8. Colleen - Se fondre dans la masse

Colleen avançait d'un bon pas en direction du lycée. Les mains dans les poches, un bandeau noir et blanc sur le front et les oreilles pour les protéger du froid, elle ne faisait que vaguement attention à ce qui l'entourait. Les rues étaient désertes en cette heure matinale et l'herbe au pied des arbres nus était encore couverte d'une pellicule blanche qui disparaîtrait dès que les premiers rayons du soleil viendraient la réchauffer. Les cours ne commençaient que dans une heure et au lieu de prendre le bus comme le faisait Léanne, elle préférait marcher.

D'une part, cet exercice la mettait en forme pour le reste de la journée et redonnait une condition physique à un corps humain qui n'avait pas vu la couleur d'une salle de sport depuis des années et de l'autre, Colleen ne supportait que très mal la plupart des technologies de ce monde si différent du sien. Pourtant, quand elle était dans la tête de son hôte humaine tout se passait bien, mais depuis qu'elle avait pris sa place, elle fuyait les bus, les voitures et la plupart des appareils électroménagers comme la peste. Elle avait réussi à s'accoutumer à l'utilisation d'un téléphone portable et d'un sèche-cheveux, mais c'était à peu près tout ce qu'elle était capable d'endurer. Ces gadgets étaient si bruyants et contre-nature...

En à peine un peu plus d'une semaine, Colleen était devenue une adolescente et une lycéenne modèles. Elle s'était appliquée à reproduire les gestes qu'elle avait vu Léanne faire des dizaines de fois, s'était forcée à sourire quand on lui parlait, avait appris à ne plus être constamment sur la défensive et surtout, elle avait obéi bien malgré elle aux conseils de la mystérieuse Amandine et n'avait pas cherché à contacter Mickaël. De nuit, elle avait repris ses habitudes de chasseuse bien qu'avec moins d'entrain et la journée, quand elle n'était pas en cours, elle échafaudait hypothèses et théories invraisemblables sans réussir à comprendre comment son double avait pu disparaître.

Après de nombreuses tentatives infructueuses pour entendre à nouveau sa voix, la jeune fille s'était rendue à l'évidence : elle devrait se débrouiller seule pour survivre. Elle ne savait pas dans quel guêpier elle s'était fourrée en s'associant à l'envoûtant Mickaël, mais elle était loin d'avoir eu le choix et s'il fallait faire profil bas et user de ses atouts, elle le ferait sans hésiter. La solitude avait toujours été sa meilleure alliée et il n'y avait aucune raison pour que cela changeât. Ne dépendre de personne et n'avoir aucune attache était ce qui la rendait forte et si Léanne n'avait pas su appliquer ces conseils et y avait succombé, elle avait le mérite d'avoir été prévenue.

Toute à ses pensées, Colleen ne remarqua pas tout de suite qu'elle était déjà arrivée. La demie venait à peine de sonner à l'horloge de la ville et la grille du lycée n'était même pas encore ouverte. En maudissant intérieurement le retard des surveillants, les doigts engourdis par la température, la jeune fille vérifia que la fermeture éclair de sa longue veste d'hiver était remontée jusqu'à son cou. Elle s'adossa ensuite contre une voiture garée à moitié sur le trottoir et observa les adolescents qui l'entouraient.

La plupart se frottaient vigoureusement les mains pour se réchauffer et faisaient les cent pas en louchant sur l'entrée toujours close. Ils étaient une dizaine tout au plus et aucun ne faisait attention à la petite blonde. Si ces derniers mois Léanne avait été l'objet de nombreux regards envieux et de ragots jaloux avec son obsession pour Dylan, elle était devenue invisible aux yeux des autres élèves depuis que ce dernier était mort. Plus personne ne faisait attention à la timide demoiselle et si au début cela avait convenu à Colleen qui en avait profité pour s'adapter à sa nouvelle condition d'humaine sans se faire remarquer, elle commençait à s'en vexer. Il était temps de leur montrer qui elle était réellement !

Échaudée par cette idée, l'adolescente se redressa, arrangea les plis de sa tenue et afficha un sourire candide sur son visage d'ange. Elle scruta attentivement la masse de lycéens qui franchissaient l'enceinte de la cour désormais ouverte et emboîta le pas à un jeune homme esseulé, ses écouteurs enfoncés dans les oreilles. Elle attendit qu'il se fût arrêté un peu plus loin pour lui tapoter l'épaule. Il sursauta. S'il affichait un air renfrogné en se retournant vers elle, sans doute agacé d'avoir été dérangé, son expression changea du tout au tout quand il aperçut Colleen. Cette dernière lui offrit une moue gênée, les joues rougies par une timidité feinte.

« Excuse-moi, bredouilla-t-elle, je ne voulais pas te faire peur. C'est juste que je t'ai vu passer devant moi et j'ai eu envie de me présenter. »

Elle entortillait volontairement ses mains comme elle avait vu Léanne le faire et n'hésitait pas à en rajouter, les pieds croisés et le regard baissé. Elle se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire. Que devait-elle faire ensuite ? Attendre une réponse ? S'enfuir ronge de honte ? Elle hésitait encore sur la conduite à adopter quand une voix qui n'était pas celle qu'elle attendait surgit derrière elle :

« Salut Léanne, salut Hector, ça va ? »

Un grand sourire aux lèvres, Maliah arrivait au pire moment. Ledit Hector salua la nouvelle venue en retour, puis s'éclipsa vers la porte d'un bâtiment tout proche. Il agita la main en un signe en direction de Colleen, comme pour s'excuser.

« Tu le connais ? demanda la nouvelle venue.

— Pas du tout ! Je me demandais juste si... enfin, je cherchais un peu de compagnie.

— Tu as déjà oublié Dylan ? »

Maliah sembla regretter ses mots durs au moment même où ils sortaient de sa bouche. Elle grimaça, repoussa une mèche brune derrière son oreille et souffla :

« Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m'a pris. Je sais que ce n'est pas une raison, mais je suis un peu stressée ces derniers temps. Tous ces morts... Ne t'inquiète pas, je comprends que tu essaies de l'oublier.

— Ça fait presque deux semaines, j'essaie simplement de passer à autre chose et de tourner la page. Ce n'est pas facile tu sais... »

Le menton baissé, la voix larmoyante, Colleen ne pouvait voir la tête de son interlocutrice, mais au fond d'elle, elle jubilait de l'avoir ainsi remise à sa place. Le lycée tout entier avait beau apprécier Maliah, la blonde ne pouvait s'empêcher de la trouver insupportable avec son éternelle bonne humeur et sa popularité exaspérante. Comment Léanne avait-elle pu supporter de vivre dans son ombre pendant trois mois ? Et comment l'humaine avait-elle pu croire qu'elle avait la moindre chance contre Colleen alors qu'elle n'avait même pas été capable de s'imposer dans son propre monde ?

« Eh, mais tu as coupé tes cheveux ! Je n'avais pas vu avec ton bandeau, tu peux l'enlever pour voir ? »

Colleen s'exécuta. La veille au soir, après plus d'une semaine à supporter la longueur exaspérante de ses cheveux, elle s'était précipitée chez le coiffeur. Elle avait opté pour un carré très court qui lui donnait un air à la fois juvénile et sauvage qu'elle adorait. Dans le monde nocturne, seulement équipée de son poignard, elle n'avait jamais réussi à obtenir un tel résultat malgré ses nombreuses tentatives et il fallait l'avouer, les ciseaux avaient fait des miracles. Elle était particulièrement fière de sa décision.

« Je pensais que tu les préférais longs. Ça te va très bien en tout cas, ça te fait un petit côté rebelle qui risque de ne laisser personne indifférent. »

Maliah lui offrit un clin d'œil appuyé en la prenant par les épaules.

« Allez, allons-y, les maths n'attendent pas ! »

Elles se dirigèrent côte à côte vers un grand bâtiment sur leur gauche, surmonté de larges fenêtres datant d'une époque révolue. Les encadrements en bois étaient splendides, les carreaux colorés dignes des vitraux d'une église, mais le simple vitrage gâchait toute la magie en cette saison et d'avance, Colleen frissonna.

Pendant qu'elles avançaient en direction de leur salle, elle jeta un regard en coin à l'habituée des lieux. Cette dernière avait beau ne jamais se départir de son sourire et saluer chaque personne qu'elle croisait avec autant d'entrain que si elle eût été une amie proche, tout n'était que façade. À l'image de ces belles fenêtres qui masquaient la décrépitude du vieux bâtiment des sciences, l'air joyeux de Maliah cachait une peine profonde. Ses yeux étaient cernés et des plis inquiets marquaient son front. Elle avait forcé sur le maquillage pour le cacher, mais de près, il n'y avait aucun doute : la joviale lycéenne était aussi tourmentée que n'importe quel adolescent de son âge.

« Qu'est-ce que tu fais ? » chuchota Maliah en lui donnant un coup de coude.

Le cours n'était commencé que depuis dix minutes et Colleen s'appliquait à se fondre dans la masse comme à son habitude, recopiant avec application la leçon que Madame Gestier écrivait. Depuis l'intervention catastrophique de Léanne au tableau le mois précédent, la professeure l'ignorait. C'était un soulagement et une chance, car il fallait toute sa concentration à la nouvelle lycéenne pour assimiler les notions abstraites des mathématiques et elle avait passé plusieurs soirées à se remettre à niveau. Heureusement pour elle, les connaissances de son double n'avaient pas totalement disparu avec elle et même si elle ne ferait pas illusion en résolvant un exercice en direct devant toute la classe, elle s'en était plutôt bien sorti au dernier contrôle. Elle avait même fait mieux que Maliah et si la brune n'était pas une référence, c'était déjà un début.

« Léanne, tu es sûre que tout va bien ? »

Non, mais c'était quoi son problème ? Elle ne pouvait pas la laisser tranquille ?

« Qu'est-ce qu'il y a ? siffla Colleen entre ses dents, penchée sur son cahier.

— Eh bien... depuis quand tu écris de la main droite ? »

Oh non... Prise de panique, la jeune fille changea son stylo de main en vitesse. Si l'hybride était droitière, l'humaine qu'elle incarnait dans ce monde était gauchère, mais il lui arrivait de l'oublier et de se tromper. Dans la vie de tous les jours cela passait facilement inaperçu, mais en cours, il n'y avait rien de plus flagrant.

« Oh, ça, souffla-t-elle avec un sourire crispé. Je voulais juste voir si j'y arrivais.

— Et bien, il semblerait que tu sois ambidextre... »

Les yeux rivés sur sa page, Maliah détaillait les formules qu'elle venait de rédiger.

« Ça fait cinq minutes que je t'observe, tu avais l'air parfaitement à l'aise. »

Le ton était soupçonneux et Colleen préféra l'ignorer. Elle se repencha sur sa feuille, non sans avoir croisé le regard courroucé des deux filles du premier rang. Il allait falloir qu'elle fît plus attention si elle ne voulait pas se faire remarquer...

Les heures suivantes se déroulèrent sans autre bévue. Suivant toujours Maliah comme son ombre, la jeune fille remarquait les regards en coin que cette dernière lui lançait quand elle pensait ne pas être vue. Elle la détaillait comme si elle la voyait pour la première fois, fronçait parfois les sourcils en notant un détail inhabituel, puis secouait la tête comme si elle était victime d'une hallucination. Colleen allait devoir se montrer plus prudente si elle ne voulait pas éveiller les soupçons et l'amie de Léanne commençait à l'inquiéter. Dès que l'occasion se présenterait, elle n'hésiterait pas à en parler avec Mickaël, mais d'ici là, il fallait qu'elle continuât de faire profil bas.

Malgré ces bonnes résolutions, les choses se gâtèrent dans l'après-midi. Au lieu d'avoir leur cours d'économie dans leur salle habituelle, leur professeur les amena en salle informatique afin de regarder des vidéos et de faire de petits exercices de simulation de l'impact de la politique sur la croissance, le commerce et l'emploi. Craignant de se trahir en dévoilant son inaptitude à se servir d'un ordinateur, Colleen fit tout son possible pour ne pas se mettre avec Maliah, quitte à se retrouver avec les deux élèves modèles du premier rang.

Durant tout le cours, elle ne toucha pas à la souris, se contentant de prendre des notes et de faire quelques commentaires que ses camarades ignorèrent. Les deux hypocrites de service firent comme si elle n'était pas là et enchaînèrent les exercices beaucoup trop vite pour qu'elle y comprît quoi que ce fût. Après plus d'une heure à essayer de suivre, le cœur au bord des lèvres et le ventre noué, l'adolescente avait abandonné la lutte et se contentait d'attendre que la sonnerie retentît, faisant tout pour ne pas croiser le regard de l'amie de Léanne installée à la paillasse derrière elle.

À dix-sept heures tapantes, elle se précipita dans le couloir, salua d'un signe de la main Liam et Maël venus attendre Maliah et s'enfuit. Elle franchit le portail en un temps record et quand Hector, le garçon qu'elle avait accosté le matin-même, la héla, elle ne ralentit pas. Dans ce monde-là, elle n'était plus elle-même et le regard soupçonneux de sa camarade faisait d'elle une humaine maladroite et stressée.

Ce que la jeune fille ne comprenait pas, c'était pourquoi la souriante lycéenne était aussi difficile à convaincre. Après les deux premiers jours d'adaptation, les parents de Léanne n'avaient vu que du feu à la métamorphose de leur fille et il n'y avait aucune raison pour qu'il en fût autrement pour une simple adolescente qui ne la connaissait que depuis trois mois.

Il y avait forcément autre chose, mais Colleen n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. En attendant, le plus sage était de continuer à se comporter comme si de rien n'était et les doutes finiraient par s'étioler. Elle n'avait rien fait de mal et si Maliah se montrait trop insistante, elle pourrait toujours faire passer son nouveau comportement sur la perte de l'être aimé et sur le constat que la vie était courte et qu'il fallait en profiter et blablabla... Oui, à la réflexion c'était exactement ce qu'elle ferait si sa camarade ne la lâchait pas.

Moins d'une demi-heure après la fin des cours, Colleen était arrivé devant la maison qui était désormais la sienne. Pour la forme, elle prit appui sur la palissade immaculée et sauta par-dessus. Elle se réceptionna à pieds joints sur l'herbe rase et le résultat aurait été parfait si elle n'avait pas écrasé la patte d'un lapin à l'atterrissage et dû de faire un pas de côté.

« Maudites bestioles, grommela-t-elle en regardant les petites boules de poils blanches qui couraient autour d'elle. Il fait nuit, vous ne devriez pas être déjà rentrées ? »

Fatiguée d'avança, elle courut chercher leur grande cage et s'évertua à y faire rentrer tous les lapins. Ce qu'elle détestait le plus chez Léanne, c'était son amour pour ces animaux qui auraient été bien plus heureux dans la nature. Colleen aurait aimé les libérer, mais ils étaient à présents trop domestiqués pour survivre en milieu hostile et ses parents ne comprendraient pas. Leur fille chérie avait toujours adoré ces bestioles et pour rien au monde elle ne s'en serait débarrassé.

Une fois tout le monde rentré, l'adolescente s'enferma dans sa chambre. Elle vida son sac sur son lit et attrapa de quoi faire les exercices de maths que Madame Gestier leur avait donnés. Pour se mettre à l'aise, elle déboutonna son jean et enfila un survêtement, mais au moment de le remonter sur son ventre, un élément étrange attira son attention : une plume.

Solitaire sur sa peau claire, une plume noire dépassait du pli de sa hanche droite, comme suspendue. De ses doigts tremblants, la jeune fille la pinça pour la retirer, mais l'insolite appendice ne bougea pas. Elle dut s'y prendre à deux reprises et ce fut au prix de quelques gouttes de sang et d'une belle grimace qu'elle parvint à l'extraire. L'étrange apparition d'un autre monde au creux de sa main, elle resta plusieurs minutes perplexe à l'observer, assise sur le bord de son lit.

C'est vrai que j'ai déjà réussi à me transformer dans ce monde... Est-ce un signe ? se demanda-t-elle, rêveuse. Malgré ses efforts, elle n'avait jamais été capable de reproduire cet exploit.

Excitée par tout ce que l'apparition de cette plume impliquait, l'adolescente s'installa derrière son bureau ; si elle rêvait d'être une hybride libre et sauvage jours et nuits, elle devait d'abord se consacrer à ses devoirs. Son heure viendrait, Mickaël le lui avait promis.

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