L'onda rosa
23 août 1580, treize degrés nord et trente-huit degrés ouest. Cinquantième jour de navigation.
Deux jours auparavant, je marchais sur le pont à l'affut de la moindre vague rose. Cette légende me hantait depuis notre départ du port de Naples. La traversée de la Méditerranée s'est passée sans embûches, mais après avoir dépassé le détroit de Gibraltar, les évènements se sont accumulés. Après la terrible épidémie ayant ravagé la moitié de l'équipage, et la violente tempête nous ayant détourné de notre route, cette légende de vagues roses me hantait l'esprit.
Alors que je buvais tranquillement dans le bar de Léandro trois jours avant notre départ, un verre de bière à la main, un étrange homme vint m'aborder. Le bar était poussiéreux et la salle était plongée dans un silence seulement troublé par les ronflements des ivrognes dans mon dos. Encore sobre, je lorgnais sur les bourses des clients, retenant mes pulsions de voleur. J'étais capitaine désormais ! Le vol n'était plus un abaissement auquel j'avais droit.
Le nez dans la mousse de ma chope, je guettais la porte d'entrée, les oreilles prêtent à réagir au moindre son de cloche, quand tout à coup un homme pénétra dans l'établissement. Il était grand et robuste, ses yeux noirs et fouineurs balayaient la pièce comme s'il cherchait quelque chose. Pendant qu'il s'avançait au milieu des tables, le gérant dans mon dos me souffla :
—C'est lui...Le fou du port !
Surpris, j'examinais le nouveau venu plus attentivement. Ses bras découverts étaient barrés de cicatrices plus hideuses les unes que les autres, ses cheveux noirs et gras semblaient fourmiller de poux. Ses habits étaient dépareillés et plus troués qu'un filet de pêche. Ses pieds nus raclaient le sol et certains de ses orteils avaient disparu. C'était un homme hideux et son ombre jetait une peur inconnue sur les visages des derniers buveurs éveillés.
Son regard scrutateur fit le tour de la pièce avant de s'arrêter sur moi. Un rictus mauvais étira ses lèvres et il s'avança jusqu'à ce que nos nez se touchent presque. Je pouvais pratiquement voir les affreux colonisateurs de ses cheveux lui manger le crâne. Il ouvrit la bouche et une odeur putride s'en échappa et alla se loger dans mes fosses nasales. Je grimaçais et son sourire s'agrandit encore :
—T'connais la l'gende d'la vague rose ?
Horrifié mais non impoli je répondis vivement :
—Non.
L'homme parut satisfait de ma réponse et continua :
—L'vagues roses... Z'en avait jamais vu v'là la semaine dernière. T'sais ce que ça veut dire ? La mort... LA MORT ! Les vagues roses ! Surveille l'eau cap'tain ! Mais j'l'av'dit moi ! La vague rose...
Et il s'écroula soudain sous mes yeux éberlués. Quel étrange énergumène que cet homme-là. Le serveur me regarda et soupira, puis il fit le tour du bar pour tirer le corps sur la place extérieure. En revenant vers moi il me dit de ne pas faire attention au fou, qu'il ne racontait que des idioties. Il avait l'air sérieusement atteint par la folie. De mon côté, je n'étais peut-être qu'un corsaire mais je savais pertinemment que les fous ne le naissaient pas, ils le devenaient... Et cette histoire de vagues roses semblait torturer celui-ci.
Enfin, il y a donc deux jours de cela, à bord du « Re Del Mare », alors que je guettais avec effroi les flots affolés de l'océan, une couleur anormale fit frétiller ma pupille. Du rose... Un rose pâle exquis pour l'œil ! Ce rose printanier, couleur du renouveau, et selon le fou ; couleur de la mort. Angoissé, je rentrais dans ma cabine et fit les cent pas jusqu'à ce que la nuit tombe. Incapable de fermer l'œil, je passais et repassais en boucle cette journée dans mon esprit.
Quand enfin le soleil commença à se lever et que je cru avoir évité un nouveau drame, un cri obscur me fit sursauter. Je sortis avec hâte de ma cabine et arpentais le pont avec empressement quand, enfin, un mousse me cria :
—Par ici mon capitaine !
Sa main noire s'agitait dans l'air comme un oiseau de mauvais augure. J'accourais. A ses pieds, le corps sans vie du cuisinier gisait dans une flaque de sang. J'envoyais le matelot quérir le médecin le plus rapidement possible, celui-ci avait fait des miracles lors de l'épidémie, et examinais le cadavre. Alessio gisait dans son tablier imbibé de liquide rougeâtre. Je le reconnaissais bien là, même dans la mort il emportait sa passion. Si le sang n'avait pas été si abondant et poisseux, dégageant une odeur infâme et m'obligeant à plisser le nez pour m'approcher ; on aurait pu faire croire qu'il s'était endormi au milieu de ses tomates.
L'âme frétillante d'excitation, je lorgnais sur la plaie béante qui barrait l'estomac de notre cuisinier. Le dernier repas qu'il nous préparait était celui-là même de son dévouement à la gastronomie. Son corps était servi sur un pont mousseux de navire italien, en son centre trônait une sauce rouge à l'odeur certes peu alléchante, mais le talent ne pouvait pas tout cacher. Le tout était accompagné d'un croustillant mystère à l'eau de rose, littéralement parlant. Ces vagues de couleur avaient finalement fait leur besogne.
Le médecin me rejoignit rapidement, essoufflé, visiblement le sport n'était pas son fort, et se concentra sur la victime, oubliant presque de me saluer. Je souris, satisfait d'avoir su trouver un équipage si passionné par leurs travaux, et m'avançais près du gouvernail pour interpeller mes subalternes. Je jetais un dernier coup d'œil derrière moi, voyant le médecin s'activer aux côtés de la dépouille, simplement masqué par mon imposante carrure, et enjoignit l'équipage à se rassembler sur le pont.
J'observais alors la masse informe qui se forma devant mes yeux. Dans un mélange de couleurs sombres, les regards rougeaux de mes hommes me procurait un sentiment de supériorité assez satisfaisant. Je souriais de toutes mes dents d'or, et leur expliquait vaguement la situation avant de les interroger. De la soixantaine de matelots qui avaient embarqué, nous n'étions plus qu'une trentaine après toutes les catastrophes nous ayant touchés.
Le médecin me rejoignit finalement, m'apportant de nouvelles informations sur le meurtre.
—Il a été poignardé à l'estomac. Je peux vous dire qu'il avait mal digéré le repas d'hier... Quel imbécile mange son propre poison ? Moi je vous le dis, c'était pas un esprit sain cet homme là.
Je soupirais et tournais mon regard vers la foule à mes pieds.
—Toi ! Le commis de cuisine ! Oui toi imbécile. Je sais que c'est toi le meurtrier, pour te punir nous allons te couper la langue. Y a plus de planche pour le supplice et puis j'ai faim. Va donc en cuisine nourrir l'équipage, tu mangeras de l'air puisque t'as perdu ta langue.
Et je m'en retournais dans ma cabine, laissant les matelots perplexes face à moi. Le médecin me rattrapa bien vite:
—Mon capitaine ! Je ne voudrais pas vous contredire mais... On ne peut pas condamner un innocent ! Même si on vient de planter un couteau dans le corps d'un de nos éléments essentiels.
—Un gourmet sans goût n'est jamais un innocent mon brave.
Et je m'en retournais, fier de mon coup de maître à bord de ce navire.
[...]
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