> 1 <

21 juin 3006. District 2, zone T6, Terre.

Mes yeux s'ouvrent. Community s'active. Je ressens aussitôt un pincement dans ma nuque, signe que tout est en ordre. Quelques secondes après, une chaleur délicieuse se répand dans mes mains. Je prends une grande inspiration et me tourne vers mon Andi, qui s'opacifie dès que je le place sur mes yeux. La vidéo que j'ai lancée hier soir s'affiche encore sur la fine membrane : un vieux film que je finirai plus tard... Je le ferme, l'écran collé à mon visage redevient transparent.

Toujours allongée dans le confort de ma bulle de sommeil, j'observe ma chambre avant de me frotter les yeux et de bâiller. Je ne souhaite pas bouger pour l'instant, mais je n'ai pas vraiment le choix. Je fais une demande de connexion aux personnes les plus proches.

> Connexion en cours <

> Connexion Établie <

La discussion de mes parents, au rez-de-chaussée, retentit dans mon esprit. Ils parlent de leur journée à venir ; je n'interviens pas, m'efforçant de ne penser à rien encore. J'écoute juste.

— Lyah ?

Il n'a fallu que très peu de temps à ma mère pour comprendre que je m'étais connectée à son esprit...

— Oui ? réponds-je.

— Allez, debout. Tu n'es pas en avance.

Ça y est, c'est le moment de quitter le cocon de ma sphère de sommeil... Pour économiser l'énergie, nous chauffons nos demeures au minimum : je l'ai appris en cours.

Grimaçant d'appréhension, je me redresse dans ma bulle puis la désactive. La membrane de sécurité se disloque, laissant la chaleur qu'elle retenait se répandre. Un frisson familier me parcourt. J'expire avant de me lever.

Les murs de ma chambre affichent encore le décor que j'ai sélectionné hier. Debout, j'observe un peu les étoiles qui m'entourent. Certains préfèrent le noir, d'autres les vagues ou encore la forêt pour les accompagner dans leurs rêves. Pour ma part, c'est la Voie lactée qui m'emporte dans mes songes la plupart du temps. Je suis si fascinée par l'espace... Tout y est si grand, si brillant... et intouchable.

Il ne se passe pas un jour où je ne fixe pas les étoiles au-dessus de ma tête. Que ce soit du haut de la colline non loin de chez nous ou ici dans ma chambre, je passe beaucoup de temps à les regarder. Je suis ensorcelée par les constellations, par l'univers immense que je m'amuse à toucher du bout de mes doigts chaque soir.

— Nous t'attendons.

La voix de ma mère dans mon esprit me fait froncer les sourcils. Je lève les yeux au ciel une dernière fois.

> OpacitÉ 20 % <

La voûte céleste s'efface tandis que les murs en verre de ma chambre redeviennent translucides, ouvrant ma vue à l'extérieur. La luminosité du soleil et des nuages qui l'entourent oblige mes yeux à se plisser ; je me détourne et attrape l'une de mes trois combinaisons blanches dans mon armoire. Tout en l'enfilant, je m'avance vers la sortie de mon petit monde pour rejoindre mes parents. Mon vêtement se moule à mon corps en même temps que je me déplace. Pieds nus, je commence à descendre l'escalier... avant de le remonter en catastrophe : j'ai oublié de m'attacher les cheveux. Je commande l'ouverture du tiroir de ma table de chevet grâce à Community, récupère la ficelle en laine qui s'y trouve et l'enroule à ma crinière acajou.

De retour dans l'escalier, j'entends d'une oreille mes parents manger sans parler. Je sais pourtant qu'ils sont en conversation en ce moment même, je perçois leurs pensées dans mon esprit. Ma mère met sur le tapis le sujet que je redoute.

Mon Assignation.

Quand j'arrive dans la cuisine, je fais comme si de rien n'était. Je tiens autant que possible à éviter les remarques...

Mon père se redresse un peu lorsqu'il me voit et me sourit. Ma mère, elle, esquisse un faible rictus. Elle ne me partage pas ses pensées, mais son visage me suffit pour comprendre ce qui la préoccupe. Je dois avoir les traits tirés, ayant navigué une fois encore sur mon Andi durant une bonne partie de la nuit. Je sais qu'elle ne voit pas cela d'un bon œil : elle s'inquiète pour moi, elle ne comprend pas mon comportement. Mon père, lui, ne m'en tient pas rigueur : il se dit simplement que sa fille a une passion différente de ses camarades... Et moi, j'essaye juste de faire de mon mieux pour concilier mes devoirs et mes envies.

Je m'installe à table et saisis un quartier d'orange, sentant mon ventre gargouiller. La voix de ma mère s'invite aussitôt dans ma tête.

— Tu n'as plus le temps de manger, me sermonne-t-elle.

Je grimace : elle n'a pas tort. J'accuse le coup sans broncher avant de chercher mes chaussures pour les enfiler. Elles se serrent toutes seules dès que j'y insère mes pieds. Je me prépare à quitter la maison, espérant que ma mère me laissera tranquille pour ce matin. Je pose la main sur le mur, prête à ouvrir une sortie, et...

— Lyah !

Raté. Je me retourne vers les yeux accusateurs de ma mère.

— Et tes soins nettoyants ? lâche-t-elle.

— Je pensais prendre une capsule sur le chemin.

L'information transite jusqu'à mon père, qui me jette une gélule avec le sourire.

— Voilà, ma fille.

J'attrape la petite pilule et l'ouvre. Aussitôt, des Nanos par centaines s'extirpent de leur prison et se mettent au travail pour rendre mes dents parfaitement blanches et ma peau douce. Ma mère dévisage mon père, le sermonnant de me couver autant. J'en profite pour filer vers la sortie ; alors qu'une ouverture s'ouvre vers l'extérieur, mon père me salue :

— Mon esprit est le tien.

— Et mes pensées sont les tiennes, réponds-je machinalement.

> Connexion interrompue <

***

Dehors, l'air frais me fait du bien. Le soleil est encore timide. Je regarde tout autour de moi en m'avançant vers mon transporteur. La maison à ma gauche est entièrement opaque : mes voisins doivent déjà être aux champs...

Je pose un pied sur la plaque en acier de mon transporteur, ma chaussure s'accroche fermement à elle.

> Connexion transporteur demandÉe <

> Connexion Établie <

Une fois mon autre pied arrimé à l'engin, il s'envole à quelques centimètres du sol. J'active mon Andi et programme ma destination par la pensée : je vais profiter du trajet pour vérifier mon emploi du temps.

Je ne sais pas ce que je ferais sans ce masque qui m'accompagne du matin au soir. Il me permet de tout avoir à portée de tête : mes cours, mes bases de données, ma musique, mes films, les constellations et, bien évidemment, le programme de l'Union. Aujourd'hui, ce sont des cours de biologie et de chimie qui me sont imposés. Mais c'est la classe d'histoire qui commence dans dix minutes qui me tente le plus ; heureusement, je peux choisir à quelles heures facultatives j'assiste en fonction de mon District. Je m'inscris au cours via mon Andi, et je me réjouis de découvrir le nom de mon ami Isaak dans la liste des élèves qui seront présents.

Athia, la professeure d'histoire, a le don de m'intriguer et de me fasciner : c'est grâce à elle que je me suis intéressée au passé. Je ne compte plus les bases de données que j'ai téléchargées à ce sujet, pour en apprendre de plus en plus. Athia s'est déjà amusée plus d'une fois à me tester par des questions pour mesurer ma progression.

Néanmoins, même si j'adore mon enseignante, j'ai remarqué que depuis quelque temps, je n'apprends plus grand-chose dans ses classes. C'est sans doute parce que la fin de mon cursus est proche : mes camarades sont pour la plupart bien plus jeunes que moi. Peu importe. J'aime écouter ce qu'Athia a à raconter.

À mon arrivée à l'Union, je descends de mon transporteur et observe un instant mes camarades, qui s'agglutinent dans le bâtiment transparent : une tour de verre emplie de salles de classe, d'étudiants et de professeurs, à la vue de tous. L'Union fonctionne comme nos têtes : en dehors des heures d'enseignements obligatoires, chacun, quel que soit son âge, est libre d'observer le cours des autres et de s'y aventurer s'il le souhaite, comme le rappellent les écrans dans le hall d'entrée.

Pour ma part, je passe la majeure partie de mon temps ici, pour mon plus grand plaisir. J'aime apprendre et je crois que je ne me lasserai jamais d'approfondir mes connaissances.

Je m'avance vers le bâtiment ; un fourmillement de pensées enfle progressivement dans mon crâne. Des bribes de discussions grésillent dans ma tête. Je ne m'infiltre dans aucune d'entre elles ; je cherche Isaak du regard, en vain.

Je parviens dans le hall en verre de l'Union. Ici, des centaines d'étudiants prennent place sur des tapis de transmissions, qui permettent de se rendre d'un endroit à un autre sans qu'il soit nécessaire de marcher. Nos chaussures s'ancrent au sol, et nous suivons le parcours jusqu'à donner l'ordre de descendre une fois que nous sommes arrivés à destination. Pour ma part, je rejoins l'ascenseur principal. Il monte, heureusement : je ne tiens pas à faire un aller-retour désagréable au sous-sol. Les jeunes déjà présents dans la cabine s'écartent pour me laisser de la place. Nous attendons en silence d'être assez nombreux pour que l'appareil se mette en marche ; ma vue bloquée, je songe à mon Assignation. La plupart des personnes qui m'entourent ne s'en soucient pas encore, mais la mienne aura lieu dans moins de deux semaines, et c'est tout l'inverse.

Je l'appréhende.

Je fais de mon mieux pour dissiper mes angoisses lorsque je vois Isaak s'approcher de l'ascenseur, le pas pressé, de concert avec Jeff. Je m'infiltre aussitôt dans leurs têtes pour rejoindre leur conversation.

> Connexion Établie <

Isaak se marre, expliquant à son ami que ses Nanos n'avaient plus de batterie pour astiquer ses orteils.

— Ça signifie que, sous tes chaussures blanches, tu pues des pieds ? lâché-je, moqueuse.

Son regard joueur me trouve dans le groupe compact déjà présent dans l'ascenseur.

— C'est toi qui dis ça ? rétorque-t-il.

Il me pointe du doigt. Je me mords l'intérieur de la joue, consciente que, la plupart du temps, j'ouvre une capsule pour me nettoyer en vitesse sur le chemin de l'Union, comme je l'ai fait ce matin. Il m'est même arrivé d'en activer une en plein cours, un jour où il m'avait été particulièrement difficile de me réveiller.

Je retrousse mon nez en guise de réponse. Isaak me sourit.

— Je plaisante.

La montée s'enclenche peu après. Lorsque nous arrivons au bon étage, Isaak, Jeff et moi sortons de l'ascenseur et rejoignons la salle de cours d'Athia. En nous voyant, elle nous sourit, attendant que Community prenne la relève.

> Connexion groupÉe Établie <

— Voilà les derniers.

Nous nous excusons pour notre retard, et je m'installe au côté d'Isaak, comme d'habitude.

— On mange ensemble tout à l'heure ? me demande-t-il brièvement avant que le cours commence.

J'acquiesce. Il s'apprête à me répondre, mais la voix de Jeff, qui a pris place à l'autre bout de la classe, s'immisce dans nos têtes.

— Je m'incruste avec vous, décrète-t-il.

Isaak et moi nous retournons vers lui d'un même mouvement.

— Ou bien vous préférez être seuls ? ajoute-t-il. Il paraît que vous allez être assignés ensemble, c'est vrai ?

Je me renfrogne.

— Comment peux-tu savoir ça ? l'interrogé-je.

Je croyais que personne ne connaissait son Assigné à l'avance... Mon ventre se contracte tandis que ma tête bouillonne, avide d'en savoir plus.

— Pour le moment, nous allons retourner en 2020, vous voulez bien ? nous coupe Athia.

Je ne dis rien de plus et observe Isaak du coin de l'œil. Son visage reste impassible. Cela me perturbe. J'imagine une petite seconde mon avenir si Jeff a raison. Ça ne me dérangerait pas tant que ça, en fait. Isaak et moi sommes proches depuis tant d'années...

Athia plonge la salle de classe dans le noir et active un écran, me ramenant à elle.

— Que savez-vous des lois de cette époque ? demande-t-elle.

— Il y en avait beaucoup, répond l'une des plus jeunes élèves, d'une dizaine d'années, assise à ma droite.

— Oui, et pourquoi ?

Pendant plusieurs secondes, personne n'intervient. Je finis par lancer :

— Les différents peuples ne parvenaient pas à se mettre d'accord.

Athia hoche la tête.

— C'est exact.

Elle se retourne vers la carte du monde qu'elle vient de faire apparaître et la pointe du doigt.

— Avant Community, la planète était divisée en pays, et chacun avait ses propres lois. Ce qui en faisait un monde incompréhensible.

Je suis distraitement le reste de l'explication d'Athia. Je connais déjà tout cela ; toutefois, j'aime son cours quand même. Son savoir est une mine d'or pour l'Union ; elle étudie depuis toujours nos origines et nos ancêtres.

Mes yeux parcourent la salle de classe. Les pensées de tous les élèves se mêlent dans un bruit de fond. Quand je le souhaite, Community me permet de cibler des personnes précises pour me faire entendre. Il me suffit de demander une connexion à une autre puce.

Étrangement, même quand je suis reliée à un grand nombre de personnes, je sais toujours qui me parle. Chacun a une « voix » différente dans ma tête, une voix créée par ma propre imagination. Ainsi, pour mon esprit, la mienne est enrouée, voire grave. Isaak, lui, a un timbre doux, presque chantonnant. J'ignore cependant si c'est ainsi que lui-même le perçoit.

Je reporte mon attention sur Athia, qui explique devant la carte :

— Des puissances mondiales se partageaient à elles seules les richesses. Une économie et une monnaie régissaient ce pouvoir destructeur.

— Une monnaie ? répète la jeune élève à ma droite.

Sa surprise me fait sourire. Elle a encore beaucoup d'années d'études devant elle...

— Oui, une masse d'argent était distribuée aux méritants, explique Athia. Ou parfois non. Le travail ne s'organisait pas comme à notre époque. Certains s'enrichissaient afin de garder égoïstement tous les pouvoirs. Il y avait par exemple de petites et grandes zones sur la Terre qui avaient plus ou moins de monnaie.

— Pourquoi certaines zones étaient-elles plus petites que d'autres ? demande Jeff.

Lui aussi, il me surprend. Nous avons tous les deux le même âge, mais ce genre de questions, je me les suis posées bien avant lui...

Je fronce le nez. J'ai conscience depuis longtemps que j'apprends plus vite que mes camarades, et c'est l'une des raisons pour lesquelles ma mère s'inquiète à mon sujet. Je ne me cantonne pas aux cours obligatoires. Non, je passe mon temps à parcourir les bases de données les moins consultées, et elle ne comprend pas mon obstination.

— Les frontières entre les zones avaient été mises en place par des guerres de territoires, indique Athia. Certains pays étaient plus puissants que grands, ou inversement. Il n'y avait pas vraiment de logique.

Je soupire et balaye la classe du regard. La fillette à ma droite grimace avant de couper la professeure :

— Il y a beaucoup de pays...

— Oui, cent quatre-vingt-douze à cette période ! confirme Athia. Imaginez cent quatre-vingt-douze zones...

Cette idée perturbe la classe. Des pensées jaillissent de toutes parts.

— Ils n'utilisaient pas le fuseau horaire ? s'étonne Isaak.

Je grimace. Bien évidemment que nos ancêtres utilisaient le fuseau horaire, mais pas du tout dans le même but que nous... Isaak devrait le savoir depuis longtemps. Je l'aime beaucoup, mais parfois, il m'inquiète à ne pas retenir grand-chose de ce que nous voyons en cours...

Athia pivote vers lui.

— Le fuseau horaire existait déjà, c'est d'ailleurs pour ça que les fondateurs ont décidé de se baser sur lui pour découper la planète en zones, rappelle-t-elle. La Terre n'a jamais cessé de tourner sur elle-même, mes amis ! Mais en 2020, il n'était pas question d'enlever les frontières. Des pays se faisaient la guerre, tandis que d'autres étaient alliés.

— Pourquoi ne se sont-ils pas regroupés pour être moins nombreux ? s'exclame ma petite voisine. Ça aurait été plus simple !

— La monnaie, lancé-je.

Athia se tourne vers moi, amusée.

— C'est exact, Lyah. C'était la monnaie qui dirigeait, et non les hommes. Tenez, ce pays, par exemple, était spécialisé dans l'extraction des énergies fossiles. Vous vous souvenez de ces ressources ?

J'opine, même si j'ai encore du mal à comprendre comment nos ancêtres pouvaient se limiter à ces énergies. Et pourtant, j'en ai vu, des vidéos de bases de données à ce sujet...

— Il revendait leur production aux autres pays, comme ceux-là.

Athia pointe du doigt une partie de la carte qui est maintenant pour nous une vaste exploitation.

— Le rendant plus riche que... ces États-là, par exemple, où il n'y avait pas de ressources.

Certains de mes camarades s'insurgent en voyant la zone qu'Athia pointe.

— Oui, je sais, ce n'est plus le cas aujourd'hui, précise l'enseignante. Mais l'Afrique, comme on l'appelait alors, n'était pas exploitée à sa juste valeur.

— Comment pouvaient-ils croire qu'il n'y avait pas de ressources ici ? s'exclame un jeune à l'autre bout de la salle.

— Je sais, cela paraît fou, répond Athia, amusée. La monnaie et le système mondial ne permettaient pas de voir le potentiel de ce continent.

— Comment ont-ils pu passer à côté du soleil ? insiste Isaak.

— Ils le voyaient tous les jours, ils ne se concentraient pas dessus, dis-je. Il leur paraissait juste normal.

Je hausse les sourcils tandis que mes camarades me dévisagent, étonnés. Leur réaction ne m'émeut plus : je me suis habituée avec le temps à ce que les précisions que j'apporte pendant les cours les surprennent.

J'ajoute :

— Les ressources solaires sont maintenant captées massivement par des panneaux placés aux endroits les plus judicieux, et alimentent toute la planète en énergie.

— Ce que vient d'expliquer Lyah est juste, confirme Athia. Car oui, nos ancêtres ne pensaient pas de manière commune et gardaient leurs territoires fermés. Le partage était très peu concevable à cette époque. Il y avait des gouvernements et des lois très différents les uns des autres. C'était la monnaie qui dirigeait, et non les peuples.

— Mais pourquoi la monnaie empêchait-elle de construire ? s'interroge ma voisine.

— Parce qu'elle payait les travailleurs, et sans eux, il n'y avait pas de construction, indiqué-je.

Athia laisse les autres imaginer ce monde brouillon, si mal organisé, puis rappelle :

— N'oubliez pas que c'est Community, autrement dit « une Communication pour un Ordre Moral et Mondial Unique ; la Nouvelle Intelligence de Tishira Yuko », qui a permis de prendre conscience que l'organisation du monde n'était pas optimisée. Tout est dit dans le nom de notre technologie. Sans les études menées par le professeur Yuko, nous n'aurions jamais pu utiliser l'intégralité des fonctions de notre cortex et ainsi changer notre vision du partage. Avant, ce n'était pas possible. Les pensées étaient aussi scellées que les frontières. Les ressources telles que l'eau ou la nourriture étaient insuffisantes, et le réchauffement climatique ne s'arrangeait pas avec la surpopulation. La monnaie limitait la civilisation, Community a permis de la reconstruire.

Isaak se redresse un peu sur le bureau en ne quittant pas des yeux la carte. Il semble la découvrir pour la première fois.

Parfois, je me demande si mon ami a vraiment écouté les cours d'histoire ces dernières années. Il est plus intéressé par les enseignements à propos des bienfaits de Community sur l'organisme, certes, mais il pourrait se montrer plus studieux, tout de même... J'adore d'ailleurs le chambrer à ce sujet.

— Athia, tu as dit qu'il y avait des alliances, n'est-ce pas ? demande-t-il.

— Oui.

— Où sont-elles, alors ? Quand je regarde notre zone, elle passe par plus de quinze...

— Pays ?

— Oui, étaient-ils alliés ?

Athia esquisse un rictus et pointe la carte du doigt.

— Eux, ici, oui. Mais là, là, et encore là, non. Ces deux-là se faisaient même la guerre depuis des décennies.

Ma gorge se noue en entendant ce terme. Quelle abomination... J'ai encore du mal à concevoir une telle barbarie.

— Il a fallu du temps à l'homme pour comprendre ce qui était bon pour tous, ajoute la professeure. Community nous y a aidés : sans cela, nous serions toujours enlisés dans des guerres et une organisation inégale. Sachez qu'il y avait des centaines de lois, dans toutes les langues. Les neuf de Community sont notre plus grande réussite.

Établies après la mort du professeur Yuko, elles nous ont permis de nous organiser. Parallèlement à leur adoption, les frontières ont été revues. Chaque fuseau horaire définit désormais une zone sur Terre. Même si nous appartenons à une seule et unique communauté, cela nous donne la possibilité de nous structurer. Si nécessaire, des messages télépathiques mondiaux peuvent être lancés : récemment, nous avons ainsi été avertis d'un séisme à venir en T3. Cela a permis une évacuation immédiate de la population là-bas, et les zones T2 et T4 ont pu venir en aide aux déplacés temporaires. La nature conserve toujours ses droits sur nous...

Athia continue de répondre aux questions tandis que je me pince l'arête du nez. Je lâche le fil du cours et songe à autre chose. Comme souvent ces derniers temps, c'est la perspective de mon Assignation qui vient occuper mon esprit. Plus le temps avance et plus j'y pense... D'ici moins de deux semaines, je ne serai plus assise ici, à sourire aux questions des plus jeunes d'entre nous. J'aurai une fonction dans la société. Et tant de postes impliquent de travailler sous Terre, là où sont enfouies les unités de production... M'imaginer là-dessous me noue chaque jour un peu plus l'estomac. J'aime bien trop la surface pour être capable de passer ma vie dans les souterrains. Sans compter que j'ignore qui sera mon Assigné, avec qui je serai censée fonder une famille...

Mon regard se tourne vers Isaak. Je me penche un peu vers lui pour capter son attention et active Community.

> Connexion demandÉe / Isaak – Matricule 46598761 <

Mon ami arque un sourcil, méfiant.

> Connexion Établie <

— Tu ne veux plus écouter Athia ? s'étonne-t-il.

— Je sais déjà tout ça. Dis-moi plutôt pourquoi Jeff pense que nous allons être assignés ensemble. Tu sais quelque chose ?

Isaak se recule sur sa chaise. Il observe un peu nos camarades avant de me répondre :

— Non, rien du tout, mis à part que c'est notre zone qui sera la première dans laquelle l'Assignation sera organisée cette année. Et...

— Oui, mais si Jeff a dit ça, c'est que tu as dû en parler avec lui, non ?

Mon ami d'enfance peine à garder ses pensées pour lui. J'insiste, il se dandine avant de lâcher :

— Est-ce qu'on pourrait avoir cette conversation plus tard ?

— Non. Dis-moi ce qu'il y a, s'il te plaît.

J'aimerais en savoir plus, maintenant. Mais Isaak secoue brièvement la tête et braque son attention sur Athia. Je soupire, insiste encore, mais il ne me répond pas. Il m'ignore complètement.

> Connexion interrompue <

Agacée, je réactive aussitôt Community.

> connexion demandÉe / Isaak – Matricule 46598761 <

> Connexion refusÉe <

Je grimace. Mes angoisses à propos de l'Assignation continuent de me hanter.

Pour faciliter l'organisation de la société, les adultes sont répartis en quatre grands groupes : Cultivateurs, Distributeurs, Constructeurs et Chercheurs. Au cours de l'année de nos vingt et un ans, nous rejoignons l'un d'eux en fonction de nos capacités, et nous sommes liés à un homme ou une femme avec lequel nous élevons un enfant après une insémination artificielle. Un bébé, et un seul par couple... D'après les bases de données que j'ai consultées, il faudra encore attendre plusieurs siècles avant que les ressources de notre planète permettent aux familles d'avoir deux enfants.

Ma mère est Cultivatrice, et mon père, Distributeur. Elle travaille à la surface, lui sous terre ; c'est parce qu'elle doit s'occuper de champs que notre maison se trouve à l'air libre. Si mes deux parents avaient été Distributeurs, nous aurions occupé un logement souterrain. Afin de préserver l'air, la majorité des bâtiments sont désormais en sous-sol...

Je suis consciente que l'Assignation est bénéfique à la communauté. Toutefois, j'espère en secret qu'elle correspondra aussi à ce que moi, je veux. Tant que ce jour n'est pas arrivé, nous n'avons aucun moyen de savoir ce qui nous attend...

Je réessaye une nouvelle fois de me connecter à Isaak, avide de réponses.

> connexion demandÉe / Isaak – Matricule 46598761 <

> Connexion en cours <

Je tapote des doigts sur le bord de ma chaise, nerveuse. Mon ami me cache quelque chose, j'en suis certaine, d'autant plus lorsqu'il rentre sa tête entre ses épaules sans me regarder.

> Connexion refusÉe <

Je grogne et reporte mon attention sur Athia. Faute de mieux, je peux essayer de me reconcentrer sur le cours pour me changer les idées...

— Les plus belles ressources de la Terre sont l'eau et le soleil. Notre espace de vie a toujours été la petite planète bleue, et nous avons mis des décennies à comprendre son potentiel...

Le terme employé par Athia me fait sourire. Je ferme les yeux et visualise notre Terre perdue dans l'univers. Puis, mon imagination dérive, et je rêve que je suis en orbite, seule, avec les astres brillants comme uniques compagnons.

— Lyah, tu songes encore aux étoiles ?

Je rouvre les yeux. Mon enseignante s'est incrustée dans mon crâne. J'acquiesce, penaude. Comment fait-elle pour toujours avoir un œil sur moi ?

— Nous parlons d'histoire ici. Tu pourras aller au cours d'astronomie demain.

En réalité, étant donné qu'il est au niveau -12, je n'ai jamais réussi à m'y rendre. J'ai dû tout apprendre toute seule avec les bases de données... Pour les cours obligatoires, je me force à descendre aux étages inférieurs, mais je les évite autant que possible...

Avec difficulté, je m'astreins à écouter Athia jusqu'à la fin de l'heure.

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