5. Élinor - Retrouvailles
Élinor ne put s'empêcher de sentir son cœur se serrer en voyant Eytan revenir à sa place en traînant des pieds. Tout en lui respirait le mal être, des poches sous ses yeux au tremblement discret de sa main quand il écrivait dans le carnet dont il ne se séparait jamais. Qu'elle aurait aimé pouvoir aller lui remonter le moral ! Mais la seule personne capable d'un tel exploit était Maliah et cette dernière avait quitté la bibliothèque en trombe quelques minutes plus tôt.
Cela faisait deux bonnes heures qu'Élinor observait les deux lycéens en cherchant à comprendre ce qui clochait. Fille d'une des bibliothécaires et d'un enseignant de français du collège, elle était tombée amoureuse des livres avant même d'avoir su marcher et elle passait tout son temps libre dans les rayonnages, même une fois la fermeture largement dépassée. Elle connaissait donc parfaitement les habitudes des usagers des lieux et si Eytan passait le plus clair de son temps libre à la bibliothèque, jamais Maliah n'était encore venue seule. Alors la voir assise à une table isolée en train de lorgner sur son camarade sans aller lui parler était plus qu'inhabituel.
L'exubérante et rayonnante Maliah Commel était davantage connue pour son impulsivité que pour sa patience et Élinor avait été surprise de la trouver si hésitante. Les deux adolescents s'étaient observés à tour de rôle pendant ce qui avait paru durer une éternité et alors qu'Eytan avait tout fait pour éviter le contact visuel, son amie s'était montrée insistante, sans résultat. L'espionne n'en était arrivée qu'à une conclusion qui ne la convainquait pas : l'un des deux avait dépassé la limite tacite de l'amitié et ils étaient maintenant trop gênés pour oser se parler. Mais ça ne collait pas.
Pour une raison qu'elle ignorait, Élinor n'y croyait pas. Elle avait passé son enfance à arpenter les allées remplies de livres jusqu'à en connaître par cœur le contenu et aussi loin que ses souvenirs remontaient, le beau, ténébreux et solitaire Eytan avait toujours été dans les parages. Il ne se passait pas une semaine sans qu'il vînt se réfugier dans ce calme sanctuaire et l'adolescente avait eu tout le loisir de l'observer : Maliah était la première personne à lui arracher un sourire sincère en quatre ans. Aucun doute n'était possible, ils étaient faits l'un pour l'autre.
Alors qu'elle feuilletait sans le lire son exemplaire corné des Fleurs du Mal, Élinor sentit son ventre se serrer. Elle n'avait jamais eu beaucoup d'amis et si quand elle était petite elle venait régulièrement discuter de ses dernières lectures avec un Eytan enthousiaste et rieur, elle ne lui avait plus adressé la parole depuis l'évènement tragique qui l'avait brisé au milieu du collège. Après la mort de sa sœur, le jeune adolescent n'était plus venu à la bibliothèque pendant plus d'un an et lorsqu'à son entrée en seconde il avait reparu, il n'était plus le même. Sombre et tourmenté, il s'était mis à dévorer les rayonnages d'histoire, de mythologie et de contes et si elle avait suivi ses lectures de loin, la timide jeune fille n'avait pas osé renouer avec lui.
Personne n'avait réussi d'ailleurs à le sortir de la torpeur dans laquelle il semblait continuellement englué depuis que Kiara était décédée et si au collège elle l'avait vu rejeter ses amis jusqu'à ce que tous eussent fui, elle ne voyait pas comment elle, jeune fille plus à l'aise avec la compagnie des livres qu'avec celle des hommes, aurait pu réussir. Alors elle s'était cachée derrière cette excuse les premiers temps et plus les jours avaient passé, plus il avait été difficile de faire le premier pas. Elle avait enfoui son admiration d'enfance au fond de son cœur et s'était contentée de le regarder changer jour après jour jusqu'à devenir un inconnu austère dont personne ne cherchait la compagnie.
Et puis, Maliah était entrée dans sa vie. En moins de deux mois, elle l'avait fait renaître. Partagée entre la jalousie et la joie de voir son ami d'enfance sourire et rire à nouveau auprès d'une autre, Élinor avait été témoin de la naissance d'un amour hésitant et maladroit, qui avait grandi entre l'ironie protectrice et la provocation espiègle des deux lycéens. Alors non, penser qu'ils s'évitaient parce que l'un de deux étaient allé trop loin lui semblait impossible et l'air grave qu'ils arboraient tous les deux cachait autre chose. Mais quoi ?
Incapable de se concentrer plus longtemps sur le sonnet qu'elle lisait pour la troisième fois d'affilée sans en saisir le sens, la jeune fille referma son recueil de poèmes d'un coup sec et le fourra dans son sac. Inutile d'insister, son esprit était davantage intéressé par des histoires qui ne la regardaient pas que par son futur examen de littérature. Elle se leva sans bruit et quitta le bureau de sa mère avec la ferme intention d'oublier ce qu'elle avait vu. En quatre ans, elle avait eu sa chance et aussi grande que fût la tentation, il aurait été déloyal de profiter d'un désaccord passager pour s'immiscer entre Maliah et Eytan.
« Salut Lili », souffla une voix dans son dos.
Surprise, l'interpellée se retourna. Elle n'avait pas entendu ce surnom depuis des années et elle ne put empêcher son cœur de faire un bond dans sa poitrine.
« Salut Eytan, chuchota-t-elle en retour en plongeant ses grands yeux noirs dans ceux bleu nuit de son ami d'enfance, ça fait longtemps.
— C'est vrai. »
Impossible de faire plus bateau. Un rire nerveux secoua Élinor malgré elle. Quatre ans qu'ils ne s'étaient pas parlé et c'était tout ce qu'ils arrivaient à se dire ? Un demi-sourire apparut sur les lèvres d'Eytan.
« On peut discuter ? » lui demanda-t-il en indiquant d'un mouvement de tête le bureau qu'elle venait de quitter.
La jeune fille hésita une seconde avant d'acquiescer. Elle ouvrit la porte à l'adolescent et referma derrière eux. S'ils devaient faire du bruit en parlant, autant profiter de ses privilèges et ne pas déranger les rares étudiants encore présents dans la bibliothèque pendant la pause déjeuner.
Habituée des lieux, Élinor se dirigea machinalement vers le petit réfrigérateur branché derrière le bureau rectangulaire qui remplissait la moitié de l'espace. Elle en sortit deux sandwiches confectionnés la veille et une bouteille de jus de fruits. Elle ne mangeait que rarement au réfectoire, préférant grignoter tranquillement avec un bon roman policier à la main et elle s'assurait d'avoir toujours quelques réserves sous le coude. Sa mère faisait mine de l'ignorer, mais les petits gâteaux déposés à son attention l'avaient vite trahie.
La lycéenne s'installa d'un côté du bureau et Eytan de l'autre. Pendant quelques minutes, ils grignotèrent leur repas en silence et les yeux rivés sur le porte-crayon coloré devant elle, Élinor osait à peine bouger.
« Tu as changé, commença l'adolescent après un soupir, ça te va bien les cheveux comme ça. »
La jeune fille sourit. Son père avait la peau très noire alors que sa mère était si blanche qu'on aurait pu croire qu'elle n'avait jamais vu la lumière du jour – ce qui n'était pas totalement faux – et de leur union était née une enfant métisse aux cheveux épais et indomptables. Pendant des années, Élinor les avait portés courts et ce n'était que très récemment qu'elle s'était décidée à les laisser pousser, découvrant les plaisirs du tressage et du lissage.
« Merci, murmura-t-elle, puis après une seconde d'hésitation, elle ajouta, comment est-ce que tu vas ? Je sais que ça fait longtemps que je ne suis plus ton amie, mais tu as l'air d'avoir besoin de parler à quelqu'un.
— Ce serait trop long à expliquer, mais j'ai besoin de ton aide Lili.
— Maliah n'était pas disponible ? »
Les mots avaient spontanément franchi ses lèvres. Messagers d'une aigreur non feinte, ils trahissaient le sentiment de jalousie et de déception qui lui broyait le cœur. Après quatre années de silence, Eytan aurait au moins pu faire semblant de s'intéresser cinq minutes à elle avant d'en venir au sujet qui l'intéressait.
Consciente de l'agressivité de sa réponse, Élinor n'osait plus respirer, attendant le retour de bâton. Mais ce dernier ne vint pas et la lueur de détresse, puis de peur qui traversa furtivement le regard d'Eytan doucha son exaspération.
« Je ne veux pas en parler pour l'instant, murmura ce dernier d'une voix hachée, mais je comprendrais que tu ne veuilles pas m'aider. Ça fait des années qu'on ne s'est pas parlé et je ne te demanderais pas ça si ce n'était pas une question de vie ou de mort. J'ai besoin de ton aide, car tu es la seule en qui je peux avoir confiance et qui connaît les livres d'ici mieux que moi. Lili, je suis désolé si...
— C'est moi qui suis désolée, Eytan. C'est moi qui n'ai pas su être là quand tu avais besoin d'être épaulé. Je n'ai pas été meilleure que les autres et m'en prendre à Maliah alors qu'elle a accompli ce que je n'ai pas été capable de faire ce n'est pas juste. J'étais ton amie, j'aurais dû...
— Tu n'aurais rien pu faire. Ou peut-être que si, qui sait ? J'ai conscience que je t'en demande beaucoup, mais tu penses qu'on pourrait faire comme si rien ne s'était passé et repartir de zéro ? »
Élinor sourit devant le petit doigt de l'adolescent, tendu par-dessus la table. Elle avança sa main ç son tour et scella le pacte. Les deux lycéens étaient suffisamment matures pour savoir que le passé ne s'effaçait pas aussi facilement, mais l'espace d'un instant, ils eurent envie d'y croire. Comme au bon vieux temps Eytan sortit un livre de son sac et le posa devant la jeune fille. Perchée sur le bord de sa chaise, elle feuilleta quelques pages, puis déclara :
« Le Collier Perdu, Le Lion et la Magicienne, Un Éclat dans la Nuit et enfin...
— ...L'Épée de Feu, c'est ça.
— Pourquoi est-ce que tu relis des contes pour enfants ? Je t'ai observé et je suis à peu près sûre que tu as déjà fait le tour du rayonnage deux fois. Qu'est-ce que tu cherches Eytan ? »
Ce dernier eut une seconde d'hésitation. N'ayant aucune idée de l'ampleur du problème, l'adolescente hésita à poursuivre, mais enhardie par la joie de retrouver son ami d'enfance, elle reprit la parole :
« Tu as dit que c'était une question de vie ou de mort alors commence peut-être par là. Qui risque de mourir ?
— Je ne sais pas. Beaucoup de monde sans doute. Maliah, Méryl, les... »
Il s'était interrompu, comme inquiet d'en avoir trop dit. Remarquant que le tremblement de sa main gauche avait repris, Élinor avança ses doigts et les posa sur le poignet du jeune homme. Il était gelé.
« Prends ton temps, conseilla-t-elle, pourquoi penses-tu que Maliah est en danger ? Je l'ai vue tout à l'heure et elle avait l'air en parfaite santé. Elle est malade ? »
Eytan s'était crispé. Il ne retira pas son bras, mais tout son corps était tendu et à la moindre parole de travers, la lycéenne ne doutait pas qu'il se refermerait comme une huître.
« Non. Enfin... si on veut. Que sais-tu de l'autre monde ?
— L'autre monde... tu veux parler du monde nocturne ? »
Elle s'était attendue à tout sauf à ça. Élinor se recula contre le dossier de sa chaise, pensive. Cette conversation prenait un tournant inattendu.
« Pas grand-chose, avoua-t-elle après quelques minutes de réflexion. On parle de dédoublement d'âme, de créatures étranges et de magie, mais pour moi ça pourrait tout aussi bien être un monde aussi normal que le nôtre que ça ne m'étonnerait pas. On ne peut même pas vraiment être sûrs que ça existe et comme personne n'en parle jamais... Ah, mais attends ! C'est pour ça que tu lis ces histoires ? Pour savoir à quoi ressemble le monde nocturne ? À ta place je ne me fierais pas trop à ça, ce ne sont que des vieilles légendes écrites pour faire rêver ou donner des leçons de moral aux enfants. On sait tous que si monde nocturne il y a, il est bien plus sombre et mortel que ce que La Chimère et les 5 diamants ou Le petit garçon trop curieux décrivent.
— Le problème n'est pas là, murmura Eytan plus pour lui-même que pour son interlocutrice. Le problème... »
Le regard soudain fiévreux, il s'était interrompu. Le tremblement dans sa main reprit de plus belle et s'étendit cette fois dans tout son bras. Élinor fit mine de se lever, mais il l'arrêta d'un signe négatif de la tête. Blanc comme un linge, le jeune homme paraissait épuisé. Il posa ses paumes sur la table qui les séparait, ferma les yeux et inspira, puis expira longuement à plusieurs reprises. Quand il regarda à nouveau son amie d'enfance, les nuages dans le bleu nuit de son regard s'étaient dissipés.
« Tu devrais te reposer, Eytan, chuchota l'adolescente d'une voix anxieuse. On pourrait en discuter plus tard.
— Non, on n'a pas le temps.
— Mais tu tiens à peine debout !
— Tu ne comprends pas.
— Alors explique-moi. »
Mi-exaspérée, mi-anxieuse, Élinor croisa les bras sur sa poitrine. Les murs blancs et impersonnels qui les entouraient et qui habituellement la rassuraient lui semblèrent tout à coup oppressants. Même si la pièce ne possédait qu'une petite fenêtre équipée d'une vitre sans tain pour surveiller les étudiants sans être vu et que la porte était fermée, elle ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil inquiet vers la bibliothèque. L'heure du déjeuner était écoulée et la salle s'était à nouveau remplie.
« Ce que je vais te raconter va te paraître complètement fou, déclara Eytan d'un air grave, tu me fais confiance ?
— Tu as dit que tu avais besoin de mon aide et que Maliah était en danger. Tu es mon ami, tu l'as toujours été, alors quoi que tu me racontes je suis prête à te croire. J'ai cependant une condition et ce n'est pas négociable.
— Laquelle ?
— Depuis combien de temps n'as-tu pas dormi et pris un bon repas chaud ? »
Un soupir, puis :
« Bon d'accord Lili, on a un marché. Je te promets de faire attention et de me coucher tous les soirs avant vingt-deux heures après un bon bol de soupe. »
L'ironie n'échappa pas à Élinor qui sourit malgré elle. Les deux anciens amis échangèrent un regard entendu et un instant, leur complicité passée sembla ne jamais avoir disparu. La tension dans la pièce descendit d'un cran et l'atmosphère redevint respirable. C'était loin d'être aussi parfait que dans ses souvenirs, mais l'adolescente sentit l'espoir renaître dans son cœur. Elle décroisa les bras et malgré sa résolution de ne rien tenter, glissa ses doigts entre ceux, toujours collés au bureau, d'Eytan. Il se laissa faire et une pointe de rouge vint colorer ses joues sans qu'il ne s'en rendît compte.
« Tu m'as demandé si je cherchais à savoir à quoi ressemble le monde nocturne, commença-t-il, et bien ce n'est pas tout à fait ça. En fait, je sais même très bien à quoi il ressemble. Je m'y rends chaque nuit. »
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