43. Le Marionnettiste - Un petit pas pour l'homme

« Alors, ton plan se déroule comme prévu ?

— Encore mieux que ce que j'espérais ! » se réjouit Mickaël avec un clin d'œil en direction de l'Illusionniste.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, sa partenaire n'usait pas de ses pouvoirs et avait gardé son apparence d'origine. Une silhouette menue, de courts cheveux blonds qui encadraient un visage aux traits enfantins, de grands yeux clairs. S'il ne la connaissait pas, l'homme se serait laissé charmé par cette candeur et cette vulnérabilité qui se dégageaient de cette physionomie délicate. Il suffisait cependant d'observer son expression et chacun de ses gestes pour se rendre compte que toute cette fragilité n'était qu'illusion et habitué à capter ce genre de détails, le Marionnettiste ne s'y trompait pas. Sous ce masque de porcelaine demeurait une femme forte et combative.

« Tu peux m'appeler Chloé, aujourd'hui, lui avait déclaré l'Illusionniste en entrant à sa suite dans l'appartement qui lui servait de débarras.

— Comme au bon vieux temps », avait-il répondu sur le ton de la plaisanterie.

Une plaisanterie qui n'était pas du goût de tout le monde lui avait-il semblé lorsqu'elle l'avait foudroyé du regard. Le passé était un sujet très délicat et sur ce coup-là, Mickaël avait manqué de tact : si Chloé reprenait sa forme originelle cela ne pouvait signifier qu'une chose, elle se pensait proche de mener à bien leur projet et de réparer ce qui avait été brisé. Malgré l'inexpressivité de ses traits, l'espoir l'habitait.

Après plus d'un siècle d'observation, d'analyses, de recherches et d'expériences, le duo avait évolué et si sa partenaire semblait n'avoir jamais douté du bien-fondé de leur projet et de leurs chances de réussite, Mickaël, lui, ne voyait plus les choses de la même façon. Il aimait influencer les âmes, les faire dévier du droit chemin et les mener au chaos. Il se délectait de leurs dilemmes moraux et de leurs peurs les plus profondes. Il jouissait de cette dévotion sans faille et de cette passion qui animaient ses sujets, de ces plaisirs charnels tout autant que psychologiques.

Avait-il envie de revenir en arrière ? Si après plus de cent ans il avait enfin la chance de réparer ce qui était sans doute la plus grosse erreur de tous les temps, le ferait-il ? Plus les années passaient et moins il en était convaincu. Chacun de ses actes lui avait appris, chacune de ses victimes l'avait changé. Il avait échoué, manipulé, trahi et à présent qu'il touchait le Saint Graal du bout des doigts, il se voyait mal le reposer.

Colleen et Amandine étaient parfaites. Une ferveur aveugle, un caractère passionné, une puissance à peine dévoilée ; à eux trois, ils avaient tout pour réussir. Si l'artefact fonctionnait sur le petit Savary, ils pourraient créer une véritable armée vouée à leur cause et alors, plus rien ne les empêcherait de dominer Hajourdan, puis le monde. Alors revenir en arrière ? Non. Pour lui, ce n'était plus une option.

« Elles arrivent bientôt ? l'interrogea Chloé en le sortant de ses réflexions. Et tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu avais besoin de moi d'ailleurs. Je croyais que tu maîtrisais parfaitement la situation ? »

L'ironie à peine voilée de la question fit hausser les sourcils à Mickaël. Avec un petit sourire en coin, il s'assit sur une grosse caisse métallique en face de son interlocutrice, elle-même installée sur un carton bancal.

« Disons que je leur ai demandé d'effectuer une mission assez délicate et bien que je leur fasse entièrement confiance, j'aurais exceptionnellement besoin que tu effaces certains de leurs souvenirs. Je ne voudrais pas que leur affect personnel entache la prochaine étape de mon plan et comme il est lié à leur passé, je me suis dit que ça serait bien plus rapide de te laisser faire.

— Et c'est quoi exactement ce plan ?

— Tu ne voudrais quand même pas te gâcher la surprise !

— Mickaël... Tu sais très bien que j'ai horreur de tes...

— Ah, elles sont arrivées, je les sens ! Attends-moi là, elles sont à l'étage. Je vais les chercher, je reviens tout de suite. »

Sans laisser à sa partenaire le temps de finir sa phrase, le Marionnettiste quitta l'appartement en trombe et se dirigea vers le niveau supérieur. Amandine et Colleen se tenaient devant sa porte, bras croisés, regards coléreux et lèvres pincées. Une violente animosité flottait dans l'air et lorsqu'il s'approcha des deux jeunes filles, une onde furieuse transperça l'esprit de Mickaël. Un mal de tête aigu poignit à l'avant de son crâne et il inspira puis expira à plusieurs reprises les yeux fermés pour repousser ce nuage parasite d'émotions négatives.

« Bonjour Micka ! l'accueillit la rouquine avec un grand sourire. Je te présente Louis, il vient de se réveiller, il est encore un peu sonné il faut le pardonner. »

L'adolescente s'écarta d'un pas pour le laisser voir le petit garçon qui se cachait derrière elle. Le regard perdu, ses cheveux bruns en bataille, il avait l'air d'un oisillon tombé du nid.

« On est où Amy ? geignit-il faiblement. Je veux rentrer à la maison voir papa et maman. »

L'enfant était pâlot, comme s'il sortait d'une longue maladie. Le Marionnettiste se demanda si c'était un effet secondaire de l'artefact.

« Les filles, je vais montrer sa nouvelle chambre à Louis. Pendant ce temps, j'ai une amie qui vous attend à l'étage en dessous, elle voudrait vous rencontrer, vous voulez bien y aller ? Je vous rejoins dans cinq minutes. »

Rayonnante de fierté, Amandine acquiesça d'un hochement de tête. Elle s'accroupit près de Louis, chuchota quelques mots à son oreille, puis s'éloigna d'un pas léger en direction de la cage d'escaliers, non sans adresser un dernier sourire charmeur à Mickaël. Restée en retrait dans l'ombre du vieux néon clignotant qui éclairait le couloir, Colleen n'avait pas desserré les dents. Le Marionnettiste ressentait une frustration et une colère prêtes à exploser et ce fut donc avec des pincettes qu'il s'adressa à elle :

« Merci pour ce que vous avez fait, souffla-t-il en lui prenant les épaules. Je sais quel sacrifice cela a dû être, mais sois certaine que ce n'est pas en vain. Nous allons très vite voir comment le petit réagit et dès demain au plus tard, il retournera auprès de ses parents et nous le surveillerons. Ne t'en fais pas, il est en sécurité auprès de moi, tu peux y aller. »

Des ondes de calme et de tendresse passaient de ses doigts à la peau de son interlocutrice et malgré la récalcitrance de cette dernière, ses muscles finirent par se détendre sous leur effet apaisant.

« Je te fais confiance, susurra la jeune fille à son oreille en frôlant ses lèvres d'un baiser, rejoins-nous vite. »

Le nuage sombre qui planait au-dessus de leurs têtes s'était estompé. Ce n'était pas contre lui, mais contre Amandine que Colleen en avait et il lui faudrait très vite les aider à résoudre leurs différends s'il ne voulait pas que cela empiétât sur la suite de son plan. Les deux filles avaient un caractère fort et si ce n'était pas de tout repos, c'était aussi ce qui lui plaisait chez elles. Jouer avec deux pantins sans volonté aurait été d'une bien plus fade saveur.

« Tu viens, j'ai des jouets à te montrer, proposa-t-il au petit garçon resté seul auprès de lui. Ne t'inquiète pas, tu vas revoir tes parents très bientôt c'est promis. »

Il sortit un bonbon de sa poche et le tendit à l'enfant qui hésita quelques secondes avant de se jeter dessus comme s'il n'avait pas mangé depuis trois jours.

« Je vais aussi te trouver des gâteaux, je crois que tu meurs de faim.

— Merci, monsieur, » répondit timidement Louis.

Le Marionnettiste n'avait jamais vraiment eu l'occasion de lire les émotions d'un enfant d'aussi près et la complexité de ce qu'il perçut chez son nouveau sujet l'étonna. Il semblait que ce dernier ne sut pas lui-même quoi ressentir et s'il avait cru qu'à cet âge-là les nuances étaient plus tranchées et simplement partagées entre joie, colère, jalousie et tristesse, il se trompait. Le nuage colorimétrique autour du petit garçon mêlait des dizaines de nuances et il s'obligea à contrecœur à remettre son analyse à plus tard. Il devait d'abord s'assurer que l'Illusionniste accomplirait ce qu'il lui avait demandé.

Un quart d'heure plus tard, assit seul dans la pièce principale de son débarras comme il l'aimait l'appeler, Mickaël patientait. Il avait laissé Louis en sécurité dans la chambre qui lui servait à accueillir les sujets qu'il faisait venir à domicile et ses deux partenaires étaient endormies dans la pièce d'à-côté, soumises aux bons soins de Chloé.

Après un nouveau quart d'heure durant lequel il peaufina en silence la suite de son plan, sa complice le rejoignit dans la pièce. Faisant mine de l'ignorer alors que ses gestes saccadés trahissaient sa tension, elle dégagea un vieux fauteuil en cuir brun caché sous une pile de cartons humides et souffla dessus pour le débarrasser de sa poussière. Le nuage grisâtre qui se souleva la prit à la gorge et la fit tousser. Les yeux emplis de larmes, l'Illusionniste renonça à s'asseoir et se planta face à son acolyte, bras croisés. Avec le regard sévère d'une mère prête à réprimander ses petits, elle demanda :

« C'est quoi ce plan dont tu ne veux pas me parler, Mickaël ?

— Depuis quand tu me surveilles, Chloé ? Tu n'as pas autre chose à faire ?

— Je sais que tu me caches quelque chose. Ce n'est pas dans tes habitudes de...

— Tu leur as fait ce que je t'ai demandé ? »

Le Marionnettiste désigna d'une main la porte de la pièce dans laquelle se trouvaient Amandine et Colleen. C'était la seconde fois en peu de temps qu'il coupait la parole à son interlocutrice et il sentit à la tension dans sa posture qu'il n'y aurait pas de troisième fois.

« Oui, c'est fait et comme tu me l'as demandé, je n'ai pas fouillé dans leurs souvenirs, car je te fais confiance. Tu ne veux pas me dire pourquoi tu avais besoin que j'efface tout ça ? Ça risque quand même de leur causer quelques migraines... »

Si habituellement le ton inquisiteur de l'Illusionniste l'amusait, ce n'était pas le cas ce matin-là. Il ne savait pas si cela était dû à la divergence qu'il sentait poindre entre eux à propos de leur plan vieux d'un siècle, mais Mickaël n'était pas d'humeur à débattre. Agacé de toujours devoir rendre des comptes sur la manière dont il menait ses expériences, pressé d'analyser plus en profondeur l'effet de son artefact sur Louis, il ne désirait qu'une chose, se débarrasser de sa partenaire au plus vite.

« Si tu veux, susurra-t-il mielleusement, je te laisse profiter de mes deux partenaires pour le reste de la journée. Considère ça comme un geste de remerciement pour ce que tu as fait pour moi aujourd'hui. Bien sûr, je compte sur toi pour ne pas laisser de trace... »

Alors que Chloé le dévisageait d'un air circonspect, Mickaël fit mine de ne rien remarquer. Il se releva, épousseta son pantalon, puis ajouta comme une promesse :

« Ce soir, je te raconte tout... »

Et avant que son interlocutrice eût pu ajouter quoi que ce fût, il quitta les lieux.

Il pénétra vingt secondes plus tard dans son appartement à l'étage supérieur, le souffle court et les yeux brillants d'une curiosité vorace. Pour ne pas effrayer Louis, il entrouvrit la porte de sa chambre avec délicatesse. Entouré de figurines en bois et de vieux jouets de construction en plastique multicolore, le petit garçon s'était endormi à même le sol, un livre entre les mains.

« Premier effet secondaire : l'hypersomnie. Si j'en crois Amandine, ça fait presque deux jours que tu dors sans arrêt. Réveille-toi Louis... »

Alors qu'agenouillé par terre il s'apprêtait à secouer l'enfant par l'épaule, le claquement de la porte dans l'entrée interrompit son geste.

« Je rêve... »

Chloé se tenait sur le palier de la chambre, une main choquée devant la bouche.

« Mickaël, dis-moi que ce n'est pas ce que je crois...

— Désolé, ironisa son partenaire, mais c'est toi la reine de l'illusion, pas moi. Je te présente Louis, mon nouveau sujet. N'est-il pas mignon ? »

La lueur réprobatrice qui se reflétait un peu plus tôt dans le regard de l'Illusionniste avait fait place à une tempête glaciale. Sans prévenir, elle laissa tomber les défenses mentales qui empêchait son associé de lire ses émotions et avant de réaliser ce qui se passait, ce dernier fut emporté malgré lui dans une fureur sans nom. Un tourbillon de noirceur, de désapprobation et d'horreur s'empara de son esprit sans défense et durant plusieurs secondes, il fut incapable de se rappeler qui il était et ce qu'il faisait là. Appuyé des deux mains sur le sol pour tenter de reprendre le contrôle de ses émotions, il claqua des dents alors que de la sueur perlait sur ses tempes. Une colère froide qui était cette fois la sienne l'étreignit.

« Ar...rê...te », siffla-t-il en ancrant ses yeux dans ceux de Chloé.

À quatre pattes, le teint blême, Mickaël faisait peine à voir et durant quelques très longues secondes, il crut qu'il n'arriverait pas à reprendre le contrôle. Seuls témoins extérieurs de l'ouragan qui dévastait l'intérieur de son crâne, des tics nerveux agitaient son visage. Sans paraître le moins du monde affectée par ce qu'elle lui faisait subir, sa partenaire le fixait avec un détachement loin de refléter l'ampleur de sa fureur.

Le Marionnettiste sentit son estomac remonter dans la gorge tandis qu'il bandait ses muscles pour se relever. Usant de toute sa volonté pour retrouver un semblant de lucidité, il fit trois pas en direction de Chloé.

« Ça... suffit ! tonna-t-il autant pour s'encourager que pour la repousser. Va-t'en ! »

Une fraction de seconde plus tard, tout était terminé et sous la surprise, Mickaël s'arrêta net dans son élan. Sa partenaire avait fini par remonter les barrières qui protégeaient son esprit du monde extérieur et il avait retrouvé les limites rassurantes de son propre corps.

« Ce petit garçon est beaucoup trop jeune pour s'être déjà dédoublé et on s'était promis de ne jamais toucher aux humains, le gronda l'Illusionniste d'une voix qui n'admettait aucune réplique. Ramène-le chez ses parents. »

Une abominable migraine remplaça les émotions étrangères qui avaient submergé le Marionnettiste, vite rejointe par un sentiment de haine pure. De toute sa vie, jamais il ne s'était senti aussi humilié qu'à cet instant et tout en foudroyant du regard celle qui lui tournait à présent le dos en s'éloignant, il se promit de se venger.

Ils avaient l'éternité devant eux.

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