Texte n°1

Le Pont des Arts

Sur le Pont des Arts, ce pont où s'enlacent les amoureux, ce pont ou il fait bon venir à deux, ce pont qui connaît de Paris tous les murmures, toutes les promesses, les mains entrelacées et les cœurs l'un contre l'autre, les demandes et les déclarations, sur ce pont de promesses, vint une jeune fille.

Seule sur le Pont des Arts, elle n'avait pas les joues roses de celles qui connaissent l'amour, ni les yeux pétillants de souvenirs ennamourés. Elle était grise, elle était monotone, pas heureuse. Pas vraiment très triste non plus, mais pas vraiment heureuse. Seulement déterminée. Cette fille, solitaire au milieu des amoureux, terne au milieu des heureux, venait de décider de couper court à tous les tourments que lui avaitj offert la vie.

Car pour cette enfant frêle et solitaire, aux yeux sans étoiles, une chose était sûre : la vie la haïssait, et elle haïssait la vie.

Le monde lui avait fait mille et un coups bas, l'avait propulsé au bord du précipice. Le destin, qui l'avait prise en grippe, s'était acharné sur cet être chétif . Elle avait beau faire elle ne trouvait pas, ce remède espéré contre le malheur, cette recette prodigieuse du bonheur.

Elle avait pourtant tenu bon, trente ans durant. Elle avait supporté sa vie, avait même tenté de la changer, mais avait chuté, inlassablement.

Elle ne l'endurerait plus, voulait à jamais se taire, motus et bouche cousue. La mort semblait une douce amie, comparée à la vile vie qui l'avait tant fait pleurer.

Alors, un soir entre l'été et l'automne, alors que les peupliers n'étaient plus tout à fait verts, mais pas non plus encore très roux, et que les amoureux commençaient à s'emmitoufler dans leurs écharpes qui s'emmêlaient, elle se rendit, tête baissée et larmes aux yeux, sur le Pont des Arts. Avant d'y monter, elle avait séché ses larmes, ne souhaitant en aucun cas que la dernière image que le monde eût d'elle soit aussi pitoyable.

 Elle voulait quitter la vie en bon terme, tant qu'il était encore temps, mettre fin à leur relation toxique. Elle lui avait fait une bise amicale en prenant une bière près de la Seine, et elles avaient décidé, elle et la vie, de ne plus jamais se voir, de s'oublier l'une l'autre. C'était dans l'ordre des choses, et l'une comme l'autre s'en porteraient mieux.

Sans rancune...

Et maintenant qu'elle allait la quitter, elle fuyait tous les regards, de peur de regretter, de partir le remord à l'âme. Elles devait être forte, et partir en douceur.

Tremblant un peu, au milieu du pont, elle s'approcha de la barrière. Tremblant davantage, elle respira une dernière fois l'odeur que le soir ne prenait qu'à Paris. Tremblant de tout son corps, elle ferma les yeux et les rouvrit, pris le fatal élan...

 Mais elle commit l'erreur. Ses cils s'accrochèrent à deux yeux bruns, et suivirent dans cet attachement les paupières, l'iris, et enfin la pupille, et l'image s'ancra dans la rétine, qui transmit l'image au cerveau.

Ce n'était qu'un enfant. Un enfant, un bel enfant au visage pur. Un tout petit garçon, qui la verrait mourir.Elle se raisonna, effrayée à l'idée de partir les larmes au cœur. Il n'existe pas de fin plus honorable, songea-t-elle, que le Pont des Arts pour maison, la Seine pour lit de mort, et deux yeux marrons pour te pleurer. Elle allait mourir, paisiblement égoïste.

 Mais les yeux comprirent. L'enfant ne le savait pas, n'osait pas le savoir, mais son iris se préparait déjà à accueillir la couleur sombre propre aux yeux qui ont vu la mort.

Pouvait elle laisser ce bout d'innocence s'assombrir de la pire des nuits ? Il ne rirait plus comme avant, son rire serait nerveux, obstrué de fantômes, au milieu desquels pleurerai son fantôme à elle. Il resterait hanté et désabusé, et tâché de cette étrange encre indélébile qui salit tant de cœur. Il deviendrait aussi sombre que tous les autres, ceux qui connaissent de la vie ses malheurs. Et peut-être qu'à cause d'elle et de son au revoir égoïste, un jour il se rendrait, à son tour, sur le Pont des Arts, dirait au revoir à la vie, lui aussi. Il sauterait, par son unique faute, mourrait par sa faute à elle. Lui, ce doux visage, ce candide enfant, qui ne le méritait pas, elle l'entraînerait dans sa chute.Elle ne pouvait sauter devant un enfant.


Horrifiée du traumatisme qu'elle avait failli causer dans ce petit être doux, elle s'éloigna du bord du pont dans un mouvement de répulsion.L'enfant lui fit un sourire timide, le sourire des enfants qui devinent que quelque chose de grave les a frôlé, mais ne savent pas exactement quoi. Elle lui rendit ce sourire, bon gré mal gré.Alors l'enfant rit franchement.Et elle, son sourire devint vrai. Cet enfant, peut-être, l'avait sauvé. Elle quitta le pont pour réembrasser la vie. Elle valait peut-être la peine d'être vécue, finalement.

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