Hors-compétition : Marhine
[Attention, OS triste et peut-être dérangeant pour certains]
J'étais une abomination.
Quelque chose de contre nature avec d'humain seulement que la conscience. Souvent, la nuit, le cauchemar du jour où on m'avait rendue immonde revenait me hanter, me ronger la moelle jusqu'à m'en tirer des larmes.
Cette nuit encore, les images de ce massacre envahirent mes songes, et je revécus ce moment une nouvelle fois. C'était comme si j'y étais encore.
« Nous sommes au cirque avec mes parents. J'ai tout juste 6 ans à l'époque. Je réclame une barbe à papa à ma mère. Elle me l'achète puis me la tend, un sourire chaleureux et aimant collé aux lèvres. Ensuite, nous entrons dans le chapiteau. L'odeur si particulière qui y règne, fumet propre au cirque, m'émerveille les sens. J'adore le cirque.
Le spectacle se passe très bien et c'est des étoiles plein les yeux que je quitte le chapiteau, l'esprit encore empli de magie, d'acrobaties et de rires, en tenant la main de chacun de mes parents.
Ce moment était le dernier que je devais passer avec ma famille biologique. Cette famille aimante et chaleureuse. Heureuse. Saine...
C'est alors qu'un coup de feu retentit. Je ne sais pas d'où il provient, mais dans mon esprit de petite fille, un bruit terrifiant suivi d'un affolement général veut dire « danger ». Je me mets à crier et à pleurer. Je ne sais pas où donner de la tête. Nous nous sommes arrêtés. Nous n'avançons plus. C'est alors qu'un second coup de feu se fait entendre. La brume de bonheur qui embrouillait auparavant mon esprit se dissipe pour laisser place à une peur viscérale. Je regarde autour de moi et me rends compte de deux choses :
D'abord, mes parents ne me tiennent plus la main.
Ensuite, qu'ils gisent à mes pieds, la tête explosée.
Les yeux écarquillés, j'observe la scène sans réellement comprendre ce qu'il se passe. Pour moi, c'est tout simplement impossible. Mes parents ne peuvent pas être morts.
Je n'ai pas pleuré sur le coup, je me suis contentée de regarder et de graver chaque détail dans ma mémoire. Des détails qui me hanteraient toute ma vie.
Et alors que je suis là, à fixer les corps, on m'attrape les mains dans le dos et on m'enfonce un sac sur la tête. Dans l'état second dans lequel je me trouve, je n'ai quasiment pas conscience qu'on m'enlève. Tout ce que je vois, la vue ainsi cachée par le sac, c'est l'image de mes parents, la boîte crânienne en miette et en sang. Puis je finis par m'assoupir, l'air me manquant.
Lorsque je me réveille, plus tard, je me trouve dans une salle blanche, couchée sur un lit.
J'ai soif. Un verre d'eau est posé sur une table de chevet blanche aussi. Quand je veux tendre le bras pour l'attraper, un membre immense, deux fois plus long que mon bras habituel, se soulève. Je réalise alors que c'est le mien.
Affolée, je jette un coup d'œil rapide à mon autre bras : il est tout aussi long. J'aperçois un grand miroir dans un coin de la chambre. Je me lève et cours le cœur battant vers l'objet en question. Lorsque je me vois, de ma gorge sèche s'échappe le cri le plus vibrant et le plus beau que j'ai jamais poussé. Ma voix sonne douce et mélodieuse. Mes cordes vocales ont été modifiées. Je ne peux plus parler sans qu'on ait l'impression que je chante. De plus, en relevant les manches de ma chemise d'hôpital, je découvre que de longues plumes blanches ornent mes bras. Pour finir, mon cou s'est allongé d'au moins quinze centimètres et une immonde cicatrice en fait le tour.
Je suis atroce. Mi animal, mi humaine, mi monstre.
Quelques minutes plus tard, Monsieur Loyal, celui-là même qui présidait le cirque que j'étais allée voir avec mes parents, entre dans la pièce.
Je suis en larme.
Je me regarde sous tous les angles et palpe chaque partie difforme de mon corps.
Je ne me reconnais même pas. Je n'ai plus l'impression d'être moi. Mon esprit de petite fille ne tient pas longtemps avant de sombrer dans la folie et d'hurler sa peine à s'en faire exploser les poumons et déchirer ses toutes nouvelles cordes vocales. Quelque chose se brise en moi, me faisant entrer dans un état de dégoût inconsidérable de moi-même, de regret de ce que j'étais avant, de crise d'identité.
Malgré tout cela, j'entends quand même Monsieur Loyal, paré de son plus beau rictus, avoir le « plaisir » de m'inviter dans son cirque des horreurs.
C'est ainsi que commence ma nouvelle vie dans ce cirque clandestin. La journée, les artistes « humains » font leurs numéros dans leur chapiteau sans se douter de notre existence, et le soir, Monsieur Loyal les délaisse et se rend dans son autre chapiteau perdu en forêt, rendre visite à ses monstres et accueillir ses spectateurs, amateurs d'atrocités.
J'ai une nouvelle famille. Une famille de monstres. Mes semblables.
J'ai oublié mon prénom de naissance. A partir de la visite de Monsieur Loyal, c'est La Colombe au Long Cou que l'on me surnomme et le soir, je chante pour des hommes odieux, raffolant de mon corps difforme et de ma voix d'ange... »
Je me réveillai une fois encore en sueur. Même après 10 ans passés ici, ce cauchemar me faisait encore et toujours souffrir.
Je souffrais le soir lorsque les gens me reluquaient avec tout autant de dégoût que d'émerveillement et je souffrais la nuit en me remémorant le jour de mon malheur.
J'avais constamment mal.
Mal au cœur, mal à l'esprit, mal au corps, à ce cou qui me contraignait dans ma vie quotidienne et se bloquait souvent, et à ces bras sur lesquels poussaient et tombaient régulièrement des plumes.
Mon calvaire ne finira jamais. Ma mort sera ma seule libération. Le seul instant de sérénité de ma vie sera celui de ma mort.
On m'appela derrière le tissu de ma tente. Je sursautai et sortis, pour le moment, de mon abattement. Le feu de bois qui crépitait au centre de ma tente était encore vif, je n'avais pas dû divaguer bien longtemps. Ce feu qui m'avait tant de fois réchauffée le corps et l'esprit, ce feu qui en ce temps glacial d'hiver, permettait à mes longs membres de ne pas geler. Il serait le seul que je regretterais. Le seul avec l'homme qui venait de m'interpeller.
-Bonjour, me lança L'Aveugle aux Cornes de Démons. Tu es prête ?
Je hochai la tête mais il ne put bien évidemment pas le voir, alors j'ajoutai un « oui ». Je ne parlais jamais excepté lorsque j'y étais forcée. Je haïssais la voix qui sortait de ma bouche. Ce n'était pas la mienne. Il me tendit sa main, le regard perdu dans le vide. Je la lui pris. D'un mouvement vif, il me tira alors à lui et m'enveloppa de ses bras. Il caressa affectueusement mes plumes. Ce geste ce voulait tendre mais il ne faisait que me dégoûter plus encore de moi-même. D'ailleurs, qui était ce « moi-même » ? Certainement pas moi. La dernière fois que j'avais été moi, c'était il y avait une éternité. Lorsque je dégustais une barbe à papa. Les 10 dernières années, j'avais été perdue à l'intérieur d'une enveloppe charnelle qui n'était plus la mienne et qui pourtant m'accueillait, me retenant prisonnière.
L'Aveugle posa l'une de ses mains dans le creux de mon dos, l'autre délicatement sur mes cheveux, et me murmura à l'oreille « Viens », avant de m'embrasser tendrement.
Il ne voyait rien et pourtant savait se déplacer et se repérer mieux que quiconque.
Aujourd'hui, le sol était recouvert de neige. Nous marchions dans la forêt sombre avoisinant le chapiteau et nos caravanes. L'Aveugle aux Cornes de Démons me tenait toujours par la main. Il nous éloigna largement du camp, nos traces de pied guideraient les autres jusqu'à nos corps.
Une fois assez loin, nous nous mîmes face à face. Il sortit un poignard acéré de sous son manteau et me le présenta, un sourire aux lèvres.
Pour la première fois depuis des années, je sentais le soulagement monter en moi, la libération. L'Aveugle ressentait la même chose, je le voyais à son visage. Un sourire éblouit alors ma figure. Ce sourire vrai que je n'avais plus esquissé depuis bien longtemps. Ce même sourire que j'avais lorsque ma mère m'avait achetée cette barbe à papa. Un pur sourire. Un de ces sourires dont seuls les enfants ont le secret, leur innocence leur permettant d'être les plus heureux du monde. Bientôt, je connaîtrais moi aussi cette joie intense et recouvrerais mon innocence perdue beaucoup trop tôt.
L'Aveugle m'embrassa une dernière fois. Des larmes de joie perlaient sur nos joues respectives. Puis il m'enfonça le couteau en plein cœur avant de se l'enfoncer dans le sien.
Nous tombâmes à terre et mourûmes chacun en souriant, heureux d'être enfin libres, heureux d'être enfin nous-mêmes, et heureux de nous retrouver après de l'autre côté, dans nos propres corps, et l'éternité devant nous pour nous aimer.
Nous étions morts, le sourire des innocents accroché à nos lèvres et nous étions heureux pour la première fois depuis longtemps. Et ainsi étendue dans la neige, contre le seul homme de ma vie, et malgré mon décès, je pouvais sentir que, dans une prochaine vie, nous nous retrouverions tous les deux. Nous nous retrouverions pour enfin vivre une vie normale. Une vie dans laquelle nous aurions une cheminée auprès de laquelle, à l'approche de Noël, nous pourrions nous réchauffer et s'enlacer l'un l'autre.
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