6. Maliah - La face cachée de l'amour

Trois jours et demi. Presque quatre maintenant. C'était la durée du silence d'Eytan. Et alors que la sonnerie de la fin de journée avait sonné depuis une bonne demi-heure et que le lycée s'était peu à peu vidé, Maliah faisait les cent pas devant le portail principal en fulminant. Si l'adolescent était parti sans lui parler malgré le mot qu'elle lui avait laissé à la bibliothèque, elle débarquerait chez lui, quitte à enfoncer la porte. S'il ne voulait plus rien avoir affaire avec elle, très bien, mais il n'avait qu'à le dire ! Parce que jouer les fantômes et la laisser mariner avec ses théories farfelues et des tonnes de questions sans réponse, c'était cruel et elle n'en pouvait plus...

En une semaine, la vie de la jeune fille avait été chamboulée avec une brutalité sans précédent. Huit jours plus tôt, elle était Méryl, fille-ailée durant la nuit et Maliah, simple lycéenne durant le jour et puis blessée, trahie, tiraillée par l'amour et la haine, elle avait survécu à une attaque mortelle et de deux personnes il n'en était restée qu'une : une nouvelle Maliah à la mémoire intacte dans les deux mondes.

Tout aurait pu très bien se terminer si à ce moment-là sa meilleure amie n'était pas devenue incontrôlable et si, pour échapper à la réalité, elle n'avait pas mis fin à ses jours. Clarie n'avait laissé aucun mot, n'avait donné aucune explication et après des mois de mensonges et de secrets elle avait rendu son dernier souffle dans les bras d'Eytan.

Enfin, alors que l'adolescente ne pensait pas que la situation aurait pu être pire, un illustre inconnu du nom d'Ovard avait débarqué. Tandis que Maliah, sous sa forme d'hybride, s'apprêtait à dévoiler son identité à un Atlantis désemparé, l'homme qui s'était présenté comme l'ancien mentor du mage eau avait réussi l'exploit d'envenimer davantage les choses. Après avoir mis son apprenti hors d'état de nuire, il avait proposé à la jeune fille un pacte impossible à refuser : sa vie contre celle de celui qu'elle aimait.

Des éclats de voix s'élevèrent du fond de la cour. Sortie de ses sombres pensées, la lycéenne ralentit, puis s'arrêta. Eytan, une main sur l'épaule d'une jolie fille métisse que Maliah ne connaissait que vaguement, riait. Sur son visage pâle s'étalait un franc sourire qu'elle ne connaissait que trop bien : c'était celui qu'il lui réservait quand elle disait quelque chose de particulièrement drôle ou qu'elle arrivait enfin à résoudre un problème de maths. C'était ce sourire fier et aimant qu'il ne décochait que trop rarement à son goût. Et là, alors qu'elle ruminait depuis des jours et faisait le pied de grue devant le lycée, il l'offrait à une autre ? Un profond sentiment de trahison broya le cœur de la jeune fille. Elle se mordit les lèvres pour retenir des larmes de rage.

Les journées raccourcissaient et il faisait déjà sombre. Son ami ne l'avait pas encore aperçue et malgré la colère sourde qui enflait dans sa poitrine, Maliah prit son mal en patience. Elle attendrait qu'il se fût séparé de sa nouvelle – comment pouvait-elle l'appeler ? Conquête ? Compagne ? – copine, avant de faire une scène. Peut-être se trompait-elle après tout. Et puis, qu'y avait-il de mal à ce qu'Eytan eût une autre amie ? Tant que ça n'allait pas plus loin...

Sa jalousie momentanément étouffée, la jeune fille s'appuya contre le dossier d'un banc. Elle ne put s'empêcher de penser à l'année passée, aux moments simples et sans prise de tête aux côtés de Clarie, Thomas, Liam et Maël, ces deux jumeaux aussi inséparables qu'insupportables. Leur bande avait traversé les années du primaire au lycée en restant soudée malgré les épreuves de la vie – ils avaient perdu l'un des leurs au début du collège – et si le départ de deux d'entre eux sur le continent durant l'été précédent leur avait mis un coup, la jeune fille savait qu'elle pouvait toujours compter sur les frères Verminger en cas de problème. En voyant la nouvelle amie d'Eytan l'embrasser sur la joue avant de s'éloigner en direction des résidences réservées au personnel, elle s'imaginait déjà la réaction de Liam et Maël quand elle leur raconterait...

« Quel enfoiré, mais quel enfoiré ! Tu veux que j'aille lui parler moi à ce mec ? Il va voir si c'est comme ça qu'on traite mes amis ! dirait le plus exubérant des deux.

Je ne pense pas que ce soit à nous de nous en mêler, répliquerait le second, tu es sûre que c'est vraiment ce qui s'est passé ?

Tu la prends pour une dinde ? »

S'ensuivrait une énième dispute qui ferait rire Maliah aux éclats et lui ferait momentanément oublier ses problèmes. Enfoncée dans un des canapés en cuir défraîchi du sous-sol que squattaient les jumeaux chez leurs parents, elle se délecterait d'une joute verbale mémorable, un paquet de chips à la main.

Revigorée par ces pensées et le cœur un peu plus léger, la jeune fille s'avança à la rencontre d'Eytan. Elle traversa la chaussée, se prit les pieds dans un renfoncement du trottoir, se rattrapa de justesse à un lampadaire et s'immobilisa finalement devant le portail. Les bras croisés sur la poitrine, elle expira un grand coup. Malgré elle, elle sentit son cœur accélérer et ses mains devenir moites quand celui qu'elle aimait lui adressa enfin la parole :

« Salut, Maliah. »

Si elle omettait le jour où l'adolescent l'avait emmenée jusqu'au corps sans vie de Clarie, la dernière fois qu'ils s'étaient réellement parlés dans ce monde, Eytan venait littéralement de se faire sauter dessus par sa meilleure amie. C'était aussi à ce moment-là que Maliah l'avait embrassé pour la première fois. Elle l'avait embrassé et lui, s'était littéralement moqué d'elle en lui cachant la vérité. Il savait depuis le début qui elle était et ce qu'ils étaient l'un pour l'autre la nuit. C'était pour ça qu'il avait hésité à achever Méryl dans cette ruelle. Elle en était sûre, elle avait eu tout le loisir d'y réfléchir durant ces trois jours de silence.

« C'était qui cette fille ? »

Passons pour la chance qu'elle était prête à lui donner, son ton était aussi glacial qu'une bise hivernale.

« C'était... enfin c'est une amie d'enfance. Elle s'appelle Élinor Rumily.

— Rumily comme le prof de français du collège ?

— Heu... oui, c'est ça...

— Et comment se fait-il que tu ne m'aies jamais parlé d'elle ?

— Je ne... je ne... je ne lui avais pas adressé la parole depuis très longtemps. »

À la lueur des deux lampadaires en forme de livre accrochés à la grille de l'enceinte du lycée, Maliah vit le teint d'Eytan virer au cramoisi. Le visage creusé par de grands cernes violacés, il avait les lèvres pincées et dans ses yeux se devinait une lueur de colère. La seule et unique fois où la jeune fille avait eu affaire à ce regard, c'était le jour de son premier examen de maths. Perturbée par l'échec qui se profilait déjà à l'horizon, elle avait malencontreusement renversé l'énorme volume que l'adolescent était en train de lire et si elle ne faisait pas l'effort de se calmer, la situation dégénèrerait plus vite que prévu.

« Maintenant qu'elle est passée d'abord, tu es prêt à me dire la vérité ?

— Maliah, ce n'est pas ça...

— C'est quoi alors ? Tu vas me dire qu'elle n'est rien pour toi et que vous avez parlé souvenirs d'enfance et bouquins ? Ça fait des semaines que tu me mens, tu viens de sécher une demi-journée de cours pour passer du temps avec elle, ose me dire que ça n'a pas de rapport avec moi.

— Tout ne tourne pas toujours autour de toi !

— Pardon ? »

Hors d'elle, la jeune fille tourna les talons. Incapable de garder son sang-froid, l'estomac noué par un mélange de jalousie et de colère, elle avait envie de vomir. Deux mois plus tôt elle avait ouvert son cœur à ce garçon taciturne et maussade et pour la première fois de sa vie, était tombée amoureuse. Ce n'était pas un coup de foudre, loin de là, mais un mélange subtil de complicité et de silences entendus qui les avait réunis. Sans en parler, elle avait cru que ces sentiments étaient réciproques, mais à la lumière de ses récentes découvertes, rien n'était moins sûr.

« S'il te plait, attends ! »

Eytan l'avait rattrapée. Elle ne se retourna pas, fit mine de ne pas l'avoir entendu. Il se plaça à sa droite sans rien ajouter. Leurs pas résonnaient sur les pavés à un rythme régulier que seul le craquement des feuilles mortes venait perturber. Ils avancèrent ainsi en silence jusqu'à ce que le jeune homme demandât :

« Tu ne rentres pas chez toi ? »

Maliah s'arrêta. Dans un état d'esprit vengeur, elle esquissa un sourire mesquin et déclara :

« Je vais chez Glenn, j'ai rendez-vous avec lui. »

L'aversion de son ami à l'égard du surveillant ne lui avait pas échappé. Sa réaction fut immédiate.

« N'y vas pas, ordonna-t-il en posant une main sur son épaule.

— C'est mon ami, je fais ce que je veux.

— Il te ment !

— Ce ne serait pas le premier...

— Ce n'est pas pareil.

— Ah oui ? Et en quoi est-ce différent, vas-y explique-moi !

— Je voulais juste te protéger... »

Le ton était misérable, brisé, mais cela n'empêcha pas la jeune fille d'enfoncer le clou.

« Comme tu as protégé Clarie ? » cracha-t-elle.

Elle regretta aussitôt ses paroles. Un instant, elle crut qu'Eytan allait s'effondrer sur le trottoir tant ses bras et ses jambes tremblaient, mais à la place, il pivota sur ses talons et s'éloigna. Le cœur battant à cent à l'heure, Maliah ne fit rien pour le retenir. Le mal était fait, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Si elle avait voulu obtenir des réponses, c'était on ne pouvait plus raté. Pour la première fois de sa vie, elle avait été jalouse et au regard des dégâts que cela avait causé, elle se promit de ne plus jamais se laisser dominer par ce sentiment ravageur.

Dix minutes plus tard, elle frappait à la porte du sous-sol qui servait de repaire aux jumeaux Verminger. Équipé d'une petite cuisine, d'une connexion internet et d'une entrée indépendante de leur maison, il avait permis aux deux frères de s'émanciper très tôt et à leurs parents de survivre à leurs incessantes et tonitruantes chamailleries. Au moins, sous terre, ils ne dérangeaient personne.

« Bienvenue demoiselle, dans notre humble demeure », s'inclina Maël en l'invitant à entrer.

Il se décala d'un pas, la laissa passer, puis repoussa la lourde porte en bois en grognant. Une odeur de renfermé et de pizza froide assaillit le nez de Maliah. Elle sourit malgré elle.

« Pâtes bolo, pop-corn, saucisson ? proposa Liam en émergeant de derrière la porte du réfrigérateur.

— Vu sa tête, ricana son frère, je pense qu'on va devoir passer au niveau supérieur ! Sors les œufs frangin, on va faire des crêpes ! »

Son air misérable ne leur avait pas échappé. La jeune fille sourit en prenant place dans un gros fauteuil en cuir marron usé par les années. Une fois n'était pas coutume, elle se délecta en silence de ce simple moment de complicité partagée.

« Trinquons à Clarie, s'exclama Maël en débouchant une bouteille de cidre.

— Puisses-tu être heureuse là-haut », déclara son frère en tendant son verre.

Maliah les remercia d'un hochement de tête. Pour la première fois depuis des jours, elle en oublia les problèmes qui pesaient sur ses épaules et dans ce sous-sol auprès de ses amis, elle se sentit en sécurité.

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