Texte 4
Daphné
Je marche dans un sens, et puis dans l'autre. Bien que je les aie déjà vu une bonne vingtaine de fois, je regarde d'un œil distrait les tableaux aux murs.
Ce boulot est ennuyant, ce musée est ennuyant, ma vie est ennuyante et dénuée de sens. La preuve : je me retrouve en train de surveiller des tableaux dans un petit musée sans aucun visiteur.
Jamais je n'aurais cru finir gardien de nuit dans un musée....
J'ai quand même eu de la chance de trouver ce boulot. Il parait que le précèdent gardien a disparu soudainement, du jour au lendemain.
Certains disent que c'est dans ce musée qu'on l'a vu la dernière fois. D'autres vont encore plus loin : ils disent qu'il est mort et que son fantôme hante les lieux. Foutaises !
Je fais encore un énième tour de la salle. Sans intérêt. Ces tableaux sont tous sans intérêt.
Je sors dans le couloir pour me rafraîchir parce qu'il fait étouffant dans cette salle.
En passant devant le miroir au-dessus de l'évier, je jette un coup d'œil à mon reflet.
J'ai vraiment une tête de déterré. Sous mes yeux déjà bouffis, deux énormes cernes ont pris place. Mon visage est rouge pivoine et on dirait qu'une tempête est passée pour s'occuper de ma coiffure.
Je fais couler un filet d'eau fraîche et je m'en passe un peu sur le visage. Ce contact froid me revigore un peu.
Après quelques minutes passées à réfléchir à ma situation et à contempler mon allure d'homme épuisé, je retourne d'un pas lent et trainant à mon poste.
En traversant le long couloir d'entrée du musée, je remarque un détail qui, jusque là, m'avait toujours échappé. Derrière un grand rideau de velours violet, il semble que quelque chose soit dissimulé.
Poussée par la méchante petite curiosité, ma main tire le rideau d'un coup sec. S'attendant à ce qu'un être répugnant me saute à la gorge, mon coeur accélère sa course, mais il n'y a qu'une vieille porte en bois.
J'attends quelques secondes, immobile, sans même oser respirer. Rien ne se passe.
Je décide alors d'ouvrir prudemment la porte.
"Tu ne devrais pas faire ça", me souffle ma conscience.
Elle a raison, mais il est désormais trop tard. Ma main est déjà positionnée sur la poignée, je ne peux plus reculer.
Dans un grincement des plus stridents, la porte s'ouvre et je rentre dans une pièce mal éclairée.
Cette pièce est petite, carré et humide, en plus d'être malodorante. Elle est si peu rassurante, que d'un coup, je me remet à penser au dernier gardien et à son "fantôme".
Et si s'était vrai ?
Mais qu'est-ce que j'avance comme propos !? Je suis quelqu'un de sensé moi ! Et quelqu'un de sensé ne croit pas en ces sornettes.
Après avoir habitué mes yeux à la pénombre, je fais quelques pas en ignorant toujours ma conscience qui ne cesse de me dire de partir.
Cette pièce est définitivement vide. Pas une ampoule, pas un meuble, pas une fenêtre. Seulement de la poussière et un objet étrange au fond.
Je m'en approche avec précaution, c'est en fait un cadre. Il fait tellement noir dans cette pièce que je ne parviens pas à voir si c'est un tableau ou pas. J'ai beau plisser les yeux, je ne vois que du noir.
Cette pièce me mettant affreusement mal alaise, j'attrape le cadre et sors rapidement. Je tire le rideau et enfin, je daigne contempler l'objet.
C'est bien un tableau.
Une peinture représentant la mer et deux autres personnages. L'un est une magnifique sirène chantant sur un rocher, l'autre est un marin qui l'écoute attentivement.
Ce tableau est très étrange. On dirait qu'il est vivant. Si je ferme les yeux, je peux presque entendre les vagues et le chant mélodieux de cette nymphe
Non. C'est sûrement un effet de la fatigue.
En plus, il y a quelque chose qui cloche avec le marin. Son regard est vide, dépourvu d'âme.
Quoi qu'il en soit, ce tableau est superbe, bien plus beau que tous les autres.
Je ne sais pas pourquoi, mais l'envie me prend de l'exposer dans le musée. Il faut que tout le monde puisse le voir.
J'entre à nouveau dans la salle étouffante et regarde partout autour de moi, à la recherche d'un tableau qui pourrait éventuellement être remplacé par celui que j'ai sous le bras.
Je finis par décrocher un tableau d'art abstrait stupide pour y mettre le tableau avec le belle créature.
Sitôt le cadre accroché, une lumière bleue jaillit et m'aveugle complètement.
Je tombe au sol suite au choc et lorsque j'ouvre les yeux, je reste bouche bée.
Ses longs cheveux blonds ondulants gracieusement jusqu'au bas de son dos comme des fils d'or, ses beaux yeux bleus verts presque transparents, sa peau pâle qui a l'air si douce, ses courbes harmonieuses, tout. Tout est parfait chez elle, tel une poupée de porcelaine dont la beauté reste éternelle.
Magnifique. C'est le seul mot que j'ai su trouver en la voyant là, devant moi, rayonnante. Je jette un rapide coup d'œil au tableau, la sirène n'est plus là. Elle est apparue hors du tableau dans une robe blanche simple et somptueuse, tout à la fois.
Je me frotte les yeux. Ce n'est sûrement pas réel, une telle femme ne peux exister ! Je me suis endormi et le pays des rêves m'a emporté.
Oui, c'est sûrement ça.
Pourtant, j'ai beau cligner des yeux et me pincer le bras plusieurs fois, cette image ne disparait pas.
Il faut croire que cette jolie demoiselle est bel et bien devant moi, en chair et en os.
Elle me sourit. Un si beau sourire, sur un si beau visage. Des longs cils, des lèvres rouges, des fossettes incroyables. En un mot, parfaite.
-Bonjour, me dit-elle de sa voix douce et mélodieuse.
Moi, je ne réponds pas. Je n'y arrive pas. Aucun mot n'accepte de sortir de ma bouche.
-Merci de m'avoir aidé, continue la jeune femme, ça faisait un moment que je n'étais pas sortie.
-Ah... Euh... J-je... Y'a pas de quoi.
La jeune femme laisse échapper un petit rire cristallin.
-Tu es amusant toi, dit-elle en souriant, comment tu t'appelles ?
-Damien. Et toi ?
Elle me fait un signe de tête en direction du cadre. Je regarde le nom de l'oeuvre : " la sirène".
-Oh je vois, tu n'as pas de nom alors.
Elle me fait un petit regard triste.
-Je peux t'appeler Daphné ?
-Daphné, c'est parfait.
Elle me sourit en rougissant. Mon dieu qu'elle est belle !
-Dis, tu es une sirène non ?
La jeune femme acquiesce en silence.
-Où est passé ta queue ?
-Lorsque je suis hors de l'eau, elle se transforme en une paire de jambes, dit-elle comme si c'était parfaitement évident, et puis, je n'en trouverai pas l'usage pour ce que nous allons faire.
"Pour ce que nous allons faire" ? Ça veut dire qu'elle compte faire quelque chose avec moi ?
En voyant mon regard interrogateur, elle me lance un regard mystérieux et marche en direction d'un tableau.
-Viens avec moi, dit-elle d'une voix suave.
Au début, j'hésite un peu mais en la voyant rouler des hanches comme elle le fait, je ne peux résister et je la suis. Nous nous postons devant un tableau représentant une fête de l'époque victorienne.
Daphné me tend sa main. Je la prends, et ce simple contact me fait l'effet d'une décharge électrique. Un nouvel éclair de lumière bleue jaillit du tableau en face de nous.
Le paysage autour de moi défile. Pendant un moment, j'ai l'impression de voler. Le fait de voir tout bouger si rapidement autour de moi me donne la nausée. Si bien que je ferme les yeux et me concentre sur ce sentiment de flotter dans les airs.
Quand soudain, tout s'arrête. J'ouvre les yeux, je me retrouve dans la scène du tableau. Des musiciens qui jouent merveilleusement bien, des hommes et des femmes qui dansent, un buffet incroyable, une immense salle luxueusement décorée, je suis à un bal du 18ème siècle !
Je regarde ma cavalière, elle n'a plus la même tenue. Elle porte désormais une robe de bal rose poudrée incroyablement belle. Ça la rend d'autant plus attirante.
Je regarde ma tenue, j'ai, moi aussi, un costume de l'époque. Je regarde d'un air ahuri ma belle sirène.
-Qu'attends tu pour m'inviter à danser, me demande celle-ci.
-C'est que... Je ne sais pas danser.
-Allons ! Ne fais pas ton timide ! Il ne s'agit que d'une toute petite valse.
Sans me demander mon avis, le jeune femme me tire par le bras pour que nous nous mêlions à la foule de danseurs.
-Maintenant, dit-elle d'un ton autoritaire, tu prends ma main droite dans ta main gauche et tu passe ton autre main autour de ma taille.
Je fais ce qu'elle me dit, et lorsque son corps se retrouve collé au mien, son parfum enivrant vient chatouiller mes narines. Elle sent si bon.
Sa présence est si chaude, si douce que je voudrais rester éternellement ainsi, entouré de ce délicieux cocon.
Les sensations qui m'envahissent sont indéfinissables. Je n'ai jamais rien ressenti de tel.
C'est comme si je découvrait l'univers pour la première fois, comme si je renaissais, comme si j'étais aveugle et que enfin, je pouvais voir lumière
Pendant que nous dansons, le temps s'arrête pour mon esprit. Depuis combien de temps dansons-nous ? 1 minute ? 1 heure ? Une semaine ? Je n'en sais rien et ça m'importe peu. Je veux rester ainsi éternellement.
Si mon esprit ne perçois pas le temps qui passe, mon corps, quant à lui, commence à en ressentir les effets. Mes pieds commencent à se plaindre et ma respiration se fait irrégulière.
-Tu as l'air fatigué, me dit ma cavalière, veux-tu que nous allions prendre l'air ?
Je hoche la tête et nous nous éloignons de la foule. Daphné me prend la main et de nouveau, le paysage tourne comme un tourbillon.
Quelques secondes plus tard, nous revoilà dans la salle du musée. Daphné parcourt tout les tableaux du regard, et elle jette finalement son dévolu sur un tableau intitulé "forêt enchantée".
Elle m'attrape la main sans me demander mon avis et nous sautons dans le tableau.
Nous arrivons donc dans cette forêt mystérieuse. Les arbres sont un peu bleus-gris et on dirait que des petites paillettes flottent partout dans l'air. La lune est pleine et violette apporte une lumière splendide à cette scène. C'est magnifique, on dirait le décor d'un conte de fée.
Elle garde ma main dans la sienne et nous nous promenons dans ce paysage de rêve.
L'air est doux, la nuit est apaisante, cette balade me fait du bien. Surtout après notre valse qui m'a épuisé.
Daphné s'accroche soudain à mon bras. Je la regarde interloqué et elle me montre plusieurs petites boules lumineuses qui flottent un peu plus loin.
-Des lucioles ?
-Non, chuchote-t-elle, se sont des fées.
Nous nous approchons doucement, et les petites fées viennent danser autour de nous. Certaines tirent légèrement sur ma veste en riant.
Elles forment une ronde autour de moi, et je peux les entendre chanter.
"Méfie toi des sirènes,
Elles semblent belles,
Mais elle sont laides et cruelles,
Avec leur voix, elle t'ensorcèle
Pour qu'à jamais, tu sois à elles.
Méfie toi des sirènes".
D'un geste du bras, Daphné les chasse et elle m'empoigne le bras.
-Ne les écoute pas ! Ce ne sont que des chipies.
Nous continuons notre chemin en silence, mais soudain, il nous est impossible de faire un pas de plus.
-Il semble que nous soyons à la limite du tableau, s'exclame Daphné, ça te dis d'aller voir un coucher de soleil ?
J'acquiesce en silence et aussitôt, le paysage défile autour de nous. Nous nous retrouvons dans la grande salle et je n'ai pas le temps de soupirer que le paysage défile à nouveau pour qu'une belle plage de sable blanc apparaisse.
Daphné se trouve à côté de moi, de nouveau dans sa belle robe blanche. Je regarde mes vêtements, moi aussi, j'ai récupéré mes vieilles guenilles.
Il me semble reconnaître cet endroit. Je tourne la tête et j'aperçois un marin dont le regard est vide d'expression.
C'est ça ! Nous sommes dans son tableau à elle. Le seul problème, c'est que le soleil est au plus haut.
-Daphné, ce n'est pas un coucher de soleil que nous venions voir ?
-C'est mon tableau, dit-elle d'un ton impérieux, je peux faire ce que je veux.
À ces mots, le soleil descend rapidement vers l'horizon et le ciel se teint petit à petit de rose, d'orange et de bleu.
C'est magnifique. En l'espace de quelques instants, nous nous retrouvons devant le coucher de soleil le plus impressionnant de toute ma vie.
Daphné attrape une nouvelle fois ma main, et elle me tire jusque dans la mer.
À peine ses orteils sont ils entrés en contact avec l'eau glacée, ses jambes disparaissent pour laisser place à une majestueuse queue de poisson vert émeraude.
Elle s'enfonce un peu plus loin dans les profondeurs bleues, et j'essaye tant bien que mal de la suivre. N'ayant plus d'air, je finis cependant par remonter à la surface.
À contrecoeur, Daphné me rejoins. C'est incroyable, elle a beau être dans l'eau, ses cheveux sont secs et toujours aussi magnifiques. Les miens doivent sûrement ressembler à une vieille loque.
Elle passe ses mains sur mon visage et quelques instants après, ses lèvres viennent se poser sur les miennes. Un baiser délicieux m'est offert par la plus belle des sirènes, je suis aux anges.
Au bout de quelques secondes, elle interrompt notre baiser.
Elle commence alors à chanter de sa superbe voix cristalline. Une mélodie si douce, si belle, si envoûtante.
Peu à peu, j'ai l'impression que mon esprit quitte mon corps. Bientôt, je deviens presque incapable de penser. Je ne peux me concentrer que sur cette chanson.
C'est alors que je peux voir son véritable visage.
Ses cheveux tombant comme des algues, ses petits yeux mesquins et emplis de haine, sa peau couverte d'écailles gluantes, sa queue musclée et piquante. C'est un être répugnant et hideux.
Mais lorsque je m'en rends compte, il est trop tard. Cette créature a déjà volé mon âme.
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Le lendemain, on put découvrir que le nouveau gardien avait disparu. Les clients du musée purent apercevoir une nouvelle peinture.
Une peinture intitulée "Daphné", représentant une jeune femme de dos, marchant le long d'une plage sous le soleil couchant. Derrière elle, deux marins la regardent, le regard vide, sans expression et sans âme.
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