Bleu
Anne déambulait dans les couloirs du manoir, curieuse et excitée. Celui qui était son mari depuis peu avait dû s'absenter et lui avait laissé la liberté de découvrir seule l'immense maison. Il lui avait juste interdit l'accès à ce qu'il appelait son office. Il était médecin dans l'armée. Bien que de bonne situation, l'absence étonnante de barbe et son corps chétif lui avait longtemps valu un célibat indésiré. On lui avait octroyé le surnom de Barbe de bleu, rappelant les jeunes soldats encore adolescents. Lui préférait qu'on l'appelle Bleu, tout simplement.
Si ce n'est son apparence hors des normes de l'époque, c'était quelqu'un de vif et sympathique. Anne s'était donc empressée d'accepter sa demande en mariage, lui permettant de s'élever à un rang supérieur au sien et de quitter la tutelle où ses parents la maintenaient. Et aussi, il y avait quelque chose d'autre, une joie exquise qui l'empêchait d'hésiter en sa présence. Elle ne savait ce que c'était, et n'en avait cure. Elle n'avait pas l'habitude de se poser beaucoup de questions.
La jeune femme entra à la volée dans une des pièces. Elle s'imaginait vivre là, avec ses enfants et des chiens. Même si elle appréciait visiter la demeure en toute liberté, elle ressentait un léger pincement au cœur de ne pas avoir Bleu à ses côtés. C'était la solitude, sans doute.
Elle eut soudain une idée. Puisqu'elle souffrait d'être seule à s'ébahir, pourquoi ne pas inviter quelqu'un ? Toujours pleine d'énergie, elle courut jusqu'aux écuries et envoya une calèche chercher sa jeune sœur, Margaret. Cette dernière accepta avec joie de visiter le manoir. Bien plus calme que son aînée, elle y arriva sans se presser. Anne, la voyant, accourut vers elle. Elle la prit par le bras et, l'emmenant à l'intérieur, lui cria :
- Viens, viens donc ! Tu vas voir à quel point c'est beau !
De plus en plus curieuse, Margaret la suivit jusque dans le hall. Cela la calma immédiatement. Elle n'avait jamais vu une pièce aussi richement décorée, si ce n'était en peinture. Tout reluisait, et, sans être spécialement grande, elle était imposante au possible. La jalousie la saisit et elle ne put s'empêcher de comparer son futur et celui de sa sœur. La différence était nette et tranchée, et le feu de ses espoirs éteint comme par un seau d'eau.
Ne montrant à aucun instant les sentiments pécheurs qui la tiraillaient, la jeune femme garda un sourire de façade, auquel Anne ne vit que du feu. Mais plus la visite avançait, plus elle se mettait à détester sa sœur d'être ainsi gâtée, plus elle s'indignait des récompenses qu'elle recevait sans le mériter. Margaret avait toujours été une fervente croyante, allant à la messe chaque dimanche et priant chaque soir, tandis qu'Anne se faisait porter pâle ou imitait le prêtre en riant. Elle avait toujours était douce et calme avec les autres, cachant ses véritables sentiments comme devait le faire une dame, tandis que sa sœur courait, criait, la faisant rougir de honte. Elle avait fait tant d'efforts, pourquoi était-ce sa sœur qu'on gâtait ? Remplie de haine, elle ne souhaitait plus que se venger de ce qu'elle considérait comme une injustice. Elle en eut l'occasion lorsqu'Anne déclara :
- Je crois bien que nous avons visité l'entièreté de la maison. Alors, n'est-ce pas merveilleux ?
- Il manque pourtant une pièce où nous ne sommes pas allées.
- C'est l'office de mon mari, il m'en a interdit l'entrée. Je ne sais pas vraiment en quoi consiste son métier, d'ailleurs...
- Tu pourrais entrer dans cette pièce et voir ce qu'il y a.
- Il me l'a interdit ! Non, je préfère le lui demander lorsqu'il rentrera.
- Et passer pour une sotte ?
Anne ouvrit la bouche pour répondre, mais, ne trouvant rien à dire, la referma en une moue sceptique. Elle préféra changer de sujet et enjoint sa sœur à partager un thé.
Lorsque cette dernière fut partie, Anne s'approcha en douceur de l'office. Elle fixa avec appréhension la porte, se demandant ce qu'elle renfermait. Elle hésitait, mais, de nature curieuse, l'envie d'entrer la dévorait et elle se sentait incapable d'y résister. Juste un petit coup d'œil... D'un geste lent et tremblant, elle glissa la clé dans la serrure et fit tourner le mécanisme. Dans un grincement d'horreur, la porte s'ouvrit en dévoilant une pièce sombre. La première chose qui marqua la jeune femme fut l'odeur pestilentielle qui s'en dégageait. Elle scruta l'office sans réussir à réellement discerner quoi que ce soit. Lorsque ses yeux se furent habitués au noir qui régnait, elle aperçut une forme, une masse indéfinie au centre de la pièce, comme allongée sur une table. Elle s'approcha légèrement pour voir de quoi il en retournait quand elle entendit sa sandale patauger dans une flaque. Elle baissa le regard. Une flaque rouge, à l'odeur de fer et de mort. Son cœur s'accéléra. Elle devina immédiatement ce qu'était la chose. Un corps. Un corps humain. Pourrissant.
Anne fit un pas vers l'arrière et sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna vivement. Son mari. Son mari, juste sous ses yeux, qui la regardait comme on regarde un animal sauvage qu'on ne veut pas faire fuir. Elle avait peur. Non. Elle était terrifiée. Elle ne savait pas pourquoi. Si. Elle le savait. Pour la simple et bonne raison que très peu de gens ont des cadavres dans leur maison. Vraiment très peu.
- Calme-toi, lui demanda-t-il d'une voix douce. Calme-toi. Il y a une explication. Tout a une explication.
Il se montrait persuasif ainsi que légèrement implorant, son visage d'enfant argumentant par sa candeur et son innocence. Mais elle ne voyait plus le masque de mensonge qu'il semblait vêtir, et était obnubilée par les révélations qu'engendraient sa découverte. Incapable de parler, elle reculait à pas tremblants, ses chaussures s'imbibant de sang et de pourriture. Bleu tendait sa main devant lui, peut-être au cas où elle mordrait. Toujours avec beaucoup de douceur, il déclara :
- Calme-toi. Viens. Ne t'inquiètes pas. Je vais t'expliquer, tout t'expliquer.
Anne recula encore et se cogna à quelque chose à ses pieds. Cela la déséquilibra et elle tomba à terre. Elle regarda vers son mari, qu'elle avait l'habitude de dépasser. Des larmes perlaient le coin de ses yeux. Le corps secoué de frissons, elle articula :
- Ne... Ne me fait pas de mal...
Bleu esquissa un geste. Anne ferma les yeux et serra la mâchoire. Mais au lieu de recevoir un coup ou quelque chose, elle sentit deux bras fins l'enlaçer et une tête se fourrer au creux de son cou. Elle rouvrit un oeil et vit son mari, parcouru de sanglots, s'accrocher désespérément à elle. Il se lâcha, déversant par flots ses sentiments qu'il avait l'habitude de tenir au silence :
- Bien sûr que non je ne te ferais aucun mal ! Jamais je ne pourrais te faire de mal... Je veux te protéger, rien de plus ! N'aie pas peur de moi... Je t'en prie...
Anne l'observa, les yeux ronds, le souffle encore court de ses sentiments passés. Elle lui fit relever la tête. Ce visage baigné de larmes, ces douces joues d'enfant... Une vérité la frappa. Elle l'aimait. Elle ne savait pas pourquoi, elle ne savait pas comment, mais elle savait qu'elle l'aimait. Toute sa peur avait disparue, cédée sa place à un étonnement sans borne. Elle finit par sourire.
- Je ne suis pas sûre d'avoir tout compris...
***
- Tu étudiais le corps d'un mort pour comprendre la cause de son décès !?
Bleu eu un sourire gêné et passa la main dans ses cheveux. Ils étaient tous deux assis devant une tasse de thé, propres.
- Oui, continua-t-il, et j'avais fait tombé les échantillons de sang la dernière fois. J'aurais aussi dû fermer la porte à clé mais j'avais légèrement oublié..
Il regarda sa jeune épouse s'excuser gauchement et se rassurer. Il avait toujours été impressionné par l'énergie qui l'animait en toutes circonstances. Et de la voir, juste devant lui, conversant joyeusement, lui réchauffait le cœur. Il avait eu si peur de la perdre... Mais elle était bien là, sous ses yeux, et il n'aurait changé de place pour rien au monde.
Si je dois finir sur quelques mots, je dirais que l'action qui devait séparer et nuire à autrui, n'a fait que les rapprocher un peu plus encore. On peut bien évidemment difficilement faire plus niais, mais vous me pardonnerez, ce n'est qu'un conte... Un compte de fait !
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