35. Colleen - Dans la gueule du loup
Colleen manqua de s'étouffer quand Lupin atterrit souplement à ses côtés dans le plus simple appareil. Aussitôt sur ses deux jambes, il ferma les yeux quelques secondes et en un instant, il avait repris l'apparence d'un loup à visage d'homme.
Un hybride à deux formes, décidément, cette nuit était pleine de surprises.
Emboîtant le pas à ses deux partenaires, la fille-colombe observa leur environnement. Le sol, tout comme les murs, était constitué de pierres grises grossièrement taillées. Étonnement, le bruit de leurs pas n'en était pas amplifié pour autant, au contraire, et ils se déplaçaient dans un silence pesant le long d'un large couloir. Il y avait beau y avoir de la place pour se mouvoir, Colleen ne se sentait pas à son aise dans ces lieux, ses ailes noires repliées dans le dos et séparée du ciel par plusieurs mètres de terre au-dessus de sa tête.
Maigre réjouissance cependant, grâce à sa vue d'oiseau et malgré la pénombre, elle se repérait bien mieux qu'Atlantis qui faisait peine à voir. Positionné en tête de file, il était obligé de tâtonner les murs à chaque pas pour avancer sans se cogner. Il fallait croire que la magie avait ses limites et une nouvelle fois, ils progressaient à une allure d'escargot. L'hybride était d'ailleurs étonnée que le lycanthrope qui marchait devant elle n'eût pas encore fait de remarque désobligeante. En l'observant plus attentivement, elle remarqua que ses oreilles étaient couchées sur son crâne et qu'il avait la queue basse. Étrangement silencieux, il paraissait effrayé comme si... comme s'il savait déjà à quoi s'attendre.
Avec un sourire en coin, Colleen pensa à Mickaël et à sa propre implication dans cette histoire. Il semblait qu'elle ne fût pas la seule à avoir gardé quelques petits secrets pour elle...
* * * * * * * * * *
Quelques heures plus tôt
« Il respire encore ? » demanda Amandine en s'accroupissant près du petit Louis.
Elle passa une main devant la bouche de l'enfant tandis que Colleen s'agenouillait à son tour pour poser sa tête sur son torse : son cœur battait à un rythme normal, il était en vie.
Soulagées, les deux adolescentes se relevèrent. La responsable de cette fâcheuse situation attrapa le corps de garçon et le prit dans ses bras. Une main sous ses fesses, l'autre dans son dos, elle cala sa tête sur son épaule. De loin, il paraissait endormi, ce qui éviterait tout soupçon si elles croisaient quelqu'un et effectivement, à peine eurent-elles fait quelques pas dans la rue orthogonale à l'impasse qui abritait la maison des Savary qu'une vieille dame avec son chien leur passait devant. Les deux filles lui offrirent un sourire aussi naturel que possible alors que le visage de la passante s'attendrissait à la vue de l'enfant endormi. Dès qu'elle se fut éloignée, Amandine poussa un soupir de soulagement.
« Et maintenant madame la maligne, on fait quoi ? interrogea-t-elle d'une voix tendue.
— Je ne sais pas. On ne peut pas le ramener chez lui tant qu'il n'est pas réveillé, ses parents auraient trop de questions.
— On leur dit quoi alors ?
— Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est toi qui les connais, non ?
— Oui et alors ? Qui a eu la bonne idée d'utiliser l'artefact en plein milieu d'une rue sans penser aux conséquences ? »
Sur les nerfs, les deux supposées partenaires se fusillaient du regard.
« On règlera le problème des parents plus tard, proposa Colleen en une tentative de cessez-le-feu, tâchons déjà de trouver un endroit pour le cacher en attendant qu'il se réveille.
— Je sais où on peut aller, suis-moi. »
* * * * * * * * * *
Quand Colleen avait quitté Amandine à la tombée du jour, Louis n'était toujours pas réveillé et c'était à regrets qu'elle les avait laissés seuls. Qui savait de quoi la rouquine était capable si le petit garçon reprenait connaissance avant son retour ? Peut-être la jeune fille n'avait-elle pas été très maligne à utiliser l'artefact de la sorte, mais au moins elle était restée honnête du début à la fin, ce qui était loin d'être le cas de sa partenaire. Pouvait-elle lui faire confiance ?
Elle repensa à ce coup dans son dos, mais aussi à ce baiser fougueux qu'elles avaient échangé. Ses sentiments étaient confus. Ne restait plus qu'à croiser les doigts pour que son impétueuse décision de raviver la mémoire de Louis sans plan de secours ne les mènerait pas à leur perte. À trop vouloir jouer, elle espérait ne pas avoir mis en danger la vie d'un autre membre de la famille Savary...
Attention où tu mets les pieds !
Bien que surgi de nulle part, l'avertissement de Léanne sauva Colleen d'une lourde chute et lui évita de se fouler une cheville. Perdue dans ses pensées, l'hybride n'avait même pas remarqué qu'ils se trouvait au niveau d'un embranchement et que le sol devant eux était parsemé de trous. Disposés à intervalles réguliers, ils faisaient penser à des pièges et peut-être était-ce justement leur utilité : ralentir et blesser ceux qui tentaient de s'échapper de ce lieu maudit, car si on courait dans cette pénombre, impossible de les éviter à temps.
« Par où va-t-on, chef ? » interrogea Colleen, une pointe de tension dans la voix.
Droite ou gauche, il n'y avait que deux choix possibles, mais par curiosité la jeune fille ne put s'empêcher de poser sa main sur la poignée de la porte qui leur faisait face pour tenter de l'ouvrir.
« Qu'est-ce que tu fabriques ? chuchota Atlantis. Tu veux qu'on se fasse repérer et qu'on tombe nez à nez avec... avec un...
— Avec un quoi ? On n'a pas croisé âme qui vive ici depuis qu'on est descendus. Tu es sûr au moins que Maliah est par là ?
— J'en suis certain. »
Le ton, quoique tremblant, n'émettait aucune contradiction. Sourcils froncés, lèvres pincées, le mage la toisait d'un air sévère.
« C'est bon, on peut y aller ? intervint Lupin.
— C'est à gauche, souffla Atlantis en détournant enfin son regard moralisateur.
— Il y avait peut-être bien quelques secrets à dénicher derrière cette porte », ne put s'empêcher de grommeler l'hybride ailée sans que personne ne l'entendît.
Elle souffla bruyamment en emboîtant une nouvelle fois le pas à leur meneur un peu trop froid et horripilant à son goût. Si Eytan était du genre taciturne et solitaire, son double n'avait rien à lui envier sur le plan émotionnel : ils étaient tous les deux de vrais glaçons !
Comme s'il lisait dans ses pensées, l'homme-loup jeta un regard par-dessus son épaule et lui adressa un sourire encourageant. Il ralentit même l'allure pour se placer à ses côtés.
« Ne fais pas attention à lui, il n'en vaut pas la peine.
— Les mages sont tous aussi arrogants les uns que les autres et une fois qu'on en aura fini avec cette histoire, je lui ferai ravaler sa fierté tu peux me croire !
— Compte sur moi pour te donner un coup de main ! »
Bien qu'à moitié sérieuse, car bien plus préoccupée par sa mission pour Mickaël que par un futile désir de rabattre le caquet de ce magicien prétentieux, Colleen remercia Lupin d'un signe de tête. Il semblait plus décontracté qu'à leur arrivée, comme si son altercation avec Atlantis avait suffi à lui faire momentanément oublier ce qui le tracassait.
« Ce silence est vraiment oppressant. Tu penses qu'il y a quoi dans ces cellules ? »
Le couloir qu'ils suivaient à présent s'était légèrement rétréci. Tous les quelques mètres, un coup à droite, un coup à gauche, une porte digne d'une prison de haute-sécurité se détachait du mur. Sans doute en acier, les battants paraissaient épais d'au moins une dizaine de centimètres. Si Maliah était enfermée derrière l'une d'elle, ils n'auraient aucune chance de réussir à l'en sortir ou du moins, pas sans alerter tout le voisinage.
Sans attendre de répondre de son compagnon à quatre pattes qui semblait de nouveau perdu dans ses pensées, Colleen s'arrêta devant une porte au hasard. Prudemment, elle entrouvrit de quelques centimètres la lucarne qui parait le battant. Cette dernière n'opposa aucune résistance et après avoir collé son œil entre des barreaux aussi épais que son pouce et attendu que sa vue s'accoutumât à la noirceur des lieux, elle constata que la cellule était vide.
Rassurée autant qu'intriguée, la fille-colombe renouvela l'expérience avec les trois portes suivantes et si elle obtint le même résultat avec les deux premières, elle faillit s'évanouir à la vue de ce qui se cachait derrière la troisième. Un être mutilé qui n'avait plus grand-chose ni d'humain ni d'animal gisait à même le sol au milieu de son urine et de ses excréments. Le visage tordu de douleurs, il hurlait des propos incompréhensibles qui obligèrent Colleen à refermer la lucarne.
« Qu'est-ce que c'était ? » demanda Atlantis en se tournant vers elle.
Il avait à nouveau cet air moralisateur qui le rendait si horripilant et au lieu de lui répondre, l'hybride-oiseau détourna le regard. Blanche comme un linge et l'estomac noué en imaginant les tortures qu'avait dû subir le pauvre hère qu'elle venait de découvrir, elle trouva un certain réconfort à se venger du mage en l'ignorant.
« Si Maliah est en vie, murmura-t-elle à demi-mots en direction de Lupin, il faut voir dans quel état... »
Ce dernier pâlit à ces mots. Les oreilles à nouveau couchées sur le crâne, il émit un grognement que la jeune fille jugea apeuré. Cette fois, elle ne douta pas qu'il en savait plus qu'il leur avait dit.
« C'est ici, la coupa Atlantis avant qu'elle ne posât la question qui lui brûlait les lèvres, Maliah est derrière cette porte, sa trace est claire. »
Il posa une main sur la poignée. Comme si cela pouvait être aussi simple !
« Tu ne crois quand même pas que... »
Parfaitement huilée, la porte pivota sur ses gonds. Ça sentait le piège à plein nez et pourtant, le mage pénétra dans la cellule sans hésiter.
« Surveillez le couloir, je reviens dans deux minutes. »
Un quart d'heure plus tard, Lupin, Atlantis et Colleen ressortaient à l'air libre sans avoir croisé personne. Une fois Maliah retrouvée, ils avaient couru en direction de la sortie en se relayant pour porter son corps inanimé. Ce n'était qu'à présent qu'ils retrouvaient l'extérieur qu'ils prirent la peine de respirer et de réfléchir à ce qu'ils venaient d'accomplir.
« On a vraiment réussi ? ne put s'empêcher de s'exclamer l'homme-loup les yeux brillants d'excitation. Et sans une égratignure en plus !
— C'était beaucoup trop facile, souligna la deuxième hybride en secouant la tête, c'était comme si...
— Comme si on nous avait facilité la tâche. »
La déclaration du mage était lourde de sous-entendus. Il avait les épaules basses, le teint pâle comme vidé de toute énergie et surtout, les larmes semblaient prêtes à déborder de ses yeux sombres. En suivant son regard, Colleen comprit pourquoi.
À leurs pieds dans l'herbe fraîche gisait une Maliah méconnaissable. Ses joues étaient creusées, ses cheveux emmêlés et sales, mais surtout, elle n'avait rien d'une hybride. Si la fille-colombe n'avait pas appris quelques jours plus tôt que celle qu'ils venaient de délivrer était une thérianthrope, jamais elle n'aurait pu le deviner en la voyant ainsi. Où étaient donc passées ses attributs animaux ? Un frisson glacé remonta le long de son échine quand elle imagina ce qui avait bien pu se produire dans les entrailles de ce repaire souterrain. Un instant, elle s'imagina la lame d'un bourreau sanglant prête à lui trancher les ailes. Un instant, elle imagina la douleur, l'horreur de se retrouver clouée au sol pour toujours.
Ne tenant sur ses jambes plus que par pure fierté, Colleen ressentit soudain le besoin pressant de s'éloigner pour fuir ce lieu maudit. Elle vacilla, bredouilla quelques mots alors que le sang battait dans ses tempes et que la tête lui tournait.
« Lupin et moi allons la ramener en lieu sûr, déclara une voix lointaine. Merci pour ton aide, Colleen.
— C'est normal. J'en devais une à Léanne », s'entendit-elle répondre en reculant de quelques pas.
L'air salé de l'océan déchaîné dans son dos raviva ses esprits. Le cœur au bord des lèvres et sans plus un regard en arrière, elle se jeta de la falaise et déploya ses ailes. Se contentant de respirer pour reprendre le contrôle de son estomac et de ses membres tremblants, elle se laissa porter par les courants marins sans réfléchir. Ce qu'elle avait vu cette nuit la hanterait pendant des jours et si elle avait espéré se battre, elle ne s'était pas attendue à n'être que la spectatrice d'une ignominie sans nom.
Le goût du sang lui manquait. Encore une journée et elle retrouverait enfin l'adrénaline, le plaisir des complots, Amandine, Louis et surtout... Mickaël.
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