47. Glenn - Ad Vitam Eternam
Quel enfoiré, mais quel enfoiré ! La gorge serrée et les joues humides, l'homme-loup jeta d'un geste rageur la lame ensanglantée qu'il tenait à la main. Un écœurant raclement résonna à ses oreilles malgré le bruit assourdissant de l'eau du lac à l'entrée de la grotte et un haut-le-cœur l'obligea à se plier en deux. Il avait vu pire, bien pire et pourtant, la tâche rouge vermeille qui s'étendait sur la poitrine de celle qui se tenait devant lui le rendait malade. Comment avait-il pu laisser faire ça ?
* * * * * * * * * *
Glenn commença à s'inquiéter après deux jours sans voir Eytan au lycée. Se faisant passer pour le proviseur, il téléphona à la mère du jeune homme pour prendre de ses nouvelles. La voix teintée d'une souffrance muette, cette dernière le baratina avec une histoire de grippe, mais loin d'être dupe, le surveillant en déduisit que son fils ne s'était pas réveillé de l'autre monde. Après s'être renseigné auprès de Liam et Maël sur l'état de Maliah, une seule conclusion s'imposa à lui : non seulement Eytan n'avait pas réussi à libérer leur amie du sortilège qui la maintenait endormie, mais il semblait lui aussi en avoir été victime.
À la nuit tombée, Glenn n'hésita pas. Il se précipita chez lui et après une bonne heure à tourner en rond dans son lit pour trouver le sommeil, bascula dans le monde nocturne. Retrouver la grotte dans laquelle il avait laissé Maliah et Eytan lui prit plus de temps que prévu à cause de la pluie et du brouillard qui réduisaient la visibilité et ce fut dans un état de grand énervement qu'il franchit la cascade qui masquait l'entrée du repère, trempé jusqu'aux os.
La scène qu'il découvrit, telle une peinture surréaliste du début du vingtième siècle, le laissa ahuri. Étendu sur son amie, le visage enfoui contre son épaule, le mage que le surveillant exécrait tant était inerte. Sans chercher à être doux, Glenn le saisit par un bras pour le faire basculer sur le dos. Ce qu'il aperçut alors l'abasourdit davantage : une plaie verticale longue de plusieurs centimètres béait sur le torse du jeune homme et étincelait d'un éclat aveuglant. Le cristal de ce magicien si arrogant se trouvait enfin là, à portée de main...
Le cœur de Glenn s'emballa et il en oublia la raison pour laquelle il était revenu là. Tant de pouvoir si proche... Les yeux brillants de convoitise, il posa ses doigts sur les bords de la plaie. Le cœur d'Eytan battait avec lenteur sous leur pulpe tandis que le sien accélérait sous le coup de l'émotion.
« Ne le touche pas. »
Pris en flagrant délit, le lycanthrope sursauta si fort qu'il se cogna la tête contre la paroi rocheuse derrière lui.
« Mér... Maliah, c'est toi ?
— Qui veux-tu que ce soit d'autre ? »
Pâle comme la mort, la jeune fille allongée sur sa gauche lui offrit néanmoins un sourire éblouissant.
« Tu es vivante... fut la seule chose que son ancien compagnon de chasse réussit à articuler avant de laisser quelques larmes échapper à sa vigilance.
— Approche... s'il te plaît... » souffla son amie en tentant de se redresser sur les coudes.
Un éclair de souffrance balaya la joie qui se lisait dans son regard et Glenn se précipita à ses côtés tandis qu'elle retombait lourdement sur le dos avec une grimace.
« J'ai besoin d'un dernier service, murmura-t-elle si bas qu'il dut coller son oreille contre sa bouche pour l'entendre.
— Tout ce que tu voudras.
— Tue-moi. »
De stupeur, l'homme-loup voulut s'écarter, mais Maliah l'en empêcha. D'une poigne étonnamment ferme étant donné son état, elle saisit le poignet de Glenn et le guida jusqu'à refermer ses doigts autour d'un fin objet en bois. Se redressant enfin, ce dernier comprit avec horreur ce que son amie attendait de lui. La pointe d'une courte lame appuyée contre son cœur, elle retenait de ses deux mains la sienne sur le manche de l'arme.
« Pourquoi ? ne réussit-il qu'à demander alors que la dague s'enfonçait dans la chair à travers ses vêtements.
— C'est soit... Eytan... soit moi et je...
— Je vais le tuer à ta place ! »
Il était hors de question que Glenn sacrifiât à nouveau Maliah pour sauver la vie de ce misérable mage. Cette fois, il ne laisserait pas passer sa chance ! Sans l'ombre d'une hésitation, l'homme-loup repoussa les doigts qui tentaient de le retenir et se tourna vers Eytan. À genoux au milieu de ce couple qu'il maudissait autant qu'il l'enviait, il se sentit la puissance d'un dieu. Entre l'homme ou la femme, c'était à lui de choisir et il ne lui restait plus qu'à...
« Je mourrai même si tu le tues, entendit-il comme une menace dans son dos. Je ne... »
Une quinte de toux interrompit Maliah et ne pouvant s'empêcher de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule, Glenn l'observa. Le visage de celle qui n'était plus hybride dans ce monde de magie avait pris une teinte grisâtre malgré sa peau caramel. Le long de son menton coulait le sang qu'elle venait de cracher et les deux mains agrippées à son arme, elle continuait de se l'enfoncer dans la poitrine avec une détermination suicidaire. La moitié de la lame avait déjà disparu sous sa tunique sombre.
« Arrête tes conneries », grogna l'homme-loup.
Il planta son regard sombre dans celui voilé de souffrance de son amie.
« Regarde-moi, souffla-t-elle, regarde-moi vraiment. Je ne peux pas... vivre comme ça... Toi tu ne le ferais pas. »
Avec un grognement de douleur, elle enfonça à nouveau la dague de quelques millimètres. Une main à plat sur le sol pour lui servir d'appui, l'autre sur le manche de l'arme, Glenn s'arqua en arrière pour la retenir. Un combat silencieux s'instaura entre les deux protagonistes et pendant une demi-seconde, un délicat équilibre s'établit.
« On va trouver une solution pour te soigner, il y en a forcément une ! Bats-toi ! »
Il ne cherchait même plus à retenir ses larmes.
« C'est trop tard... Chloé a dit que je... je ne pouvais pas... »
À bout de souffle, Maliah buttait sur chacun des mots qui franchissaient péniblement la barrière de ses lèvres violacées.
« J'ai si froid... »
Tout à coup, sa tête dodelina sur le côté et ses mains retombèrent le long de son corps. Emporté dans son élan, Glenn partit en arrière alors que la dague qu'il s'efforçait de retenir lui restait entre les doigts. Une auréole se déploya à une vitesse alarmante sur les vêtements de son amie, telle une fleur ensanglantée.
La gorge serrée et les joues humides, l'homme-loup jeta d'un geste rageur la lame ensanglantée qu'il tenait à la main. Un écœurant raclement résonna à ses oreilles malgré le bruit assourdissant de l'eau du lac à l'entrée de la grotte et un haut-le-cœur l'obligea à se plier en deux. Il avait vu pire, bien pire et pourtant, la tâche rouge vermeille qui s'étendait sur la poitrine de celle qui se tenait devant lui le rendait malade. Comment avait-il pu laisser faire ça ?
* * * * * * * * * *
« Qu'est-ce que tu as fait ?
Le ton de reproche qui s'éleva dans son dos eut sur Glenn l'effet d'un électrochoc. Il essuya son visage de loup d'un revers de bras rapide et se tourna vers Eytan. Quand il ouvrit la bouche pour répondre, il avait repris son masque d'indifférence dédaigneuse et ses inflexions sarcastiques habituelles :
« Je prépare un pique-nique de morts-vivants, ça ne se voit pas ? »
Son interlocuteur le fusilla du regard. Il avait le teint encore plus pâle que d'ordinaire si cela était seulement possible et sa respiration était sifflante. S'il était resté deux jours sans boire ni manger comme le supposait le lycanthrope, son corps devait cruellement manquer d'énergie et le bruit de la pluie battante à l'entrée de la grotte devait sans aucun doute exacerber sa soif en une ironique torture quand on connaissait ses pouvoirs. Malgré la situation, Glenn prit plaisir à imaginer la souffrance du mage, ce qui apaisa légèrement la sienne.
« À cause de toi Maliah a décidé de... commença-t-il.
— Les garçons... »
La voix de Maliah n'était plus qu'un filet ténu que le bruit de l'eau couvrait et s'il n'avait pas vu ses lèvres bouger, l'homme-loup aurait cru à un rêve. Se poussant de mauvais gré pour se placer sur la droite de la jeune fille et laisser Eytan ramper jusqu'à elle de l'autre côté, Glenn se cogna une nouvelle fois la tête. Trop grand pour cet espace exigu, il ne tenait pas debout sans courber le dos et ce fut plié en quatre qu'il s'agenouilla près de son amie. Elle grelottait.
Alarmés par son état, les deux hommes laissèrent un instant de côté leur rivalité et tandis que l'un lui prenait les mains pour essayer de les réchauffer, l'autre se déshabillait pour la couvrir de sa veste. Ce mois de janvier était particulièrement frais et la vapeur d'eau qui sortait de leur bouche à chaque respiration emplissait l'espace de nuages de gouttelettes, ajoutant un aspect fantasmagorique à cette scène déjà lugubre.
« Mon cristal... »
Ce dernier pendait toujours au cou de la jeune fille, seulement retenu par quelques brins de fils. Bien moins aveuglant que celui que l'on devinait dans la poitrine d'Eytan ou que ceux que Glenn portait accrochés à sa cheville sous son pantalon, il ne brillait que faiblement au rythme lent de son corps mourant.
« Prenez-le. Et Eytan... »
Ce dernier se pencha sur elle et enfouit son visage contre le sien pour l'entendre. Malgré sa fine ouïe, l'homme-loup ne réussit pas à capter ce qu'elle disait. En revanche, il entrevit avec clarté ce qui allait se produire dans les secondes à venir et alors qu'il aurait voulu tendre une main pour empêcher Maliah de commettre l'irréparable, il se pétrifia. S'il ne voulait pas qu'Igor lui fît connaître le même sort que celui subi par leur amie, il ne devait pas intervenir et c'est en spectateur averti qu'il assista à la fin de cet acte déchirant.
À quelques centimètres de la tête d'Eytan, les doigts de la jeune fille bougèrent au ralenti. Ils se dégagèrent de la main qui les retenait, caressèrent quelques mèches brunes au passage comme pour faire illusion, puis se refermèrent sur la pierre brillante source de vie.
« Promettez-moi de vivre, souffla-t-elle cette fois de façon à ce que tous deux l'entendissent, et battez-vous... ensemble... »
Son cœur s'arrêta de battre quelques secondes plus tard. Avec douceur, Glenn s'empara du cristal qui gisait gorgé de vie et de pouvoirs dans la paume de Maliah, libéré de ses chaînes. Ils n'avaient que peu de temps pour décider ce qu'ils voulaient en faire avant que sa lumière ne s'éteignît à son tour.
Cet héritage était le dernier souvenir que leur si exubérante et optimiste amie leur transmettait.
Elle n'avait cessé de vivre que pour sauver celui qu'elle aimait.
Lorsque le corps de Maliah disparut, l'estomac de l'homme-loup se retourna et les sanglots d'Eytan déchirèrent l'atmosphère.
Ne pouvait-il donc pas se montrer digne et se taire ?
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