4. Eytan - Croisade en solitaire
Maliah, Méryl, Kiara, Clarie.
Maliah, Méryl, Kiara, Clarie.
Maliah, Méryl, Kiara, Clarie.
Comme un refrain appris par cœur, Eytan répétait inlassablement ces quatre prénoms dans sa tête. Ces quatre personnes qui, à cause de lui, étaient ou avaient été en danger. Deux d'entre elles étaient déjà mortes par sa faute, mais il pouvait encore sauver les deux autres. Il le devait.
Assis à une petite table ronde dans un coin mal éclairé de la bibliothèque, le jeune homme repoussa l'imposant ouvrage qu'il étudiait et ferma ses yeux fatigués. Des cernes violacés creusaient son visage, témoins de l'angoisse qui le tenaillait. Après trois jours à se terrer dans sa maison sans manger ni dormir, écrasé par la culpabilité qui le rongeait, il était finalement sorti prendre l'air ce lundi matin. Par habitude, ses pieds l'avaient guidé jusqu'à son sanctuaire.
Les paupières toujours closes, Eytan se balança sur sa chaise. À chaque inspiration un nouveau prénom l'envahissait et quand il expirait, le visage associé apparaissait.
Maliah. Ses yeux bleus rieurs et son énergie communicative.
Méryl. Ses traits carnassiers et la lueur de peur dans son regard.
Kiara. Son sourire maternel et son parfum de fleurs.
Clarie. Son visage creusé par la faim et le désespoir dans ses iris embrumés.
Ressasser sans cesse ces images le faisait saigner au plus profond de son âme, mais elles lui rappelaient également qu'il était encore vivant. Quand Ovard lui avait rendu la mémoire en ce jeudi noir près du lac, Eytan, sous les traits d'Atlantis, avait cru mourir.
Tout ce qui s'était produit ensuite était flou, mais un sentiment dévastateur d'humiliation persistait dans son cœur. Il se revoyait recroquevillé sur le sol de galets durs, incapable de se relever tandis que Méryl se tenait devant lui pour le protéger. Il se revoyait provoquer la fille ailée, l'inciter à se battre et il se rappelait que quand l'aube était apparue, elle était toujours près de lui, aussi pâle que la mort. Il s'était laissé guider jusqu'à un semblant d'abri formé par un gros rocher et jusqu'à ce que son âme repartît vers le monde diurne, il avait contemplé son souvenir arraché : il avait regardé Kiara mourir de sa main. Encore et encore.
Un grand bruit sortit Eytan de ses pensées, manquant de le faire basculer de sa chaise. Il se rattrapa de justesse à la table et il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits, le cœur battant à tout rompre. Il ne fut qu'à peine surpris d'apercevoir Maliah à l'autre bout de la salle, accroupie devant plusieurs livres tombés au sol.
Retenant un soupir exaspéré, le jeune homme replongea dans la lecture de l'ouvrage qu'il avait sous les yeux pour éviter de croiser son regard. Cela faisait trois jours que son amie le harcelait : elle lui avait envoyé presque une centaine de messages, l'avait appelé une bonne dizaine de fois et était venue chaque jour frapper à la porte de sa maison. Il avait eu beau ne pas répondre et l'ignorer, elle était aussi têtue que maladroite et sa présence dans la bibliothèque n'était pas une coïncidence. Elle détestait lire.
Toujours sans lever les yeux et conscient d'être observé, l'adolescent tourna quelques pages du carnet de notes qu'il emportait toujours avec lui. Déconcentré et les joues rouges de gêne, il griffonna quelques mots dans un coin. S'il était sorti de sa chambre après ce weekend d'isolement, c'était pour une seule et unique raison : trouver comment séparer et sauver les humains de leur double nocturne. Il n'accepterait aucune distraction. Maliah ne savait rien de ce qui se tramait la nuit dans l'autre monde et s'il devait détruire ce qu'il y avait entre eux pour la sauver, il le ferait sans l'ombre d'une hésitation.
Voir son sourire et celui de sa mère chaque matin étaient les seules choses qui le faisaient encore tenir debout. Ça et le fait que Kiara ne lui aurait jamais pardonné de s'apitoyer sur son sort. Pour elles trois, il ne s'arrêterait pas avant d'avoir trouvé ; après tout ce qu'elles avaient fait pour lui, il le leur devait bien.
Un raclement de gorge, une chaise qui crissait sur le sol. Malgré lui, Eytan leva furtivement les yeux de sa lecture. À la table voisine, à moins de trois pas, sa seule et unique amie le regardait fixement, un air grave peint sur son visage d'accoutumée si joyeux. Feignant de ne pas l'avoir remarquée, l'adolescent se pencha davantage sur le chapitre qu'il étudiait.
Il était question d'un homme-lion et de sa fille magicienne. Ils parcouraient un monde sauvage peuplé de créatures aussi mythiques que dangereuses et avaient pour mission de se rendre au centre de la terre pour trouver l'origine de leurs pouvoirs. Issus de deux magies pourtant différentes, l'hybride et la mage se battaient côte à côte pour triompher des épreuves, tantôt usant de la force animale, tantôt de l'impétuosité des éléments pour se défaire des pièges que leurs ennemis leur tendaient. Le conte se finissait sans qu'ils n'atteignissent leur objectif, bloqués au bord d'une immense falaise dont les pieds se perdaient dans l'océan avec rien d'autre que les nuages à perte de vue. Épuisés et rompus par leur quête, le père et sa fille s'installaient au bord de ce gouffre infranchissable pour y mener une vie paisible jusqu'à la fin de leurs jours. Malgré leurs différences, leur amour avait survécu à leur périple et connaître la vérité n'y changerait rien. Blablabla.
Cette fin larmoyante n'arrangeait pas Eytan qui se trouvait aussi désemparé qu'avant la lecture de ce passage. Les enfants se contentaient-ils vraiment de ce genre d'histoire ? N'avaient-ils pas, eux aussi, envie de savoir ce qu'il était advenu de cette fille une fois son père décédé ? Avait-elle trouvé la source ?
Calme-toi Eytan, calme-toi. Ce n'est pas parce que Maliah te regarde qu'il faut paniquer. Si tu attends encore un peu elle finira par partir. Elle ne peut pas t'obliger à lui parler. Concentre-toi.
L'adolescent patienta le temps que ses mains cessassent de trembler, puis il tourna les pages en arrière pour revenir au début de l'histoire. Le propos était intéressant, cette source l'intriguait particulièrement. Ce n'était pas la première fois qu'il lisait que les pouvoirs magiques provenaient de quelque chose de physique – un lac ? une pierre ? – et en lisant entre les lignes, il serait peut-être capable de comprendre où se rendaient ce père et sa fille. Ils s'étaient arrêtés près d'une falaise, pouvait-il la localiser ?
Les minutes passèrent, les heures même, sans que le jeune homme ne prît la peine de faire une pause. Il parcourut rapidement plusieurs livres, mit de côté ceux qu'il voulait emporter et à chaque fois qu'il se levait pour se rendre entre les rayonnages, il ne pouvait s'empêcher de loucher en direction de Maliah. La jeune fille trépignait, une mèche enroulée autour de son index, l'autre main dans la bouche pour mordiller un ongle, mais pas une seule fois elle ne vint l'interrompre. Elle gigotait, tournait les pages bien trop vite pour les avoir lues et sortait régulièrement son téléphone de sa poche pour regarder l'heure.
Eytan en eut pitié et s'il n'avait pas été aussi dévasté par les récents évènements, il aurait essayé de faire face à son amie. Mais lui parler sans pouvoir lui dire la vérité ? Non, il ne s'en sentait pas encore capable. Et même si en la regardant mordre ses lèvres il avait envie de l'embrasser, même s'il souhaitait par-dessus tout la serrer dans ses bras pour la rassurer, il ne pouvait céder à ses pulsions. S'il la gardait éloignée de lui, Ovard ne pourrait s'en prendre à elle et il ne lui resterait plus que Méryl à protéger.
Il aimerait Maliah une fois le danger définitivement éliminé. Préserver son innocence et la garder loin des dangers qui la guettaient, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Du moins, c'était ce dont il essayait de se convaincre et elle ne lui rendait pas la tâche facile avec son doux regard blessé !
Alors que midi approchait à grand pas, la bibliothèque commençait à se vider. La plupart des lycéens s'étaient déjà précipités vers le réfectoire après une matinée d'études fructueuses et seuls restaient quelques retardataires férus de lectures. Ceux-là et Maliah. Bien que moyennement surpris de la voir toujours à sa place à la table face à lui, Eytan gardait les yeux baissés sur le dernier livre de sa pile. Il ne pourrait pas éternellement se cacher et si la jeune fille ne déguerpissait pas dans les minutes à venir, il n'aurait d'autre choix que d'aller lui parler. Il avait besoin de prendre l'air avant de se replonger dans une après-midi de recherches et il ne doutait pas que son amie en profiterait pour l'accoster.
Rien qu'à l'idée de cette confrontation, le cœur du lycéen se serra. Pour rien au monde il n'aurait voulu repousser et blesser celle qu'il considérait à la fois comme son amie et son premier amour et pourtant, quel autre choix avait-il ? Raconter la vérité était une option qu'il n'envisageait pas et mentir lui semblait insurmontable : à cause de lui, la meilleure amie de Maliah s'était donné la mort et il était incapable de la regarder dans les yeux et d'y découvrir les ténèbres dans leur bleu si envoûtant.
Oh comme il aurait aimé être comme tout le monde ! Comme il aurait voulu n'avoir aucun souvenir de ce monde nocturne parallèle dans lequel magie et chaos s'entremêlaient. Sa vie aurait été mille fois plus simple s'il s'était simplement réveillé chaque matin dans son lit, après avoir rêvé du dernier livre qu'il avait lu. Mais les choses ne se déroulaient pas toujours comme on le souhaitait et le moins que l'on pouvait dire était que la vie d'Eytan était loin, très loin, de celle qu'il avait rêvé d'avoir étant enfant.
Un raclement sur le sol indiqua au jeune homme que Maliah s'était levée. Malgré ses bonnes résolutions, il ne put s'empêcher de lancer un regard plein d'espoir à la table voisine. Il fut à nouveau stupéfait de tomber sur des traits fermés, loin de leur éclat habituel et cette vision lui retourna l'estomac. Cette longue agonie que subissait leur relation par son refus de communiquer les faisait souffrir tous les deux.
Soudain, il douta qu'écarter la jeune fille sans lui donner la moindre explication fût le bon choix, mais lorsqu'il se leva et la suivit dans l'allée qu'elle venait d'emprunter, elle avait disparu. Comme dans un rêve, son amie s'était volatilisée et après avoir fait trois fois le tour de chaque rangée de livres, allant des documentaires aux bandes-dessinées, il dut se rendre à l'évidence : il avait manqué sa chance.
À la fois dépité et soulagé de pouvoir reporter cette terrible tâche à plus tard, Eytan longeait les étagères dédiées aux contes et nouvelles quand un détail attira son attention. Un livre qu'il ne connaissait que trop bien dépassait aux deux-tiers de son support, prêt à basculer. Agacé par le manque de soin des autres usagers de la bibliothèque envers ces ouvrages, parfois vieux de plusieurs décennies, le lycéen attrapa délicatement Les contes et légendes d'autrefois. Il le feuilleta distraitement et ne remarqua pas tout de suite le bout de papier qui s'en était échappé. Ce ne fut qu'au moment où il le reposait à sa place que le morceau de page déchirée à ses pieds attira son attention.
Je connais la vérité, ma mémoire est intacte.
Maliah. Pas besoin d'être devin pour savoir que c'était elle qui lui avait laissé ce message. Ainsi elle savait. Cela expliquait son air grave et la dureté de son regard. Une cage de fer enserra le cœur du jeune homme alors qu'il réalisait à peine ce que cette révélation signifiait. Tandis qu'il retournait d'un pas lourd à sa place, seule l'appréhension habitait ses pensées : il était temps de faire face, la fuite avait assez duré.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top