De l'autre côté




Encore un autre texte écrit dans le cadre du concours de Lauwern  avec cette fois-ci pour thème « Limite ».

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Elle n'avait pas bougé d'un pouce. Ses beaux yeux verts étaient toujours aussi clos, son visage doux, toujours aussi lisse. Ses traits graciles étaient teintés de cette sérénité que seul l'inconscience savait apporter.

Il s'avança dans cette pièce qu'il n'avait que trop vu et s'approcha d'elle. Elle était belle, terriblement belle. Comme elle l'avait toujours était et le serait toujours. D'un œil, à la fois émerveillé et fatigué, il contempla son petit nez fin sur lequel, d'ordinaire, reposait une paire de lunettes dorées, ses joues légèrement rebondies couvertes de tâches de rousseur qu'il adorait embrasser, et ses cheveux bruns, lisses et si doux, dans lesquelles ses doigts passaient des heures à s'emmêler ... Elle possédait la beauté d'une statue antique et la perfection des traits figés dans le marbre.

Pourtant...Il ne voyait que trop son teint pâle, presque aussi blanc que les draps dans lesquelles elle baignait. Il ne voyait que trop ses cheveux ternes, ayant perdu cet éclat soyeux dont ils avaient toujours brillés. Il ne voyait que trop son corps fin, trop fin, en l'absence des quelques rondeurs qui l'avaient autrefois rendu parfait. Et sa poitrine, qui s'abaissait et se levait d'un mouvement lent et régulier, comme si elle était endormie, plongée dans un rêve doux et paisible.

Alors, il maudissait ces foutues machines qui lui rappelaient que ce n'était pas la réalité.

Il s'assit sur le tabouret près de son lit et saisit sa main, si petite dans la sienne. Il tenta d'ignorer le fil translucide de la perfusion, planté dans le creux de son coude. Tout comme il tenta d'ignorer les bips sonores du moniteur cardiaque, qu'il haïssait autant qu'il remerciait. Car, même s'ils ne cessaient de lui rappeler les mots des médecins, qui se répercutaient sous son crâne comme un écho vicelard, ils lui offraient la certitude qu'il n'était pas trop tard.

Qu'il pouvait toujours garder l'espoir qu'elle revienne à ses côtés.

Son cœur se serra, et fermant les yeux, il contint tant bien que mal les larmes qui cherchaient à s'en échapper.

Il revoyait leur premier baisé, échangé au bord de la plage. Il se souvenait du sable glissant sous ses doigts tandis que les derniers rayons de soleil venaient réchauffer leurs peaux. Et ses lèvres...ses lèvres si douces contre les siennes dont les caresses le laissaient pantelant et le cœur tremblant.

Il entendait de nouveau son rire clair et cristallin, venir chatouiller ses oreilles le matin. Il se souvenait de sa peau frémissant au contact de ses doigts parcourant son torse, retraçant les contours de cartes imaginaires qu'eux seuls pouvaient deviner. Et ce sourire espiègle, ce magnifique sourire qui faisait chavirer son cœur.

Il sentait encore le parfum sucré de sa peau quand elle venait se coller à lui, le soir devant la télé, un bol de pop-corn sur les genoux, les yeux rivés sur le film qui se jouait à l'écran. Il se souvenait de son exaspération factice lorsqu'elle lui demandait pour la troisième fois ce qu'il se passait, trop distraite, trop rêveuse, pour parvenir à suivre l'intrigue. Et sa bouille endormie reposant tout contre son épaule, faisant fondre son cœur.

Mais plus que tout, il se souvenait des cris de ce soir-là. De ses propres mots, blessants et tranchants, fendant l'air pour venir taillader le cœur de la personne qu'il cherchait, ironiquement, à préserver. Il avait oublié la raison de leur dispute, la raison de sa mauvaise humeur ce jour-là. Seuls restaient ses grand yeux verts, remplis de larmes, ses belles joues tâchetés couvertes de sanglots. Il n'avait réalisé que trop tard, lorsqu'elle était partie, claquant la porte derrière elle, qu'il avait été trop loin.

Qu'il avait dépassé les limites.

Il avait attendu une heure, puis deux, guettant le bruit de la clé tournant dans la serrure. Il avait essayé de l'appeler, deux, trois, quatre fois, mais seul le mécanisme irritant du répondeur lui répondait. Il avait fait les cent pas, s'était rongé les doigts, et avait même brisé un verre dans son désarroi. Mais rien n'y faisait, elle ne revenait pas. Et l'angoisse, les crocs plantés dans sa poitrine, ne démordait pas.

Il s'était jeté sur le téléphone lorsque celui-ci avait enfin sonné, le cœur gonflé d'espoir. Et lorsqu'un numéro inconnu s'était affiché, c'était l'appareil qu'il avait failli jeter, la déception lui tordant l'estomac. Mais, par le plus grand des miracles, il s'était retenu. Il avait décroché.

Et son monde s'était effondré.

Elle avait eu un accident. Elle avait pris la voiture malgré les sanglots qui lui secouaient les épaules, et dans un moment d'inattention, elle avait percuté un camion. La petite barquette qui lui servait de moyen de locomotion n'avait pas fait le poids face au monstre d'acier qui l'avait envoyé valser, elle et sa propriétaire.

Cela faisait deux semaines à présent. Et elle n'avait toujours pas ouvert les yeux.

Il se rappelait les mots des médecins. Il se rappelait leurs mines graves et désolées lorsqu'ils lui avaient annoncé qu'elle se trouvait à la limite.

À la limite entre la vie et la mort.

Cela faisait deux semaines qu'il ne vivait plus. L'attente, la crainte viscérale de la perdre, lui rongeait la poitrine comme une tumeur malsaine. Les souvenirs de ce jour maudit ne cessaient de le poursuivre, l'attendant dans ses rêves qu'ils transformaient en cauchemar. Ces mêmes cauchemars qui, eux, venaient le torturer le jour. Un véritable cercle vicieux dont il était le seul investigateur, le seul responsable.

Encore maintenant, il entendait les bips du moniteur cardiaque devenir imperceptiblement plus lent. Comme chaque nuit, ils ralentissaient, secondes après secondes, perdant peu à peu leur régularité. Et finalement, avec une fatalité désespérante, les faibles bips devenaient une longue sonnerie stridente. Derrière ses paupières closes, il imaginait sans peine l'imposante machine afficher les lignes raides et plates qu'il redoutait tant. Les lignes qui réduiraient ses espoirs à néant.

Il resserra ses doigts sur la main dans la sienne. Il sentit la fraîcheur de la bague décorant son annuaire tout contre sa paume. Les lèvres pincées, il tenta de repousser bien loin le sifflement de la machine qu'il ne supportait déjà plus. Tout était dans sa tête, il le savait. C'était son esprit fatigué qui lui jouait des tours. Elle était là, allongée à côté de lui, endormie certes, mais le cœur battant toujours dans sa poitrine. Sa main était toujours dans la sienne, et sa respiration, bien présente derrière le son strident. Elle allait se réveiller et rentrer avec lui.

Elle devait se réveiller.

Mais soudain, on l'arracha à elle. Sentant le vide contre sa paume, il rouvrit les yeux. Il ne comprit d'abord pas. Il ne comprit pas pourquoi une infirmière le tirait de la chambre, le regard inquiet. Il ne comprit pas pourquoi une dizaine de personnes s'affairaient dans la pièce, s'agitaient et criaient. Il ne comprit pas pourquoi on l'éloignait d'elle, alors que tout ce qu'il voulait, c'était rester à ses côtés.

Et puis il vit.

Il vit le moniteur. Il vit le défibrillateur. Il vit sa poitrine qui avait cessait de se lever.

Et son propre cœur se figea, à l'arrêt.

Sans qu'il s'en rende compte, il fut dans le couloir. Il regarda, les yeux écarquillés, la large porte blanche qu'on lui avait claqué au nez. Derrière le battant, il entendait les médecins s'affairer, essayer de la réanimer. Les larmes, salées, coulèrent sur ses joues sans qu'il ne puisse les arrêter. Son cœur ne battait plus. Elle avait cessé de respirer.

Ses cauchemars étaient devenus réalité.

Il ignora combien de temps il attendit, planté devant la porte. Il ignora combien de temps il retint son souffle, la poitrine comprimée dans cet étau douloureux. Il ignora combien de secondes, de minutes, d'heures, s'étaient écoulées avant que l'infirmière, celle qui l'avait expulsé, n'ouvre finalement le battant.

Et il ne lui fallut qu'un regard pour comprendre.

Il rentra chez lui sans s'en apercevoir. Lorsqu'il ferma la porte de son appartement, de leur appartement, il ne se souvenait même pas avoir pris le volant. Il se dirigea, comme une machine que l'on aurait laissé sur « pilote-automatique », vers le canapé qu'il y a deux semaines encore, ils avaient partagé. Et ce ne fut que lorsqu'il s'enfonça dans l'assise qu'il réalisa.

Elle n'était plus là.

Ce ne fut d'abord qu'un tremblement. Un simple son étouffé. Puis, des spasmes incontrôlables secouèrent ses épaules. Les sanglots, mélange de larme, de morve, et de sang venant de sa lèvre perforée par ses dents, dégoulinaient sur ses joues, inondant son visage. Le vide régnait dans sa poitrine, seulement accompagné de cette douleur, cette douleur insupportable qui le faisait suffoquer. Mais le pire, restait cette affirmation qui tournait dans son esprit, assénant coup de poignard sur coup de poignard, perforant le trou déjà béant de son cœur.

Il y a quelques heures encore, elle était à la limite de la vie et la mort, disait les médecins.

Maintenant, elle l'attendait de l'autre côté.

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Merci d'avoir lu, j'espère que ça vous a plu !

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