette division de la Guilde des Conjureurs — une aura magnétique émane d'elle, forçant un respect quasi surnaturel. Heureux de voir qu'il n'est pas l'unique centre d'attention, Cassiel en profite pour observer l'extérieur par les immenses baies vitrées. Le coucher de soleil teinte le ciel d'un camaïeu d'oranges et bleus qui confère un aspect irréel à la méta-cité qui se découpe tel des ombres chinoises ciselées sur l'horizon safrané.
Seule la sempiternelle danse des hologrammes vient habiller la monotonie sombre des bâtiments dans une boucle infinie de marques aux logos colorés, de publicités qui vous assaillent les sens. La lumière du couchant embrase de ses teintes orangées les couloirs de l'aéroport, renforçant par la même occasion le flamboiement de la chevelure de Cassiel. S'arrachant à ce panorama à la fois nouveau et terriblement similaire à celui de son Écosse natale, Cassiel rattrape les deux conjureurs devant lui. Son pas effréné, qui peine à maintenir le rythme de la marche de ses paires, force Esther à ralentir, lui permettant par la même occasion d'engager la conversation avec lui tout en laissant le soin à Batu de prendre la tête du groupe pour les mener à leur véhicule.
— Cassiel, c'est ça ? Vos effets personnels vous attendent déjà au siège du BASA. Le Bureau Européen de la guilde nous a fait parvenir l'ensemble de votre matériel, dont un coffret en bois renforcé de polyalliage. Il nous a été impossible d'en connaître le contenu.
À la mention de l'écrin familial légué par son père lors son accession au statut de Conjureur, Cassiel se raidit. Il relève la tête et fixe intensément sa supérieure d'un air maussade. Cet étui est tout ce qui reste de son père, ici, en Chine. Surprise par la vive réaction de Cassiel, Esther, arque un sourcil en signe d'étonnement. L'Écossais remarque que sa réaction a été sans doute disproportionnée. Mais il refuse que l'on touche à ses affaires, et encore moins à son matériel professionnel. Reportant son regard en face de lui, il s'excuse de sa réaction.
— Veuillez m'excuser, j'ai tendance à ne pas apprécier à ce qu'on touche à mes effets. Ce coffret contient mon arme de service, si je peux l'appeler ainsi.
— En quoi diffère-t-elle des autres ? Son contenant n'a rien à voir avec ceux que nous avons.
— Disons, que si la plupart des conjureurs usent d'armes de corps à corps en guise d'équipement principal pour chasser les esprits, j'ai opté pour une qui change radicalement. Il s'agit d'un arc.
— Un arc ? Je ne savais pas que les Steward formaient des archers.
— Ma famille a formé tous types de conjureurs, même si nous distinguons plus par des chasseurs à l'épée ou à la lance. Il se trouve que je maîtrise mieux l'arc que les épées. Et soyons honnête, c'est pas avec mon physique de lâche que je vais affronter les créatures du monde spirituel.
— Intéressant. Pour être tout à fait honnête avec vous, Cassiel, je ne savais pas trop quoi penser quand le Bureau Européen m'a annoncé votre venue. Je ne sais toujours pas si vous êtes réellement digne de confiance, comme votre père.
Les paroles d'Esther, bien que légitimes, échauffent Cassiel. Une fois encore, il est comparé à son paternel. Une fois encore, il vit sous l'ombre de la réputation internationale de sa famille. Sa bouche se tord en une grimace disgracieuse à l'entente de la renommée familiale et à laquelle il est sans cesse ramené, malgré lui. Il se force à rester inébranlable, à ne pas trahir la moindre émotion à ce sujet, mais il ne peut réprimer cette moue emplie d'amertume. Sa hantise le poursuit jusqu'ici. L'ombre de son père... Un conjureur qui a su gagner le respect de ses pairs et porter la cause de la Guilde sous de meilleurs jours. Lui qui n'a jamais souhaité devenir conjureur. A rejeter cette vie, cette voie et qui doit subir les affres de la succession à un père bien trop talentueux alors que lui-même peine à sortir son épingle du jeu. Pourquoi dois-je subir ça, encore une fois... Ils ne peuvent pas laisser mon père où il est ? C'est déjà suffisamment difficile de ne pas remplir les attentes familiales, alors celles de la Guilde au travers du spectre de mon père..., pense aigrement Cassiel et se forçant à regarder droit devant lui pour ne pas avoir à affronter le regard d'Esther.
La directrice pose son regard mordoré sur l'homme qu'elle toise d'une bonne tête, essayant de deviner les raisons de ce long silence. Elle n'eut guère le temps de lui demander que le chuintement pneumatique d'une porte attire son attention. La voix de Batu confirme sa pensée : ils viennent d'arriver au véhicule d'Esther.
— Esther, si vous voulez bien, annonce son second.
— Batu... Inutile de faire tant de manières. Je peux encore monter en voiture toute seule, soupire-t-elle.
— Certes.
Une fois à bord dans le SUV, Cassiel s'installe en face d'elle et se surprend à apprécier le moelleux de la banquette en cuir. Cela le change des sièges inconfortables des avions. Batu prend place également face à Esher, soulignant davantage son statut de directrice. Dans cette ambiance calfeutrée et intime, la porte du véhicule se referme dans le même bruissement. Un léger sursaut ébranle le SUV, signe que le système antigravité s'active et que le véhicule démarre en direction du quartier général du Bureau des Affaires Spirituelles Asiatique. Autour d'eux, les hautes tours et les barres d'immeubles défilent alors que le SUV glisse au-dessus de la route. Les lumières de la ville colorent les infrastructures de béton et de verre de mille et une teintes et nuances qui se mélangent telle la palette d'un peintre, confèrent une aura surnaturelle au panorama urbain.
Perdu dans ses pensées, Cassiel ne se lasse pas de regarder les holopub défiler, chacune exposant fièrement les avantages de la marque ou du produit mis en avant, allant de la dernière boisson énergisante à la mode, aux maisons closes de luxe, en passant par les dernières avancées technologiques de prothèses et autres Animex. Le fait qu'Esther et Batu ne soient pas du genre loquace l'arrange également, et lui laisse le loisir d'apprécier la beauté anarchique du centre urbain de Shandong. Il se remémore aussi les raisons de sa venue si loin de sa chère Écosse. Le décès de mon père... Pourquoi a-t-il fallu qu'il clamse à l'autre bout du globe, celui-là ? Et dans quelles circonstances ? Et tout ce que j'ai, c'est une foutue lettre ! Une lettre ! En 2085... Quelle idée franchement.
Le métier de conjureur bien qu'il ait peu évolué depuis sa création au Moyen-Âge, à quand même suivit les grands changements technologiques au cours des siècles. S'adaptant aux armes, et aux besoins des populations. Toutefois, une base traditionnelle persiste. S'il est devenu de moins en moins dangereux pour ses praticiens, le travail n'est pas pour autant exempt de risques. Les progrès réalisés en matière d'armement et d'augmentations permettent aux conjureurs d'être à la pointe de la technologie, mais ces mêmes progrès concernent également les créatures spirituelles. C'est sans doute pour ça, qu'il s'est fait avoir... Pourtant, il n'était pas du genre à foncer tête baissée, le vieux. Sans compter que c'était l'un des meilleurs conjureurs, alors comment s'est-il démerdé pour passer l'arme à gauche ? Trop de questions et pas assez de réponses...
Cassiel sort la lettre pour la lire une nouvelle fois. Et quand bien même, il en connaissait la teneur au point de la réciter de tête et de dessiner la tache sous la signature, il voulait s'assurer de ne rien manquer. Si un indice, aussi infime soit-il se cache derrière les mots de son père, il doit le découvrir, il veut le découvrir. Il n'a pas pu clamser aussi facilement, pas lui, pas comme ça. Il y a forcément quelque chose ou un détail qui pourrait indiquer l'identité de son assassin ou les circonstances sa mort. Le bruissement du papier attire l'attention d'Esther, qui interroge du regard le propriétaire du message. Cassiel remarque l'intérêt soudain de la directrice à travers l'éclat de ses yeux pour le document et lui tend non sans une certaine réticence. Ce message s'adresse à lui, et à lui seul. Toutefois, il pense qu'un oeil neuf pourrait dégager des éléments qui ne lui auraient pas sauté aux yeux lors de ses précédentes lectures. Attrapant la feuille légèrement jaunie et cornée, signe qu'elle a été manipulée un certain nombre de fois, Esther la parcours du regard.
Cassiel, mon fils.
Je sais que nous ne sommes pas forcément en bons termes et que je t'ai trop souvent demandé l'impossible, mais une fois encore, je dois te solliciter. En dépit de ton aversion pour le métier qui est le nôtre, tu vas devoir prendre la relève et suivre mes traces. Je suis en danger. Étrange comme ces quatre mots peuvent paraître incongrus pour un conjureur et encore plus dans mon cas, non pas que je me jette des fleurs, ou me vante de ma position. Il se trouve que la Panasie possède des créatures spirituelles bien plus dangereuses et nombreuses que l'Europe. Ceci n'est pas qu'un simple avertissement, tu devras être en permanence sur tes gardes et ne faire confiance à personne en dehors des conjureurs.
J'ai été en contact avec divers clans spirituels dans la méta-cité de Shandong, dont certains se montrent clairement hostiles envers les humains. Et ne te fie pas à l'appauvrissement magique, qui, tu le noteras par toi-même, demeure moins important que chez nous, mais reste très marqué. Ici, les esprits ont trouvé bien des moyens de combler la magie qui leur fait défaut. Cybernétique, implants, biotech, tout est bon pour qu'ils recouvrent leurs capacités et leur aspect spirituel.
C'est en cherchant les possibles causes de l'appauvrissement magique ainsi que des moyens pour y remédier que j'ai mis les pieds dans une machination infernale qui concerne aussi bien les clans que les conjureurs, mais aussi les humains. Des forces occultes prennent le contrôle de sociétés puissantes, des attaques terroristes contre les humains et même inter-esprits ont lieu. J'ai découvert des pistes, des noms, mais je ne peux me permettre de tout te communiquer par crainte que ce courrier soit intercepté. Une guerre des gangs fait rage et les conjureurs y sont mêlés de gré ou de force. Crois-moi quand je te dis que cette ville est une véritable poudrière et qu'elle est bien plus proche de l'explosion qu'il n'y paraît.
Promets-moi de faire attention. Ne mets pas ta vie en danger inutilement. Et trouve-toi des alliés. Il te faudra de l'aide, mais ne te précipite pas.
Je regrette de ne pas avoir pris le temps d'être plus attentif à tes demandes, mais la tradition étant ce qu'elle est, notre famille doit toujours avoir un conjureur parmi elle. Pardonne mes erreurs et mon attitude bien trop sévère envers toi. Je voulais que tu puisses marcher dans mes pas et en être fier comme je l'ai été jadis. Et même si tu n'es pas aussi doué que moi, tu es capable de grandes choses, mon fils. Je me permets de te redire ceci :
"Rappelle-toi, mon fils, que chaque aventure commence par un pas, aussi petit soit-il. Ce dont tu auras besoin pour parcourir ce monde ou un autre est quelque chose que ni toi ni moi pouvons voir, mais seulement ressentir. Ta persévérance sera ton énergie, ta ténacité sera ton épée, ta bravoure sera ton bouclier et ton intelligence sera ta clef. Et après t'avoir élevé tout au long de ces années, je pense que tu n'as qu'à faire ce petit pas pour commencer ton aventure."
Prends soin de toi et fait de ton mieux. Prends aussi soin d'Helen et Cléa, elles auront besoin de toi. J'ai toujours été fier de toi, Cassiel.
Ton père, Karl.
Impassible, Esther lit une deuxième fois les petits caractères manuscrits et finit par la rendre à son propriétaire. Elle laisse planer plusieurs secondes avant de prendre la parole.
— Voici donc la réelle raison de votre venue chez nous... Ainsi donc Karl a prévu son coup. Il avait déjà anticipé qu'il pouvait mourir. Et bien entendu, il reste volontairement flou. Finalement on en apprend bien peu avec cette lettre. Le connaissant, il a dû dissimuler des indices un peu partout. Et vous êtes la clef pour les découvrir, Cassiel.
— Sauf votre respect, Dàshī Parekh, je suis là seulement pour me recueillir auprès de feu mon père et récupérer sa dépouille afin de la ramener dans notre domaine en Écosse. Je ne suis en aucun cas ici pour terminer le travail Karl, déclare-t-il d'un ton cassant.
— Vous n'allez donc pas chercher à comprendre ce qui se cache derrière la mort de votre père ? Vous ne voulez donc pas lui rendre justice ?
— Ce n'est pas une question de justice. Mon père savait dans quoi il mettait les pieds. Il connaissait les risques. Ce n'est pas le genre d'homme à agir à la légère. Et je n'ai guère envie de fourrer mon nez dans des affaires qui ne me concernent pas.
Son regard se fait plus dur, son visage se crispe et arbore un masque de colère et se ferme totalement, mettant fin à la discussion. Tandis qu'il range la lettre, Cassiel commence à penser que ce voyage n'est qu'une perte de temps. Il en vient également à penser que la directrice lui dissimule des informations concernant son père. Elle me cache des choses à propos de sa mort... Cela fait un mois maintenant qu'il est décédé. Ce qui veut dire qu'ils ont largement eu le temps de pratiquer l'autopsie et de connaître la cause du décès. Alors pourquoi ne pas m'en parler ? Dans quoi ai-je encore mis les pieds ? Et pourquoi faire grand cas de la mort de mon père ? Quand bien même il possédait des informations importantes, il aurait pu si ce n'est dû les transmettre à la Guilde. Pourquoi moi ? Décidément quelque chose m'échappe.
Alors que le SUV antigravité continue de surfer en silence sur la route magnétique vers les bâtiments du BASA, Cassiel replonge dans l'ambiance feutrée de son casque et se laisse bercer par la mélodie envoûtante d'un concerto de violon.
Une heure plus tard, le véhicule blindé, de couleur noire s'arrête devant un complexe anthracite d'aspect monolithique. Cassiel, en sortant du véhicule, lève la tête pour observer le bâtiment de la Guilde. L'entrée, bien que monumentale, est d'une étonnante simplicité ; voire peu attrayante ; se compose en un bloc massif en béton armé, renforcé d'allioplaste. Cet aspect peu esthétique est dû aux diverses normes antiterroristes en vigueur.
L'entrée se doit être résistante à n'importe quel type d'attaque et ressemble davantage à un bunker qu'un lieu de travail. En revanche, passé les cinq premiers étages, le reste de la structure se révèle plus élégant, bien que toujours massif, constitué de grandes baies vitrées, d'allioplastes et d'acier. Les angles sont quant à eux parcourus de néons qui brillent jour et nuit. Au-dessus du premier segment de l'édifice, ce dernier se divise en deux immenses tours coniques dont celle de gauche dépasse d'une dizaine d'étages celle de droite. Les deux flèches sont raccordées par des passerelles en verre.
L'énorme logo de la branche asiatique des Conjureur flotte à mi-hauteur du bloc principal qui sert de hall d'entrée. Il affiche en tournoyant une fois en mandarin et une autre en latin la devise de la guilde : Observare - Protegere - Abigere. Cassiel se surprit à réciter le slogan : Observer, protéger, chasser. Le blanc de l'hologramme, qui brille d'une lumière presque trop vive pour Cassiel, confère un aspect spectral à l'ambiance de la rue ou plus loin d'autres affichages colorent de teintes plus criardes les façades des bâtiments. En dessous, des portraits holographiques de créatures spirituelles recherchées défilent. Il note la présence d'un asura ou ce qui s'en rapproche tant les modifications cybernétiques transforment son aspect. S'ensuit d'une démone-renard qui semble jeune, mais il sait que cette apparente jeunesse ne signifie rien. Et enfin, une oni dont le visage et le buste sont fortement recouverts de tatouages dignes des yakuzas qui lui laisse grande impression.
À leur entrée dans les locaux, les gardes Animex contrôlent leur identité ainsi que leurs affaires. Depuis la recrudescence des attaques et les derniers attentats, la sécurité aux abords des bâtiments importants a été drastiquement renforcée, au point même que cela en devient ridicule dans le cas du siège des Conjureurs. Les trois arrivants doivent passer aussi bien un scan rétinien que palmaire en plus d'une vérification de leur identiciel dans le cas des augmentés. Un Animex gynoïde s'occupe d'Esther tandis que Batu et Cassiel sont pris en charge par deux androïdes. Le contrôle effectué, ils peuvent enfin pénétrer dans l'immense salle principale du Bureau.
À l'intérieur, une forte différence de style se fait sentir avec la façade du bâtiment. C'est une opposition radicale d'esthétisme qui frappe l'écossais. Il ne peut s'empêcher de se dévisser le cou afin de voir l'intégralité de l'entrée. Si l'extérieur reprend de codes militaires très froids, dépouillés, voire agressifs, l'intérieur se révèle des plus chaleureux et agréables. Sous le regard de Cassiel, les tons chauds des murs et des lumières contrastent avec les verts plus froids des nombreux pans de verdure qui décorent l'ensemble de la pièce. Sans compter le doux bruissement de l'eau qui coule et les odeurs suaves d'encens qui lui chatouillent les narines. Il note dans ce mélange de fragrance des effluves de jasmin et de santal qui lui plaisent tout particulièrement. Il se croit plus dans un temple que dans le quartier général d'une organisation mondiale paramilitaire. Il remarque aussi une stèle d'obsidienne comportant des gravures. Il active le zoom optique de son interface oculaire et remarque qu'il s'agit de noms. Les noms des conjureurs tombés lors de leur service.
En dehors de l'aspect visuel des locaux, c'est surtout le peu d'activité qui saute aux yeux de Cassiel qui ne peut s'empêcher de demander la raison de cette inactivité.
— Je ne savais pas que vous étiez en manque d'effectifs ici.
La remarque arrache un sourire à la directrice qui s'attendait à ce que le conjureur anglophone réagisse de la sorte. Elle se tourne vers lui.
— Dans notre cas, nous avons choisi de remplacer une grande partie du personnel humain par une intelligence artificielle qui répertorie les incidents spirituels. Sans compter que la majeure partie des demandes nous sont transmises par le SPD, le service de police de la méta-cité de Shandong.
— Il n'y a donc que des Animex pour la défense et les conjureurs en service qui travaillent ici donc ?
— En quelque sorte, il y a aussi quelques employés de bureau afin de coordonner des actions avec la police ou relayer l'IA en cas de problème. Cela dit, nous avons automatisé au maximum afin de limiter des pertes humaines. Les employés ne sont pas des conjureurs, par conséquent ils ne peuvent pas vraiment se défendre contre des esprits.
Cassiel arque un sourcil, sceptique vis-à-vis de l'explication de sa supérieure.
— Mais pourquoi avoir de si grands locaux dans ce cas ?
— Comme expliqué, nous avons quand même besoin de fonctionnaires pour tout ce qui touche à la paperasse. Seuls les cinq premiers étages sont relativement vides. D'un côté les cœurs de l'IA sont stockés ici et prend pas mal de place. Nous avons aussi tout un département R&D qui développe notre équipement, des salles d'entraînement, un réfectoire, des laborantins en recherche spirituelle, et bien d'autres.
Cassiel opine du chef en signe de compréhension. La structure du Bureau asiatique change par rapport à celui européen. D'un autre côté, la présence spirituelle est bien plus élevée ici que chez lui. Ce qui explique le fait de centraliser en grande partie les divers départements de la Guilde. Après un certain temps de réflexion, Cassiel se dit que ce centre de la Guilde, n'est pas si mal. En dépit d'un extérieur relativement morne, l'intérieur beaucoup plus convivial l'apaise quelque peu. Toutefois, il n'est pas là pour jouer les touristes. Il doit encore s'occuper de la dépouille de son père. Son expression a dû changer puisque Esther en se tournant vers lui, le surprend en pleine réflexion.
— Ne vous inquiétez pas, Cassiel. Je vous emmène voir feu votre père.
Lorsqu'elle prononce ces mots, Cassiel ne peut s'empêcher de remarquer une certaine tristesse qui passe tel une ombre fugace sur le visage de la directrice. Mais il ne saurait dire si c'est parce qu'elle appréciait Karl, ou qu'elle lui ment sciemment. Avant qu'il n'ait pu formuler une question, elle l'invite à la suivre. Batu, quant à lui, prend congés, pour une raison inconnue de Cassiel. Après tout, il travaille avec Esther, pas lui. Cela dit, son départ semble quelque peu précipité alors qu'il a suivi la cheffe de la Guilde jusque-là. Il fronce les sourcils tandis que le second d'Esther ressort du bâtiment. Étrangement, il ne sait pas vraiment quoi penser de cet homme, froid, distant et complètement imperméable. C'est sans doute pour cette raison qu'il s'en méfie.
Esther s'aperçoit du regard de Cassiel et l'interpelle.
— Ne vous en faites pas pour Batu. Il est d'un naturel très taciturne. Il ne s'adresse qu'à peu de personne ici. Mais il est efficace. Je lui fais entièrement confiance. C'est grâce à lui que nous avons pu éviter la crise d'il y a quatre ans. Venez.
Sceptique, Cassiel continue de fixer l'homme qui s'éloigne en saluant d'un signe de tête les sentinelles à l'entrée. Lui faire confiance, hein ? Ce sera sans moi... Ce type, je ne le sens pas. Cassiel laisse sa suspicion de côté et emboîte le pas d'Esther en direction du département médical de la Guilde.
Une musique d'ascenseur et quatre étages plus bas, tous deux parviennent à l'étage réservé aux soins, mais aussi à la morgue. Au gré des couloirs aseptisés et bien trop lumineux pour Cassiel, qui plisse les yeux en permanence et quand cela ne suffit plus applique un filtre polarisé sur ses récepteurs oculaires, ils croisent quelques laborantins qui saluent la directrice sans pour autant cesser leurs activités. Ils débouchent enfin dans le secteur mortuaire. Esther, laisse le soin à Cassiel d'entrer le premier et le suit une fois à l'intérieur. Le légiste, un certain Dr. Huáng, indique au nouvel arrivant sur ordre de la directrice le caisson où est conservé le corps de Karl. Une fois l'indication fournie, il replonge son nez surmonté de lunettes à réalité augmentée dans son travail sans faire grand cas des deux conjureurs.
Devant la rangée de portes, Cassiel recherche le nom de son père, il le tape sur le tableau holographique. Un des caissons se met à clignoter. Pris d'un début de panique, Cassiel commence à perdre pied. Sa respiration s'accélère, il sent des gouttes de sueur couler le long de son échine. Il n'a jamais envisagé ce moment. Celui d'être devant la porte du tiroir mortuaire d'un des membres de sa famille. Sa main gauche, qu'il tend pour composer le code d'ouverture, se met à trembler à mi-chemin. Il l'attrape avec sa dextre pour calmer les tremblements. Sans succès. Il n'avait pas imaginé son père passer l'arme à gauche. Pas lui. Son visage, déjà tiré par le trajet et le décalage horaire, se décompose à l'idée de voir le corps sans vie de son père. Cassiel reste figé, une grimace douloureuse déforme ses traits. Les tremblements se répercutent dans tout le reste de son corps.
C'est le déclic de l'ouverture du caisson qui le ramène à la brusque réalité. Il remarque Esther à son côté, la main sur le panneau du digicode. Un chuintement se fait entendre suivit d'un léger nuage de vapeur. Le tiroir s'ouvre et se déploie, dégageant un tube hémisphérique remplit d'un liquide incolore. Du formol, pense Cassiel. Et en plein milieu, baignant dans la solution, un avant-bras déchiqueté au poing fermé. Le gauche. Celui de Karl.
*Dàshī : grand maître en mandarin.
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