46. Eytan - Révélations

Leur chute semblait ne jamais s'arrêter et pourtant, Eytan ne ressentait aucune peur. Serré contre Maliah, ses lèvres posées contre les siennes, ses mains enroulées autour de sa taille, il se délectait de ce contact familier enfin retrouvé. Moins d'un mois s'était écoulé depuis leur dernier baiser et pourtant, chaque seconde lui avait paru une éternité.

Je t'en prie, choisis de vivre, supplia-t-il en son for intérieur. Je ne suis rien sans toi.

Ces mots-là, ils auraient dû les lui dire à voix haute depuis longtemps, mais si Maliah lui avait à maintes reprises affirmé son amour, lui avait attendu qu'elle ne fût plus qu'une projection mentale coincée dans sa propre tête pour en faire de même. Quel idiot !

Si tu t'en sors, je te promets de te dire que je t'aime chaque jour du reste de notre vie, songea-t-il à nouveau. Donne-moi une chance de faire mieux...

« Je n'ai pas jamais eu besoin de mots pour connaître la profondeur de tes sentiments, chuchota Maliah à son oreille tout en se serrant davantage contre lui. Je les ai toujours sus.

— Alors...

— Chut, ne dis rien, il ne nous reste que peu de temps. Regarde. »

Le contact chaud de celle qu'il aimait contre son torse s'évanouit. Eytan voulut crier, tendre les bras pour la rattraper, mais un tourbillon glacée se leva soudain et l'entraîna, loin du sublime paysage de leur île sous le soleil couchant.

L'atterrissage fut brutal.

D'une main hésitante – la droite alors qu'il était gaucher -, Eytan saisit un stylo bille et se mit à écrire sur la feuille blanche posée devant lui.

Cher Eytan, déchiffra-t-il sans contrôler ses gestes, quand tu liras cette lettre, je serai déjà loin.

Les mots se frayèrent douloureusement un chemin jusqu'à sa mémoire.

Je sais que ce n'est pas ce que tu souhaitais, mais crois-moi, s'il y avait une autre solution, je l'aurais volontiers acceptée.

Il connaissait cette calligraphie un peu brouillonne, se rappelait ces phrases qu'il aurait voulu ne jamais avoir à lire et tandis que son poignet douloureux d'avoir trop écrit continuait de guider le stylo en une danse folle sur le papier, l'adolescent réalisa ce qui était en train de se produire : il avait quitté le monde imaginaire qui emprisonnait l'esprit de Maliah et était à présent plongé dans ses souvenirs. Il les vivait par ses yeux.

« Joyeux Noël ! s'exclama-t-il sur un ton jovial un peu trop forcé en souriant à Jérôme, le père de son amie, que cette journée puisse durer éternellement ! »

Il était à nouveau assis au bord de la falaise qu'ils venaient de quitter. Les jambes dans le vide, le regard perdu sur les ruines de l'ancienne cité nocturne d'Hajourdan, il sentait une présence contre son épaule et bien qu'il mourût d'envie de tourner la tête pour voir qui se tenait près de lui – enfin de Maliah –, il n'avait toujours aucun contrôle sur ses mouvements.

« Tu es prête ? lui demanda une voix qu'il identifia immédiatement comme celle de Glenn.

— Oui », répondit-il en pivotant enfin vers son interlocuteur.

L'homme-loup le dévorait des yeux. Sale traître ! Eytan bouillonna de rage. Ainsi le surveillant avait eu l'occasion d'honorer la promesse qu'il lui avait faite d'empêcher Maliah de se rendre et il l'avait délibérément trahie. Le dégoût parcourut le dos de l'adolescent quand il posa sa main sur la peau rêche de Glenn et la caressa du bout des doigts. Un mélange de stupéfaction la plus totale et de jalousie maladive lui perturba les sens et il assista à la suite de la scène dans un semi-brouillard, les battements de son cœur lui vrillant les tympans.

« ... sur Atlantis, s'il te plaît... pour lui.

— Je ne... toujours pas ce que tu...

— L'amour... rationnels. Attends quelques jours... il comprendra... »

L'échange devint de plus en plus saccadé comme lors de l'écoute d'une émission de radio dont on perdrait peu à peu le signal. Eytan sentit plus qu'il ne vit l'étreinte qu'il donna à Glenn en guise d'adieu et tandis que ce dernier dévalait la pente de la montagne sans un regard en arrière, un arrière-goût amer emplit sa bouche. Le surveillant avait eu droit à un véritable au revoir, pas lui.

Plusieurs souvenirs se succédèrent trop rapidement pour qu'Eytan eût le temps de saisir tout ce qui se passait. Il se vit à nouveau dans les montagnes face à une petite blonde au sourire froid, puis un serpent aux horrifiques proportions surréalistes envahit l'ensemble de son champ de vision. Il tomba sur les genoux, les mains dans la poussière alors que des menaces proférées avec détachement le glaçaient d'effroi.

« Si tu t'enfuis ou tentes de me tromper, je peux t'assurer que je saurai te le faire regretter. Ema, tes parents, Liam, Amandine, Maël, je connais le nom de chacun de tes proches, leur adresse et jusqu'à la moindre de leurs petites manies, alors si tu ne te soumets pas à moi dans les trente secondes qui arrivent, je peux te promettre que le sort que je te réserve sera doux comparé à celui qui les attend. Et ça, petite maligne, c'est la seule garantie que tu obtiendras ce soir.

— Vous n'avez pas le droit ! Vous aviez promis que... osa-t-il répondre d'une minuscule voix.

— Promis que quoi ? Je t'ai dit que je rendrais sa liberté à Atlantis en échange de la tienne et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai jamais parlé de personne d'autre, tâche de t'en souvenir la prochaine fois que tu voudras me tenir tête. »

Ainsi Maliah s'était battue, elle avait tenté de résisté. Ce constat brisa le cœur du jeune homme.

« Suis-moi », entendit-il dans son dos tandis qu'il s'engageait dans un tunnel souterrain qu'il ne connaissait hélas que trop bien.

Ça aurait dû être moi, songea-t-il avec amertume, tu aurais dû me laisser ta place... J'ai échoué, je ne mérite pas ton sacrifice.

Un murmure lointain lui répondit :

« Continue de regarder... »

La scène suivante se déroula dans le noir. Une douleur aigüe dans le creux du coude lui fit ouvrir les yeux en sursaut, mais il continuait de ne rien voir. Le cœur de Maliah battait à tout rompre dans sa poitrine, son souffle était saccadé et il ne fallut pas longtemps à Eytan pour en déduire qu'elle avait été droguée. À chaque nouvelle injection, le corps parcouru de spasmes violents, le front en sueur et les joues dégoulinantes de larmes, elle errait de longues heures durant dans la pièce dans laquelle elle était enfermée, avant de finir par se recroqueviller sur elle-même en marmonnant des propos que l'adolescent ne réussit pas à saisir, même en partageant son corps.

Une ou deux fois par jour, la lumière revenait et une femme, qu'Eytan identifia comme la femme-serpent de la montagne, intervenait. Avec une douceur et une gentillesse que le jeune homme jugea inappropriées vu les circonstances, elle réconfortait Maliah, la cajolait, l'apaisait.

Un homme, toujours dans l'ombre, assurait le reste des visites quotidiennes et au contraire de la dénommée Chloé, ses manières étaient brusques et sournoises. C'était lui qui injectait régulièrement Eytan ne savait quelles cochonneries dans le corps de sa prisonnière et il ne ratait jamais une occasion de la terroriser par quelques phrases d'un humour noir menaçant. Son ancien disciple n'eut aucun mal à le reconnaître, cet homme n'était autre qu'Ovard, son mentor.

Ovard était l'Illusionniste.

L'Illusionniste était Ovard.

Qui était cette Chloé ? Que venait-elle faire dans cette histoire ? Une information importante échappait au jeune spectateur, il le sentait.

Un homme aux cheveux poivre et sel se pencha sur lui.

« Je crois qu'elle se rappelle de moi, gloussa-t-il en s'adressant à une personne derrière lui. Dommage que tu doives effacer tous ses souvenirs après la séance... »

Poignets et chevilles accrochés à la table sur laquelle il était étendu, Eytan ne put qu'arquer son corps dans un vain espoir d'échapper aux deux mains qui se rapprochaient de son visage. Lorsqu'elles entrèrent en contact avec sa peau, Maliah hurla à travers lui ou plutôt, il hurla à travers elle. Il n'avait pas la moindre idée de ce qui se passait, car il ne ressentait rien de ce que sa douce amie subissait, mais ses cris déchirants suffirent à le bouleverser. La jeune fille avait beau partager ses souvenirs avec lui, elle en occultait une partie pour le préserver et si elle semblait perdre totalement les pédales sur cette table de torture, Eytan de son côté put parfaitement distinguer l'échange qui suivit entre Chloé et son invité.

« Tu lui fais quoi ? demanda la femme sur le même ton badin qu'elle aurait employé pour parler de du beau temps.

— Oh comme d'habitude, je la purifie. J'absorbe d'abord toutes ses émotions et ensuite, il ne me reste plus qu'à saturer toute sa négativité pour la rendre plus... malléable disons. Là, tu vois, elle hurle de colère et maintenant – Eytan sentit la pression s'accentuer contre ses tempes – il me suffit de faire ça pour lui faire goûter au plus profond des désespoirs. »

Un torrent de larmes dévalaient ses joues et le souffle court, le jeune homme se mit à sangloter. Ç'en était trop ! Il avait beau ne pas ressentir la moitié de ce qu'endurait Maliah, il refusait d'en voir davantage. Il ne savait pas où son amie voulait en venir en lui faisait vivre ça, mais il n'avait pas l'intention de se faire du mal plus longtemps. Si la jeune fille voulait lui raconter quelque chose, elle n'aurait qu'à le faire de vive voix à son réveil !

« Je ne sais pas comment c'est possible, mais même après plus d'un siècle passé à tes côtés, tes talents d'illusionniste m'impressionnent toujours autant, Chloé. Tu es une véritable artiste !

— Tu ne démérites pas, Mike, regarde ce que tu as réussi à faire en si peu de temps. »

Deux paires d'yeux se penchèrent sur Eytan qui retint son souffle. Plus de larmes, plus de cris, il voyait tout, mais ne bougeait plus.

« Aussi docile qu'un agneau, souffla une voix douce. Endors-toi, maintenant, nous avons encore un long chemin à parcourir ensemble. »

Les paupières de Maliah se fermèrent alors que les mains délicates de sa tortionnaire lui caressaient la joue. Un cocon de bien-être l'envahit.

Glacé d'horreur, l'adolescent prisonnier de ce souvenir comprit enfin ce qui lui échappait depuis le début de ce voyage onirique : Ovard, Chloé, l'Illusionniste, toutes ces personnalités n'étaient que les facettes d'une seule et même personne ! Il n'y avait pas de gentil, pas de méchant, seulement un être vicié qui s'amusait avec ses proies. Mais dans quel but ? À quoi rimaient toutes ces expériences insensées ?

Ses trois années d'entraînement auprès d'un maître aussi impitoyable que juste revinrent en mémoire de l'adolescent, ce souvenir avec sa sœur qui lui avait été arraché puis rendu de la pire des manières, le Sanctum et tous ces cadavres. D'une manière ou d'une autre, tous ces éléments étaient liés et s'il voulait découvrir comment, Eytan devait continuer à explorer les souvenirs de Maliah. Son amie avait vécu plusieurs semaines au plus près de ces monstres, peut-être avait-elle entendu quelque chose de capital dont elle ne se rappellerait pas à son réveil ? Aussi pénible que cela fût, le jeune homme devait continuer de regarder. Pour celle qu'il aimait et pour tous ceux qui seraient un jour menacés, il lui fallait comprendre ce qui se tramait.

« Mes mains... mes mains brûlent ! Je vous en supplie arrêtez !

— Tout va bien se passer, encore un petit effort. »

Eytan avait beau savoir Maliah capable d'un tel prodige, voir ses propres mains projeter de petites flammes bleutées le laissa pantois. Lui dont l'élément était l'eau faillit s'évanouir en observant ce curieux phénomène et il lui fallut toute sa concentration pour se rappeler que ce n'était pas son propre corps qui prenait feu, mais celui de son amie et si elle souffrait, lui ne ressentait toujours rien.

« Encore quelques séances comme aujourd'hui et tout sera bientôt fini. »

Plusieurs nuits et scènes similaires défilèrent en accéléré. C'était toujours la même histoire : Maliah se réveillait les membres attachés à la table d'expérimentation, la tête maintenue par un arceau métallique et un éclairage éblouissant dans les yeux, puis au bout de quelques minutes, elle hurlait de douleur et délirait à propos de chaleur et de brûlures intenses. À la fin de la séance, le visage souriant de Chloé apparaissait dans son champ de vision et en à peine quelques caresses, elle délestait sa prisonnière de ses souffrances et l'endormait jusqu'à la nuit suivante.

Cette fois, Eytan n'était pas couché, mais assis et ce n'était pas Chloé, mais Ovard qui lui faisait face. Ignorant les cris de détresse qui s'échappaient de sa bouche et les mouvements saccadés de ses bras qui tentaient de se libérer, le jeune homme fixa son attention sur ce qui se trouvait derrière le tortionnaire de Maliah. À l'intérieur d'une petite boîte en verre brillait un objet qu'il reconnut immédiatement pour en avoir arraché des dizaines : un cristal. Relié à une machine inconnue qui émettait des bips à intervalle réguliers, il pulsait au rythme du cœur de l'adolescent, comme un appel de détresse.

« Ne me touchez pas, sale monstre ! Allez-vous-en ! »

Il voulut se pencher en avant, s'approcher un peu plus de ce dispositif fascinant pour en comprendre les propriétés, mais déjà les mains de Chloé se posaient sur son front pour le calmer. Le noir se fit alors qu'une monstrueuse théorie naissait dans son esprit : là-bas au bord du lac, il avait senti que le cristal de Maliah n'était plus le même. Se pouvait-il que celui se trouvait dans cette boîte fût le sien ?

Comment était-ce possible ?

Le souvenir suivant fut d'une incroyable netteté malgré les ultimes sévices que subit la prisonnière. S'il en apprit bien plus sur la composition des cristaux en quelques minutes que ce qu'il avait pu découvrir par lui-même en plusieurs années, Eytan n'avait à présent plus qu'un souhait : quitter cet enfer et rejoindre celle qu'il aimait pour la serrer dans ses bras. Le reste pouvait bien attendre.

Luttant de toutes ses forces pour arracher son esprit à ce visionnage malsain interminable, le jeune homme eut l'impression de se heurter à un mur infranchissable de volontés. Ses nouvelles résolutions oubliées, le cœur en miettes, il supplia intérieurement Maliah de mettre fin à ce supplice, mais en vain. Son amie en avait décidé autrement et rien de ce qu'il pourrait lui dire ne la ferait changer d'avis.

« Dommage, entendit-il près de son oreille, tu étais devenue une compagne intéressante. Pour te remercier de ton sacrifice, je vais te délivrer de ta souffrance. Tu ne mourras pas tout de suite, mais je te promets que tu ne sentiras rien. Que ton esprit s'envole vers le pays des rêves. »

C'était donc à ce moment-là que Maliah avait perdu toute notion de réalité...

« Oui, souffla cette dernière, mais grâce à toi je suis libre à présent.

— Tu es sauvée ?

— Oui, tu m'as sauvée. »

L'étau qui comprimait la poitrine d'Eytan depuis son immixtion dans l'esprit de son amie se desserra si brutalement qu'il en eut le souffle coupé. Ils allaient pouvoir se réveiller l'un à côté de l'autre.

« Pour Léanne, c'est un peu différent. J'ai prélevé un infime morceau de son cristal et je l'ai greffé sur celui d'une autre personne. Je voulais voir... »

Le jeune homme n'écoutait plus. Tel un ange tombé du ciel, Maliah se tenait face à lui, ses doux yeux océan plongés dans les siens.

« Tu ne dois pas faire confiance à Léanne, murmura-t-elle en frôlant sa joue d'une caresse, elle a été transformée, ce n'est plus vraiment elle... »

Pourquoi lui disait-elle cela maintenant ? Ils auraient tout le temps d'en discuter plus tard, une fois ensemble dans le monde réel.

« Il faut que tu t'en ailles, ton corps va mourir si tu ne te réveilles pas.

— Et toi ? Tu vas te réveiller aussi, pas vrai ? On sera de nouveau ensemble. »

Il avait la voix suppliante d'un petit enfant.

« Je t'aime, Eytan », souffla celle qu'il aimait en posant ses lèvres contre les siennes.

Leur goût salé l'alarma.

« Je t'aime aussi. J'ai hâte de te... »

Un cri d'agonie déchira l'espace.

Il faisait noir à nouveau.

Maliah avait disparu.

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