45. Maliah - Un intrus dans la tête
Ils étaient là. Le garçon de ses rêves. Les yeux bleus de ses cauchemars.
Là, devant elle, à portée de main.
Comme hypnotisée, Maliah repoussa les bras de Nate serrés autour de sa taille et s'avança sur le carrelage mouillé en direction des gradins. La piscine était devenue silencieuse, comme si le monde retenait son souffle et elle percevait distinctement le fracas que produisait chacune des gouttelettes d'eau qui s'écoulait le long de son corps avant de s'éclater sur le sol.
Un pas.
Sa nuque, son maillot, ses jambes, le sol. Ploc.
Deux pas.
Son visage, son épaule, sa main, le sol. Ploc.
Trois pas.
Mais que faisait-elle ?
Subjuguée par le regard de ce garçon à la fois parfait inconnu et compagnon familier, elle avait avancé sans réfléchir. Elle s'arrêta. Des sentiments confus, comme enfouis au plus profond d'elle-même, tempêtaient dans son cœur pour faire surface. Était-ce de la tendresse ? De la joie ? De l'exaspération peut-être ? Ou même de la jalousie ? Le visage d'un homme aux yeux perçants se superposa un instant sur les traits de l'adolescent.
« Ovard... »
À peine ce prénom franchit-il ses lèvres qu'une vague glacée transit Maliah jusqu'aux os. Elle frissonna, se mit à trembler. Autour d'elle, le décor vacillait. Nate, la piscine, l'inconnu, tout fut emporté en un clin d'œil par une tempête enneigée. Au loin, quelque part, quelqu'un cria son prénom.
Où était-elle ?
Elle ferma les yeux, serra ses bras nus sur sa poitrine. Il faisait froid tout à coup, si froid...
Quand Maliah rouvrit les yeux, elle est allongée sur la plage de galets qui bordait le lac d'Illun. Un doux soleil caressait son visage, une légère brise faisait voler ses longs cheveux bruns. Elle se sentait paisible, en paix avec elle-même.
« Je savais que je te trouverais là. »
La jeune fille sursauta, se redressa sur les coudes. L'inconnu était là, debout à quelques mètres d'elle. La suivait-il ? Ses cauchemars lui revinrent en mémoire, les sueurs froides, la douleur, la peur.
Qui était-il ?
D'un bond, Maliah se mit sur ses pieds. Les cours d'auto-défense de son enfance lui revinrent en mémoire et elle leva les bras devant son visage pour se protéger.
« Que me voulez-vous ? voulut-elle demander, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge nouée. »
Elle recula d'un pas, sentit un galet plus pointu que les autres s'enfoncer dans sa plante de pied nue et grimaça.
« Ne t'enfuis pas s'il te plaît, je ne te veux pas de mal. »
Le ton plaintif de l'inconnu lui serra le cœur malgré elle. C'était un jeune homme maigrichon au teint pâle et au visage mangé par de grands cernes violacés. Il était si mal en point qu'il n'était pas aisé de lui donner un âge tant l'épuisement aggravait ses traits. Sans doute était-il un peu plus vieux qu'elle, mais il était difficile pour Maliah d'en être certaine.
Le crépuscule surgit brusquement. Les bords du lacs se parèrent d'ombres et les mystères qui l'entouraient s'épaissirent à la faveur de la nuit. En d'autres circonstances, ce garçon n'aurait sans doute inspiré à la jeune fille qu'une triste pitié, mais il dégageait une aura si puissante qu'elle ne pouvait s'empêcher d'être sur ses gardes. Comme nimbé d'un halo mystique, l'inconnu repoussait de sa présence les ténèbres qui tombaient et à sa grande stupéfaction, Maliah sentit un élan de tendresse réchauffer sa poitrine. Elle baissa légèrement les bras, fit un pas en avant.
Non ! Ce n'était pas possible.
Elle recula.
Elle ne connaissait pas ce garçon, n'avait rien à faire là. Elle devait retrouver Nate, ses parents, n'importe qui !
À nouveau, une sensation de chute infinie la submergea.
Les yeux rouges d'avoir sans doute trop pleuré, l'inconnu tendit une main tremblante dans sa direction et malgré la situation, elle se demanda comment il tenait encore debout.
« Je t'en supplie, chuchota-t-il, reste avec moi. »
La panique envahit l'esprit de Maliah. Terrorisée par ce que sa conscience refusait d'admettre, elle se retourna pour s'enfuir, trébucha, s'écorcha les genoux contre les galets, se releva, recommença à courir. Dans son dos, les bruits de pas de son poursuivant retentissaient à un rythme funèbre.
« Attends ! C'est moi, Eytan ! »
Maliah pila si fort que l'adolescent n'eut d'autre choix que la doubler pour l'éviter. Elle pivota d'un quart de tour vers lui. Qu'avait-il dit ? Elle voulut répondre, mais il était déjà trop tard. Une nouvelle fois, la tempête emporta tout. Des larmes amères coulèrent le long des joues de la jeune fille et retombèrent en minuscules cristaux salés sur le sol blanc.
Eytan ?
Eytan...
Eytan...
Dans la pénombre, le cœur de Maliah se déchira. Elle avait fermé les yeux et les moindres détails de ses rêves oubliés défilèrent sous ses paupières. Elle se revit, perdue à la poursuite de ce regard saphir qui s'éloignait sans cesse pour finalement disparaître quand elle l'atteignait enfin. Qui était-il ? Que lui voulait-il ? Il paraissait la connaître alors qu'elle était certaine de ne l'avoir jamais rencontré. Comment était-ce possible ?
La tempête s'était arrêtée.
L'adolescente marchait à présent dans les ruelles d'Hajourdan, éclairée seulement par un fin croissant de lune. Il n'y avait pas un souffle de vent, le temps était doux et le bruit de ses pas sur les pavés l'hypnotisait. Elle avançait tout droit, sans réfléchir.
« Le petit oiseau est tombé du nid ? »
Maliah sursauta. Elle se trouvait au centre d'une grande place circulaire et bien qu'il ne semblât y avoir personne, cette phrase se répercuta en centaines d'échos sur les façades des habitations qui l'entouraient. Un sentiment d'urgence la saisit alors qu'elle se précipitait dans une venelle adjacente pour se fondre dans l'ombre de la nuit.
« Inutile de te cacher, je te vois. »
L'estomac au bord des lèvres, l'adolescente devenue proie se mit à courir. De nouveau, la voix s'éleva dans son dos, plus proche. Un cri de terreur resta bloqué dans sa gorge. La peur s'insinuait dans chaque pore de sa peau, dans ses bras, ses jambes. Le souffle court, elle progressait au ralenti dans une mélasse invisible. Il allait la rattraper, il allait la...
« Par ici ! »
Des bras salvateurs surgis de nulle part saisirent Maliah par les épaules et l'attirèrent à l'intérieur d'une maisonnette en pierre. Sans rien ajouter, l'inconnu – toujours le même – la repoussa sans ménagement dans un coin de la pièce avant de se ruer sur la porte d'entrée qu'il maintint fermée de tout son poids, arc-bouté contre le battant.
L'adolescente dévisagea son profil dans la pénombre. Il avait hanté ses pensées bien avant leur rencontre, avait peuplé ses rêves sans qu'elle n'en gardât aucun souvenir. Quelque chose en lui la perturbait. Elle n'aurait su dire quoi.
« Je vais te tuer Petit Oiseau ! »
La porte trembla sur ses gonds. L'inconnu tint bon. Maliah se précipita pour lui prêter main forte.
« Qu'est-ce qu'il me veut ? hurla-t-elle par-dessus le boucan et les cris de rage à l'extérieur.
— C'est moi... » lui répondit son interlocuteur dans un souffle, le visage crispé par l'effort.
La jeune fille ne comprit pas sa réponse, mais elle n'eut pas le temps de reformuler sa question. Tout à coup, des litres d'eau surgis de nulle part commencèrent à s'infiltrer par les murs et le plafond de leur abri de pierre, menaçant de le faire s'effondrer sur eux.
« Je ne... je ne... Qu'est-ce qui se passe ? »
La pression contre leur épaule augmentait à chaque seconde, tandis l'humidité saturait l'air ambiant. Maliah se mit à claquer des dents.
« Pourquoi m'aides-tu ? réussit-elle à demander. On ne se connaît même pas.
— Parce que je t'a... »
Le bois mouillé explosa et les projeta contre le mur opposé. À moitié assommée, Maliah se redressa sur les genoux la vision brouillée. Le visage dans l'ombre de la capuche de sa cape, son assaillant s'avançait vers elle d'un pas triomphant. Il tendit dans sa direction des mains pâles qui s'illuminèrent d'un bleu hypnotisant. Allait-il la tuer ? Trop choquée pour avoir encore peur, la jeune fille ferma les yeux, prête à recevoir le coup suprême.
« Je m'appelle Atlantis, souffla l'homme en se penchant sur elle, tâche de t'en souvenir quand tu...
— Va-t'en Maliah ! »
Lorsque l'interpellée osa à nouveau regarder, les deux inconnus étaient à terre, accrochés l'un à l'autre. Saisissant sa chance, l'adolescente se releva et se dirigea vers la sortie en chancelant. Le dos et les côtes en feu, il lui fallut une éternité pour parcourir les quelques mètres qui pouvaient la sauver, mais quand elle respira enfin l'air frais de la nuit, un profond soulagement l'envahit et elle s'écroula sur les pavés. Ses jambes ne la portaient plus.
Un cri déchirant dans son dos la fit sursauter. Malgré la douleur et la peur, Maliah s'arrêta de ramper et jeta un regard en arrière. Ce qu'elle aperçut à travers le brouillard de ses yeux fatigués la glaça. À califourchon sur le torse de son sauveur, une main appuyée sur sa gorge, l'autre refermée sur le manche d'un poignard, l'homme aux pouvoirs mystérieux s'apprêtait à en finir. Sa cape était retombée sur ses épaules, dévoilant son visage.
« Je t'en prie ! Ne le tue pas ! »
Les mots avaient quitté ses lèvres sans qu'elle les eût pensés. Les deux inconnus tournèrent leur envoûtant regard bleu vers elle. Un sourire triste illumina les traits de l'un d'eux alors que tout se mettait à nouveau à tourner.
« Idiote... » souffla une voix dans le noir.
Deux saphirs illuminèrent les ténèbres.
« Non mais ça ne va pas ? Tu ne peux pas regarder où tu... heu... tu t'es fait mal ?
— Désolée.
— C'est un livre pour enfants que tu lis ?
— Tu es sourd ou tu m'ignores ?
— Si tu me trouves si détestable et que mon passe-temps te fait rire, qu'est-ce que tu fais encore là ?
— T'es mignon quand tu t'énerves.
— Le petit oiseau est tombé du nid ?
— Tu cherches une bonne raison de m'affronter ? Ne t'inquiète pas, je vais t'en donner une à laquelle il te sera impossible de résister...
— Je vais te tuer !
— Espèce de lâche.
— Quel est ton nom ?
— Méryl.
— Me tuer te ramènera-t-il celle que tu as perdue ?
— Sommes-nous si différents ?
— J'aurais dû te tuer quand j'en avais l'occasion, Petit Oiseau. J'ai fait une erreur, cela ne se produira plus.
— Pourquoi Clarie t'a attaqué ?
— Ce sera elle ou nous.
— Je t'interdis de lui faire le moindre mal, elle n'est pas dans son état normal !
— Eytan, regarde-moi ! Promets-le-moi !
— Tu m'as trahie. Je te faisais confiance et tu m'as trahie...
— N'as-tu pas compris que nous sommes pareils toi et moi ?
— Tu veux que je te tue ? Car si tu fais un pas de plus, c'est ce qui va t'arriver.
— C'était qui cette fille ?
— C'était... enfin c'est une amie d'enfance. Elle s'appelle Élinor Rumily
— Il te ment !
— Ce ne serait pas le premier...
— Je voulais juste te protéger...
— Merci d'être venue, tu m'as manquée.
— Tes parents sont au courant que tu es ici ?
— J'ai tué ma sœur.
— Tu penses vraiment que j'aurais dormi là si je ne t'aimais plus ?
— Je t'aime, Eytan Kelnet. Je sais qui tu es et ce dont tu es capable et crois-moi, que tu sois responsable de la mort de ta sœur ou non, cet Ovard n'aurait jamais dû te faire ce qu'il a fait et il s'est trompé s'il a cru pouvoir te briser.
— S'il te plaît, dis-moi la vérité. Dis-moi où il est !
— Lâche-moi, tu me fais mal...
— Je ne veux pas que tu te sacrifies pour moi.
— Tu crois que j'ai envie de mourir ?
— Tu n'aimes pas ?
— Tu es parfaite.
— Je t'aime.
Deux voix mêlées. Un autre lieu. Une autre vie.
« Ca y est, tu te souviens ? »
Maliah ouvrit les yeux. Assise au sommet d'une falaise, les jambes au bord du vide, elle tenait la main d'Eytan serrée dans la sienne. Chloé, Ovard, l'Illusionniste. Était-elle morte ?
Son regard se perdit sur l'horizon. La ville s'étendait au loin en contrebas et par-delà, la forêt, le lac, l'océan. Tout lui semblait si familier et pourtant... Était-ce vraiment son île ?
Sur sa droite, ne semblant pas remarquer son trouble, Eytan lui parlait. Tel un cours d'eau ininterrompu, elle laissa ses mots la pénétrer, imprégner chacune de ses cellules, résonner dans sa poitrine. Carillonnant doucement de ci, de là, elle essayait parfois de les saisir pour en comprendre le sens, mais plus elle tendait la main vers elle, plus il lui glissait entre les doigts. Les sons se formaient et se déformaient dans son esprit, les mots devenaient notes, les phrases des chants.
Bercée par cette voix familière si envoûtante, Maliah en oublia d'avoir peur. Elle cherchait des souvenirs à associer aux paroles, des images pour leur donner un sens, mais en vain. Elle était fatiguée, si fatiguée de lutter...
Avec lenteur, elle tourna la tête pour plonger dans ce regard maintes fois rêvé et ce qu'elle y découvrit la submergea. Comme à chaque fois que ces yeux hypnotiques piégeaient les siens, elle perdit pied. Comment était-il possible d'y découvrir tant de nouvelles choses à chaque fois ? Ces deux saphirs uniques étaient la porte d'entrée à une mosaïque de sensations dont seule Maliah avait la clef.
Un océan de glace et de dévastation. Des ruines. Par-ci par-là, un pan de mur, le contour d'une cheminée, un bout de toit. Étreinte d'une sensation d'abandon, Maliah continuait d'avancer dans ce décor lugubre, luttant contre une douleur étrangère qui tentait de s'insinuer en elle. Elle ne savait pas ce qu'elle faisait là, cherchant en vain le bleu de ces yeux qui l'avaient toujours guidée auparavant. Mais elle n'était pas dans un de ses rêves cette fois, c'était une autre réalité.
Soudain, le décor changea ; l'angoisse fit place au soulagement, la peur à la joie. La lumière apparut, éclipsant le paysage par son éclatante blancheur. Un rire frais résonna au loin, elle se trouvait à présent dans le plus absolu des paradis quand à nouveau, le ciel s'obscurcit. Laissant une fois de plus le chaos l'emporter, toute trace de bonheur déserta à l'exception, peut-être, de la lumière au loin qui semblait se battre seule contre les ténèbres.
La jeune fille se sentit partir.
« Reste avec moi Maliah. »
Le ton est suppliant, inquiet.
« Ce n'est pas la réalité ici, chuchota Eytan contre son oreille, tu dois te réveiller. »
Se réveiller ? Mais elle ne dormait pas. Elle se sentait lasse et épuisée c'était vrai, mais ses yeux étaient bien ouverts.
« Je ne comprends pas...
— Ovard t'a piégée Maliah, ce n'est pas la réalité ici. »
Elle tressaillit.
« Regarde », continua son ami sans lui laisser le temps de protester.
Il lui lâcha la main, prit appui sur le sol et se jeta dans le vide. Maliah voulut bouger pour le rattraper, mais elle était trop épuisée. Sa tête était lourde, ses bras cotonneux et lorsqu'Eytan se mit à flotter devant elle comme par magie, elle ne réussit qu'à murmurer :
« Alors tu n'es pas...
— Réel ? Non. »
Des larmes dévalèrent leurs joues au même instant. Le visage peiné, son ami vola jusqu'à elle et lui saisit les mains.
« Rejoins-moi, reviens dans notre monde. Je sais que tu peux le faire. »
Avec une lenteur exagérée, la jeune fille se releva. Ils étaient à présent tous les deux au bord du vide.
« Je t'aime, murmura-t-il au creux de son oreille. J'ai besoin de toi. »
C'était la première fois qu'Eytan prononçait ces mots.
Maliah l'embrassa. Sans le lâcher, elle se laissa tomber de la falaise.
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