50. Eytan - Situation de crise

Il était cinq heures et demie et le soleil se couchait déjà sur l'île d'Hajourdan. Une fois n'était pas coutume, Eytan avait séché les cours pour la deuxième journée d'affilée.

Quand il s'était réveillé la veille pour ce qui aurait dû être une journée de victoire et de retrouvailles, il avait d'abord trouvé sa mère endormie près de son lit. Recroquevillée dans un vieux fauteuil en velours qu'elle avait amené dans sa chambre pendant son sommeil, elle avait le visage marqué par la fatigue et l'inquiétude et en se rendant compte qu'il avait dormi pendant plus de quarante-huit heures, le jeune homme s'en était voulu. Cette femme à l'apparence si fragile avait survécu à la disparition précoce de son mari, puis de sa fille aînée et l'avait élevé avec douceur et fermeté sans jamais se plaindre. Si Eytan avait souvent surpris de la mélancolie dans ses yeux quand elle pensait qu'il ne la regardait pas, jamais il ne l'avait vue baisser les bras.

Pour lui, son fils, elle avait toujours été forte et la voir ainsi avachie dans ce siège de fortune lui avait serré le cœur. Dans un élan de tendresse il avait remonté sur ses épaules le plaid qui traînait par terre et malgré la culpabilité qui le rongeait, il s'était éclipsé sans la réveiller.

Il était cinq heures du matin quand il avait appelé Ema, cinq heures passées de neuf minutes quand son monde s'était arrêté de tourner.

Eytan colla son visage contre son oreiller pour étouffer ses sanglots. Sa mère ne tarderait pas à rentrer et si elle avait deviné l'essentiel de ce qui s'était produit aux pleurs de désespoirs de son fils qu'elle avait surpris à son réveil la veille, ce dernier ne tenait pas à ce qu'elle partageât de nouveau sa souffrance. Il avait beau l'aimer de tout son cœur, il savait qu'au plus profond d'elle sa mère était soulagée que ce fût Maliah et non son propre enfant qui eût été victime de l'autre monde. Et si le jeune homme comprenait ce sentiment, il ne l'exécrait pas moins.

C'était lui et non Maliah qui aurait dû mourir dans cette grotte. Il avait été inconscient suffisamment longtemps pour que Glenn pût profiter de l'occasion pour arracher son cristal et sauver leur amie tout en détruisant celui qu'il haïssait alors pourquoi ne l'avait-il pas fait ?

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi avait-il fallu que ce fût celle qui avait tant souffert et déjà tant donné pour eux qui se sacrifiât encore ? N'y avait-il donc aucune justice ?

Un sanglot plus violent que les autres coupa court aux réflexions morbides d'Eytan. Avec un plaisir malsain, il accueillit à bras ouverts le spasme qui secoua son corps et vida son esprit.

Cantonné dans un premier temps à sa poitrine, les tremblements se répandirent en quelques secondes dans ses épaules, ses cuisses et jusqu'au bout de ses doigts contractés contre sa nuque. Les ongles plantés dans la peau jusqu'au sang, l'adolescent lâcha prise. Le souffle court, la vision brouillée de larmes, il tenta de se recroqueviller pour contenir la crise, mais les tressaillements se muèrent en soubresauts désordonnés qui l'empêchèrent de bouger.

Le cœur battant à cent à l'heure, étendu sur le ventre, il laissa l'angoisse de ces dernières semaines le submerger sans plus chercher à se battre. Des flashs de lumières transpercèrent ses paupières closes et les spasmes redoublèrent de vigueur dans son ventre et dans ses membres.

Un gémissement de mal-être franchit ses lèvres. Il méritait de souffrir. Il méritait mille fois pire que ces crises passagères. Il méritait de mourir.

Prisonnier de sa tétanie latente, Eytan resta couché sur son lit de très longues minutes. Le corps secoué de convulsions, les yeux secs d'avoir trop pleuré et la tête vide de toute pensée cohérente, il se laissait guider par ses souffrances, tel un martyr prêt à rejoindre l'Enfer. Il n'avait plus aucune volonté, plus aucun désir si ce n'était celui de s'endormir pour ne plus jamais avoir à vivre dans ce monde privé de l'être aimé. Chaque inspiration lui était douloureuse, chaque battement de cœur lui coûtait et comme il l'avait prédit quelques jours plus tôt, il ne s'en remettrait pas.

Cultiver l'espoir, le laisser grandir avant de l'étouffer à son apogée, c'était un plan parfait.

L'Illusionniste avait gagné.

Il était temps d'abandonner et de rendre les armes. Quoi que sa Némésis voulût, il était prêt à le lui donner en échange de sa mémoire et de la délivrance de l'oubli. Frère, mage, adolescent, amant, il avait échoué à protéger celles qu'il aimait dans chacun de ces rôles et le seul moyen de ne plus risquer la vie de celles qui lui restait était de disparaître. Définitivement.

Le claquement d'une porte réveilla Eytan en sursaut. Épuisé par sa crise d'angoisse et plusieurs nuits blanches successives, il s'était endormi sur son lit, la tête au creux de l'oreiller. Quelle heure était-il ? Sans doute tard ; sa mère était rentrée et il l'entendait s'affairer dans la cuisine à l'autre bout de la maison.

Le jeune homme saisit son portable posé sur sa table de chevet. Le regard embué de sommeil, il lui fallut plusieurs secondes pour se rendre compte des dizaines de notifications et d'appels manqués qui décoraient de rouge son écran d'accueil. Ema, Ema, Ema, encore Ema ! Elle l'avait appelé une vingtaine de fois, lui avait laissé plusieurs messages vocaux, puis s'était rabattue sur les sms. Le dernier datait de dix-neuf heures quarante-quatre soit moins d'un quart d'heure plus tôt. C'était quoi cette histoire ?

Malgré lui, Eytan sentit un pointe d'espoir naître dans sa poitrine. Et si... ? Il balaya rapidement les messages qui ne lui apprenaient rien d'intéressants et appela sa boîte vocale.

« Eytan, c'est Ema. Rappelle-moi, c'est urgent. »

« C'est encore Ema. Tu te rappelles la promesse que tu m'avais faite ? Il est temps de la tenir maintenant que Mal... Bref, tu as compris. Rappelle-moi ! »

« Tu joues les fantômes encore et toujours. J'aurais dû m'en douter ! Si c'est parce que ça ne fait pas encore une semaine et que tu as jusqu'à demain pour tout me révéler, je t'interdis de jouer là-dessus ! Ta parole ne tient plus maintenant que ma sœur est morte. Tu me dois la vérité et tout de suite, sinon... »

Sinon quoi ? Le cœur d'Eytan rata un battement. Il ne s'était pas attendu à ce qu'Ema s'en prît à lui de la sorte et pourtant, il aurait dû s'y attendre. Cela faisait si longtemps qu'il s'efforçait de lui cacher la vérité, de la protéger comme Maliah le lui avait demandé. Aurait-il dû agir autrement ?

« Eytan, c'est toujours moi. Je vois que tu as décidé de m'ignorer alors je te laisse une dernière chance. C'est marrant, je suis sûre que tu vas changer d'avis quand tu vas entendre ce que j'ai à te dire. Je ne te raconte même comment j'ai dû me creuser la tête pour trouver un moyen de t'obliger à me parler ! Tu as cinq minutes pour me rappeler et après ça... j'irai découvrir tes secrets par moi-même. »

De quoi parlait-elle ? La sœur de Maliah avait-elle perdu la tête, rongée par le chagrin et la rancœur ? L'urgence de la situation avait sorti Eytan de sa léthargie. Il n'avait aucune idée de ce qui se jouait, mais il était déjà sur ses pieds, son téléphone entre son oreille et son épaule, ses doigts engourdis en train de nouer les lacets de ses chaussures. Quoi que s'apprêtât à faire Ema, il était encore temps qu'il intervînt.

« Désolée, ton temps est écoulé ! À partir de maintenant, je vais me débrouiller seule, tu peux m'oublier. Figure-toi que je suis allée chez Léanne aujourd'hui et devine ce que j'ai trouvé ? Un artefact ! Je t'avoue que j'avais plutôt prévu de m'en servir de moyen de pression pour te forcer à me parler, mais comme tu ne te donnes même pas la peine de décrocher depuis deux heures et que ce truc m'attire follement, j'ai changé d'avis. »

Eytan avait suspendu ses gestes et arrêté de respirer. La mise en garde de Maliah à propos de Léanne lui revint. La douce lycéenne possédait un artefact. Était-il possible qu'elle fût impliquée dans cette histoire et qu'elle les eût tous trompés ? Sa candeur, son innocence... Le tableau déjà obscur des plans de l'Illusionniste s'assombrit davantage dans l'esprit du jeune homme. À chaque fois qu'il croyait soulever un pan de vérité, des dizaines de fils s'emmêlaient davantage : cette affaire était un imbroglio inextricable.

« Cette pyramide est si jolie... continua Ema à l'autre bout du fil. Tu crois que c'est sa magie qui la rend si attrayante ? Je pensais que j'aurais peur, mais finalement, je suis juste impatiente. Je vais enfin pouvoir rencontrer mon double et découvrir l'autre monde. Il me suffit juste de... »

Il y eut un bruit sourd, comme celui d'une chute, puis plus rien. En tendant l'oreille, Eytan discerna le souffle régulier de la jeune fille, mais elle ne parlait plus.

« Ema, tu m'entends ? » ne put-il s'empêcher de demander en s'adressant à sa messagerie.

Plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il ne se décidât à raccrocher. Son cerveau fonctionnait à nouveau à plein régime et après réflexion, une seule théorie tenait véritablement la route : Ema avait trouvé un moyen de se dédoubler pour se rendre dans le monde nocturne et elle était en danger.

L'adrénaline qui fusa dans son sang effaça la fatigue d'Eytan. Il en oublia la colère, l'exaspération, la peur. À ce stade, le temps jouait contre lui et il ne lui restait plus que deux options : prévenir les parents de la jeune fille et foncer chez elle pour tenter de la réveiller ou basculer dans l'autre monde et la retrouver.

Malgré son appréhension, il savait ce qu'il devait faire. Il avait échoué à protéger Maliah, il tiendrait parole et protégerait sa sœur coûte que coûte. Les heures lui étaient comptées, peut-être même les minutes. Fraîchement apparue dans un corps magique étranger au milieu d'un environnement hostile, Ema avait peu de chances de passer la nuit s'il ne la retrouvait pas rapidement. Abandonnée à ses instincts, elle aurait tôt fait de se jeter dans un piège mortel.

Le jeune homme espérait que son esprit épuisé ne lui jouait pas des tours. Un artefact d'une telle puissance existait-il vraiment ou se trompait-il sur toute la ligne ? Il n'y avait qu'un seul moyen de le savoir.

Résigné, Eytan se recoucha sur son lit. Malgré l'appréhension, il s'obligea à respirer calmement pour faire descendre son rythme cardiaque et ferma les yeux. Chaque seconde était précieuse.

Quand sa mère franchit le seuil de sa porte quelques instants plus tard pour l'inviter à manger, il dormait d'un profond sommeil sans rêve.

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