CHAPITRE 83
Comme chaque nuit, son souvenir commence au moment où il entre dans ce café avec Jungsook. À cet instant, il sait déjà qui il est : Kim Yae. Il sait aussi que Jungsook est son meilleur ami depuis longtemps – sans vraiment savoir depuis quand exactement – et c'est à peu près tout. C'est comme assister à une scène en plein milieu d'un film.
Il ne s'est pas rendu compte, la première fois, qu'il ne s'agissait pas réellement de lui. Il a été manipulé. Au fonds de lui, il savait que quelque chose n'allait pas, mais il devait laisser faire. Il laissait Kim Yae dire et agir comme il le souhaitait. Normal, puisqu'il pensait être lui. Cependant, il n'a pas réalisé qu'il pensait deux fois. D'un côté, il « jouait » Kim Yae, de l'autre, ses propres opinions et pensées se manifestaient dans sa tête : « pourquoi est-ce que je fais ça ?J'aurais pu dire ça... » Il taisait ce qu'il était et enfermait tout dans un tiroir. Au fil des années, son cerveau lui a volontairement fait oublier qui il était vraiment durant ses cauchemars... C'est à en devenir fou !
De l'arrivée de Mary etde Poppy à leur départ dans ce café, Young-sun ne veut pas intervenir. Il essaie de contrôler « petit à petit » des choses insignifiantes comme bouger ses doigts sous la table et tapoter le sol avec son pied... Et ça fonctionne. Même quand il est avec Poppy, il laisse Yae guider leur conversation et leur promenade. Même dans cet hôtel, il laisse Yae protéger Poppy. C'est leur moment et il ne veut pas interférer dans leur histoire d'amour, car c'est la seule chose qui leur appartient vraiment. C'est la seule chose de bien qu'il leur soit arrivée cette nuit-là, et Young-sun ne veut absolument rien changer.
Cependant, c'est sur cette route de campagne que les choses se compliquent. Dès qu'ils sont dans la Cortina, leur destin funeste est déjà écrit. Avant que tout dérape, Poppy lisait un article de journal dans le parc. Young-sun réalise à présent qu'il diffusait une disparition de couple. L'enquête, dans le présent, suppose qu'il y a un tueur en série. Cet article parlait déjà d'eux. Poppy a senti que quelque chose clochait alors même qu'elle ne parlait pas un seul mot coréen. Young-sun comprend enfin. Ce n'est pas lui qui se sent coupable, c'est Yae. Après tout ce temps, il vit encore avec la culpabilité de Yae. Ce sentiment est tellement fort qu'il s'est poursuivi dans sa nouvelle vie. Parce que Yae désirait intensément sauver Poppy, l'Univers lui a offert une seconde chance. Young-sun s'est trompé sur toute la ligne. Ce n'est pas une punition divine. C'est un soutien dans son envie de justice. Yae voulait se racheter par-dessus tout, même si ça devait lui « gâcher » une vie. Il était vraiment amoureux de Poppy. C'est sa manière de lui déclarer son amour éternel, puisqu'il n'a pas eu le temps de lui dire... C'est à la fois beau et injuste. Young-sun ressent une profonde tristesse, mais il ne peut que compatir. Il serait prêt à souhaiter la même chose pour sauver Pam.
Ça commence. Poppy pointe du doigt quelque chose sur la route et Yae choisit fatalement de freiner. Le meurtrier leur fait de grand signe. Quel comédien... Young-sun tente de noter tous les traits de son visage, et une fois que c'est fait, il décide de prendre complètement le contrôle. Au contraire de Yae, il ne baisse pas sa vitre pour parler à l'homme. Il change le levier de vitesse et fait marche arrière subitement sur plusieurs mètres.
— Qu'est-ce que vous faites ? questionne Poppy en anglais.
Quand il est à bonne distance, Young-sun appuie sur l'accélérateur. Son but n'est pas de tuer les meurtriers – il aimerait bien – mais c'est plutôt de fuir. Il roule droit vers l'inconnu, qui lui fait de grands signes de bras pour qu'il s'arrête, et au dernier moment, le meurtrier plonge sur le côté. La Corina s'éloigne dans des klaxons. Young-sun se tourne rapidement pour regarder les deux guignols une dernière fois. Soulagé, il se met à rire. Poppy a de grands yeux ébahis.
— Ouais ! Dans vos gueules ! J'ai réussi, j'ai...
— Pourquoi tu as cet air étrange sur le visage ?
— Hyung, ne t'inquiètes pas !
Non, non, non, non, non ! Le revoilà avec Jungsook dans le café. Encore une fois, il laisse passer la rencontre, la promenade, l'hôtel, la route... Jusqu'à ce que l'homme apparaisse pour la énième fois devant la voiture. Young-sun est figé sur place. Il ne sait pas quoi faire. L'homme vient toquer à sa vitre. Il ne veut pas la baisser, mais le meurtrier se montre insistant. Young-sun finit par la baisser un peu, assez pour pouvoir l'entendre.
— Un problème ? lâche-t-il d'un ton froid.
Du coin de l'œil, il aperçoit Poppy secouer la tête.
— Désolé monsieur mais... Ma femme et moi, on vient d'avoir un petit accident avec notre voiture.
Il pointe du doigt une femme accroupie derrière lui. Une autre comédienne qui fait semblant de pleurer pour appâter les pauvres victimes. Young-sun repose son regard sur le meurtrier. Une idée lui vient alors en tête.
— Quel est votre nom ?
Cette question semble le déconcerter. Young-sun trépigne d'impatience. Si l'homme donne son nom, ce sera un coup de génie. Et ensuite, il pourra venger Poppy et Yae devant la justice.
— Euh... bégaie-t-il.
L'homme jette un regard vers sa femme. Apparemment, il ne s'attendait pas à ce genre de question. C'est peut-être même la première fois qu'il entend cette réplique sortir de la bouche de l'une de ses victimes. Young-sun garde cette réaction au chaud dans un coin de sa tête. Serait-ce la femme qui dirige toute l'opération et le mari qui suit ? Poppy donne des coups sur son bras. Young-sun aperçoit alors la femme se redresser et venir vers eux. Elle a une main derrière le dos... Young-sun sait déjà qu'elle y cache son arme.
— Vous pouvez nous aider, oui ou non ? presse l'homme.
— Faites de l'auto-stop, indique Young-sun.
Il n'en revient. Au final, Pam avait raison. C'est facile de contrôler son rêve. Et dire qu'il n'avait jamais eu cette idée avant... C'est peut-être pour ça que Pam est revenue sur son chemin. Le destin veut qu'ils trouvent la solution ensemble et qu'ils soient enfin heureux dans cette vie. Et dire qu'il a laissé les choses se dérouler pendant trente ans comme un idiot... La peur le paralysait.
Il profite qu'aucun des deux meurtriers ne soit face à la voiture pour appuyer brusquement sur l'accélérateur et s'enfuir... Mais aussitôt, il réapparait dans ce café avec Jungsook. Il a retenté l'expérience trois fois. Mais, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, quoi qu'il décide dans cette voiture, il revient toujours au début du souvenir.
Lorsque le souvenir recommence pour la sixième fois, il n'a pas attendu d'être dans la voiture pour agir. Quand les filles sont arrivées, il a pris la main de Poppy et est sorti du café en courant avec elle, mais...
— Pourquoi tu as cet air étrange sur le visage ?
— Hyung, ne t'inquiètes pas !
Il vient de comprendre. Quand il reste dans la scène fatidique, et qu'il change les paroles ou certaines actions, rien ne se passe. Mais s'il part de la scène, il est renvoyé directement au début du souvenir. Il doit donc revivre le souvenir jusqu'au bout... Tout en faisant des actions qui ne le conduirait pas à sortir de la scène... Ce qui se révèle franchement inutile quand on y pense.
— Hyung, tu m'entends ? appelle Jungsook.
Young-sun était resté sur place, perdu dans ses pensées.
— Oui, je sais, ta copine de longue distance, Mary, va venir avec sa meilleure amie Poppy, parce que tu veux me caser avec elle, déclare-t-il.
Jungsook fait les gros yeux et se recule d'un pas.
— Ya !
Il a l'air effrayé.
— Allons-nous installer, je suis fatigué, indique Young-sun.
Il s'installe à la table prévue dans la scène. Mary arrive pile à ce moment-là, suivie de Poppy...
Quand il y pense, tout se passait plutôt « bien » jusqu'à la scène de la voiture et à la conversation avec l'homme. C'est quand Yae est descendu de la voiture que ça a réellement dégénéré. C'est parce qu'il ne comprenait pas ce que lui disait Poppy. Sinon, tout aurait changé et comme n'importe quel être humain doté d'une intelligence moyenne, il ne serait pas descendu pour aider ces gens.
La Shinjin. C'est l'objet « vedette » de ce souvenir et du présent. C'est dans cette voiture qu'on a retrouvé leurs corps. C'est dans cette voiture qu'ils ont été enfermés... D'ailleurs, la Cortina de Yae a surement été balancée quelque part une fois le travail accompli. Mais la Shinjin est la solution. Elle appartient aux meurtriers. Il y a leurs affaires à l'intérieur – affaires qu'ils ont soigneusement retirées avant de noyer la voiture, évidemment – et donc, c'est un moyen de connaître leur identité. Il doit aller voir cette voiture de plus près.
Le souvenir continue et, durant la scène de la voiture, Young-sun se tourne lentement vers Poppy et s'adresse à elle en anglais.
— On doit descendre.
Elle fait les gros yeux.
— Vous... Vous savez parler anglais depuis le début ?
— C'est une longue histoire, tu ne me croirais pas.
Poppy fronce des sourcils. Après un long moment de réflexion, elle secoue la tête.
— Peu importe... On doit partir ! Cette voiture nous a suivi ! informe-t-elle.
— Je sais.
— Comment ? souffle-t-elle.
— Parce que je viens du futur et...
— Pourquoi tu as cet air étrange sur le visage ?
— Hyung, ne t'inquiètes pas !
Young-sun est sous le choc. Que s'est-il passé ? Il n'a pourtant pas quitté la scène... Il parlait à Poppy et... Bon sang. C'est parce qu'il a parlé de lui et non de Yae. Quel idiot ! Il s'est pris pour le héros d'un film de science-fiction... Il doit rester dans le contexte de la scène, c'est ça ? Ses yeux se lèvent vers le plafond du café, mais en réalité, il observe la Chose, ou la Personne, à l'origine de tout ça, grâce – ou à cause – de la promesse faite dans sa vie antérieure. On lui permet un grand nombre de faculté... Mais pas de dévoiler pourquoi il est ici. Il a compris. Il ne recommencera plus cette erreur. Il doit rester dans le rôle de Yae.
Pour la énième fois, il revit tout le souvenir jusqu'à la décision fatidique de descendre de la voiture. Il doit courir vers cette Shinjin et abandonner cette pauvre Poppy. Mais le problème, c'est qu'elle s'accroche et se cache derrière lui. Il va devoir la repousser pour faire ce qu'il a à faire... Il culpabilise déjà.
Young-sun s'approche petit à petit, n'oubliant pas que la femme cache une arme. Il doit faire vite, sinon Yae va mourir avant son heure dans ce souvenir. Il tente une diversion.
— Avez-vous de la nourriture sucrée dans votre voiture ? Je suis diabétique, je ne me sens pas très bien... Ça doit être la fatigue d'avoir conduit.
Le mari jette un coup d'œil à sa femme, encore accroupie.
— Je... Je vais vérifier ça.
Il s'éloigne vers la voiture. Aucun des deux ne le regarde. Young-sun retire, sans aucune douceur, la main de Poppy sur son bras et se met à courir vers la voiture.
— Yae ! appelle Poppy d'un air effrayé.
Le mari se retourne mais Young-sun le pousse violemment pour qu'il tombe au sol.
— Ya ! peste le meurtrier.
Young-sun atteint la Shinjin et regarde à l'intérieur. Il tente de noter chaque détail dans un coin de sa tête. L'un d'entre eux attire son attention, et...
Un violent coup s'abat sur sa tête et il s'effondre. Cette action l'extirpe brusquement de son cauchemar. Quand il se dresse, il fait déjà jour dans la pièce et Pam le regarde avec de grands yeux terrifiés et cernés.
— Tu m'es revenu !
Elle le serre dans ses bras sans attendre. Elle a l'air soulagé. Young-sun tente de se remettre de ses émotions. Il a encore sué et il est trempé, mais apparemment, cela ne dérange pas sa petite amie. Encore quelque chose dont il est reconnaissant, c'est d'avoir une femme qui se soucie plus des sentiments que de l'état physique de son homme...
Young-sun répond à son étreinte en la serrant doucement contre lui. Son odeur familière réussit à le calmer. Après quelques secondes, Pam se détache de lui et lui tend un verre d'eau. Young-sun remarque que les mains de la jeune femme tremblent.
— J'ai bien failli te le jeter pour te réveiller... S'il te plait, bois ça pour moi.
Il saisit le verre sans attendre et le boit entièrement. Puis il le pose sur sa table de chevet, près du petit tigre.
— J'ai cru que tu faisais de l'épilepsie... Tu étais comme paralysé et tu tremblais de tout ton être. J'ai vraiment cru que tu allais mourir, explique-t-elle encore sous le choc.
Il vient caresser sa joue gauche d'une main. Il commence à la connaître par cœur. Elle ne le montre pas, mais elle est émue. Elle retient même probablement ses larmes pour paraître forte devant lui.
— Je suis désolé, signale-t-il.
— S'il te plait, ne retente plus de contrôler ton souvenir. C'est beaucoup trop dangereux. Tant pis... On trouvera un autre moyen pour les indices.
Il s'en veut de l'avoir laissé dans la terreur toute la nuit. Il attrape l'une de ses mains et la serre.
— Mais j'ai réussi.
Elle pose un regard surpris sur lui.
— Comment ça ?
Young-sun prend une grande inspiration avant de répondre.
— Un bébé. Il y avait un bébé dans la Shinjin.
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