Texte n°2
Avant inondait la tête d'Antoine. Immobile en attendant son meilleur ami Louis, yeux sur le ciel rose, ses idées vibraient de sensations fantômes : il avait l'humeur noire, dont Louis était persuadé de devoir mourir un jour. Antoine se rappela l'été, les rayons, l'adresse de Camille, les musiques. Puis vint l'immuable malaise épais, poisseux : comme des mains sur sa gorge et des poignards dans ses flancs.
Des buveurs bourdonnaient comme un ballet d'insectes cherchant chaleur et lumière. Antoine accueillait le froid sans frémir. Des couleurs dansaient derrière les vitres encore nues : les écrans balafraient les sombres intérieurs, d'autres au bout d'un bras scintillaient rien qu'une seconde. Antoine se souvint de son propre écran, criblé ce matin-là de longues bulles grises. La lumière avait terni. Il s'était dépouillé, ses yeux étaient par terre. Il s'efforçait d'ignorer les vibrations suppliantes, de contenir colère et morosité. Il s'était senti fier d'être préféré par Camille à tous ces gorilles bien coiffés, à ces cervelles vides au bel enrobage, pour au final se lasser. Il aurait voulu des orages, que Camille le morde, le gifle et l'arrache. À présent le noir l'habitait. Ils ne se blesseraient plus. Louis le soutenait.
Au bout de ses doigts les taches s'effritaient. Ces ongles apparaissaient étranges sans leur éternelle corne d'acrylique. Il faudrait les tailler, il ne les rongeait plus. Ses palettes vomissaient des tons sales. Pinceaux et godets avaient séché, les chiffons étaient raides de peinture durcie. Il n'avait rien pu face à ce qui ruine tout, altère n'importe quoi, fatal victorieux — le temps.
L'érosion était inévitable : son art était mort avec Camille.
Une vie plus tôt, Antoine existait en pointillé, pas très fort, tant bien que mal dans sa carcasse de collégien voûté, du genre à raser les murs et mordiller le cul des crayons. Il scrutait depuis longtemps les groupes de filles, entre deux cours, dans les rues du village, en vacances. Il avait dans le regard une sorte d'intérêt blasé, résignation peut-être, car il ne décelait chez elles rien de ce qu'il aurait voulu voir. Quoi, il l'ignorait, mais il était amoureux d'une idée, d'un idéal imprécis — une fille sans visage qu'il embrassait dans tous ses rêves. Louis s'inquiétait de cet état, évidemment : un séducteur comme lui ne comprenait pas.
Camille chassa ce fantasme quand par erreur elle entra dans cette salle, fringante, déjà déployant sa grâce et son mystère, par-dessus tout empreinte de cette divine singularité. Elle réalisa qu'elle n'était pas à l'atelier d'écriture mais au club de dessin, s'excusa, puis s'enfuit. Qu'y avait-il de plus attrayant à serrer des mots sur la page plutôt qu'à les remplir d'images ? La curiosité d'Antoine, bien sûr, s'étendait au-delà.
Ils finirent par s'aimer sous l'azur de juin et l'œil content de Louis. Le feu dans leur ventre brûla longtemps. Chaque effleurement valait un tremblement de terre. Collège et lycée passèrent. Antoine peignait, Camille écrivait. Il rentrait de l'école, elle rentrait du bureau. Il y avait eu l'autre type, qui n'importait pas : il n'était que l'exutoire de Camille, qu'illusoire horizon, comme l'autre fille le fut pour Antoine. Il avait pourtant lutté. Il comprimait toujours son cœur et refoulait chaque pulsion, il ignorait les soubresauts d'estomac que provoquaient chacune de ses apparitions, et les effluves aliénantes de ses cheveux blonds, sa longue figure dorée, ses lèvres aurores, merde, il avait fini par fondre ! Elle, avait-elle lutté ?
Antoine avait appris la vérité de la plus banale façon qui soit, à un péage, en rentrant de stage, par message, alors qu'il allait retrouver Camille. L'« autre type » était son meilleur ami Louis, et cela les avait tués tous les trois.
Antoine déposait parfois des fleurs là où il avait caché le corps de Camille.
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