33. Glenn - Triplette gagnante
Il faisait nuit noire quand Glenn atteignit la rive nord du lac d'Illun. Le soleil venait à peine de se coucher, mais des nuages sombres s'étaient levés et obscurcissaient le ciel, cachant de leur manteau cotonneux un maigre croissant de lune. Il n'y avait pas un souffle de vent, le temps était idéal pour une mission de sauvetage suicide.
Assis sur un tapis de galets, sa queue enroulée contre son dos, l'homme-loup laissa son regard errer sur l'eau qui s'étendait à perte de vue devant lui. Le lac était immense et s'écoulait en un clapotis régulier de sa partie supérieure vers celle inférieure pour se jeter quelques kilomètres plus loin dans l'océan. Ce spectacle l'apaisait alors qu'il ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur ce qu'Igor leur réservait. Son acolyte était resté très vague sur le sujet la dernière fois qu'ils s'étaient vus et depuis, malgré les quelques informations que le surveillant lui avait laissées sur la table de sa cuisine pour le tenir au courant des avancées des recherches d'Eytan et d'Élinor, il était resté sans nouvelles.
L'hybride espérait qu'il ne risquait rien dans cette affaire. Igor avait beau lui avoir dit de suivre le mouvement, quitte à mener ses nouveaux alliés dans son repaire, le souvenir de ce qu'il y avait vu la seule fois où il y était entré suffisait à le faire frémir d'horreur. Téméraire, ça oui il l'était, mais courageux ? Certainement pas.
Un crissement sur sa gauche sortit Glenn de ses sombres réflexions. Une silhouette vêtue de noir se détachait à grande peine du paysage et il dut plisser les yeux pour s'assurer qu'il n'était pas en train de rêver. Un mage qui n'était pas celui qu'il attendait se tenait au bord du lac, les deux mains plongées dans l'eau. À cette distance le lycanthrope ne voyait pas précisément ce qu'il faisait, mais il ne fallait pas être devin pour prédire que s'il le laissait faire, la suite de l'histoire pourrait mal tourner pour lui.
Se confronter à un magicien avec à portée de main une réserve illimitée de son élément était aussi dangereux que suicidaire et pourtant, le lycanthrope n'hésita pas une seconde à s'élancer en direction de son ennemi. Son rythme cardiaque accéléra alors que l'adrénaline fusait dans ses veines. Il ne craignait rien, il était invincible. Un mois plus tôt, il aurait sans doute fui la queue entre les jambes face à un adversaire dans un environnement aussi dangereux, mais depuis dix jours et sa fusion avec le cristal qu'Igor lui avait offert, il n'avait plus peur de rien ni personne.
Tandis qu'il courait à quatre pattes en prenant garde de ne pas toucher l'eau, Glenn poussa un long hurlement glaçant. Un filet de bave dégoulina le long de sa bouche et se perdit dans les poils roux de son cou. Seul son visage avait une apparence encore humaine, mais son expression affamée et ses lèvres retroussées ne l'étaient plus. Alors qu'il se trouvait qu'à quelques mètres de sa proie, une immense vague à l'allure de tsunami s'éleva du lac. Quand elle s'abattit sur le lycanthrope, les deux cristaux à sa cheville éclairèrent la scène tels des projecteurs bleutés.
En temps normal, la puissance de l'onde aurait balayé n'importe qui, mais Glenn était loin d'être un hybride banal et ce fut à peine s'il ressentit la puissance de l'attaque. Campé sur ses quatre pattes, tête baissée vers le sol, il avança à contre-courant à travers l'onde furieuse jusqu'à se retrouver nez à nez avec le mage qui l'attaquait.
« Comment est-ce que... ? » commença ce dernier en le voyant surgir à travers l'eau.
Mais il était déjà trop tard, d'un coup de griffes expert l'homme-loup lui avait transpercé l'intérieur du coude et arraché son cristal. Il n'eut même pas le temps de crier.
« Qu'est-ce que tu fous, Glenn ? Tu crois que c'est le moment de jouer ? »
Avec un grognement, l'interpellé se retourna vers la personne qui interrompait ce si délicieux moment. La raison encore altérée par l'adrénaline du combat et le goût âcre du sang dans la bouche, il bondit en direction d'Eytan. En trois foulées, il l'avait rejoint et grondant plus que parlant, il demanda :
« Qu'est-ce que tu me veux sale mage ? Tu veux que je t'arrache ton précieux cristal à toi aussi ?
— Essaie pour voir...
— Tu risquerais de le regretter. »
Le mage et l'hybride se fusillèrent du regard, prêts à se sauter à la gorge. Un sourire goguenard plaqué sur les lèvres, Glenn avança une patte et toutes griffes dehors, il lacéra l'orbe aux faibles reflets irisés qui protégeait le mage. Il l'avait suffisamment observé pour savoir qu'il ne se promenait jamais sans son bouclier magique et surpris par l'offensive, ce dernier recula d'un pas en grimaçant.
« Comment est-ce que... ça ne t'a rien fait ? »
L'homme-loup éclata de rire.
« Tu te crois invincible ? Fais-moi confiance, tu ne l'es pas plus que moi. »
Des décharges d'énergie lui traversaient la patte et mettaient ses nerfs à rude épreuve, mais pour cacher sa souffrance, il surenchérit :
« Que dirais-tu d'un petit combat amical ?
— Le dernier debout remporte la manche ?
— J'ai mieux, le premier qui touche le cristal de l'autre.
— Marché conclu. »
Patte avant droite tendue pour sceller cet accord, Glenn se lécha les lèvres. Elles avaient le goût du sang et de la sueur. Le goût de la victoire. Il s'aplatit sur le sol, oreilles couchées sur le crâne.
« C'est bon, vous avez fini avec votre bagarre d'égos surdimensionnés, on peut y aller ? »
Comme surgie de nulle part, le troisième membre de l'équipée se tenait à leurs côtés, bras croisés sur la poitrine, sourcils froncés.
« Bonsoir Colleen, murmurèrent en cœur les deux opposants en baissant les yeux, réalisant ce qu'ils avaient été prêts à faire à l'aube d'une mission bien plus importante.
— Bonsoir Atlantis, bonsoir...
— Appelle-moi Lupin. »
Eytan ricana à ses côtés, ce qui fit intérieurement bouillir l'homme-loup. Nul besoin que la fille ailée sût que l'un comme l'autre gardait non seulement sa mémoire entre les mondes, mais également sa personnalité, si ?
« Alors, on va où ? »
Colleen et Glenn se tournèrent d'un seul homme vers le mage du groupe. Ce dernier prit une nouvelle fois un air confus avant de s'éloigner en direction du lac en leur faisant signe d'attendre. Le lycanthrope aurait mieux fait de le laisser travailler au lieu de le défier, mais savoir qu'il avait loupé de peu sa chance de mettre enfin une raclée à ce prétentieux le désolait. Il se revoyait encore lui sauter dessus et le projeter dans la boue au sommet des Bermilles. Comme il aurait voulu pouvoir recommencer ! Il jeta un regard dans sa direction.
Le magicien était assis en tailleur sur la rive. Les mains posées au sol, paumes vers le ciel, il psalmodiait un seul et unique mot encore et encore. Comme déviée de son cours, l'eau remontait la pente douce de la berge de galets jusqu'aux doigts d'Eytan avant de s'écouler en mince filet jusqu'à sa source.
« Ça veut dire quoi, essentia ? interrogea Colleen.
— On dirait du latin. Peut-être essence tout simplement.
— Ça ne m'aide pas beaucoup... Tu penses qu'il en a pour longtemps ?
— Je ne sais pas.
— On n'a qu'à se séparer et vérifier que personne ne traîne dans le coin, ça nous occupera.
— Bonne idée ! Je passe par l'est, toi par l'ouest et on se rejoint du côté de la forêt. »
La fille-colombe n'intéressait pas spécialement Glenn et il ne se sentait pas d'humeur à faire la discussion. Ce sentiment devait être réciproque puisqu'à son grand soulagement, elle n'avait pas hésité un seul instant à lui proposer de faire cavalier seul. Avec un peu de chance, le temps qu'ils fissent le tour du lac et Eytan serait prêt.
D'aussi loin que l'homme-loup vît ou entendît, personne ne traînait dans les parages. Cela n'avait rien d'étonnant, il était encore tôt et la plupart des âmes nocturnes devaient encore être coincées dans leur corps diurne à attendre leur heure. De plus, la présence de leur groupe et l'odeur indéfinie qu'elle diffusait – mélange de mage, d'hybride et de sang – avaient de quoi faire fuir la plupart de leurs potentiels ennemis. Pourvu qu'ils fussent seuls et assez sains d'esprit, ils n'avaient aucune raison de se jeter tête baissée dans un combat qu'ils n'avaient aucune chance de remporter.
Il fallut moins d'un quart d'heure aux deux thérianthropes pour se rejoindre sur la rive opposée du lac d'Illun. Lancé à pleine allure, Glenn se contenta de secouer la tête de droite à gauche pour signifier à sa partenaire qu'il n'avait rien vu et sans ralentir, il continua son chemin. Quand il arriva aux côtés d'Eytan, Colleen était déjà là et alors qu'il soufflait bruyamment et que son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, la fille-oiseau paraissait aussi fraîche qu'à son arrivée. Voler consommait sans doute moins d'énergie que courir.
« Il faut qu'on aille au sud, déclara le mage d'une voix assurée.
— Ça signifie que ton sort fonctionne ? l'interrogea celle qui tournait en rond au-dessus de leurs têtes.
— Pour le moment, aucun souci, j'ai repéré la trace du double de Maliah. Il semblait venir des Bermilles et il est passé par là. »
Eytan pointait le doigt vers le ciel en dessinant une ligne du nord vers le sud. Malgré lui, Glenn sentit son cœur se serrer à la mention de l'endroit d'où provenait son ancienne partenaire de chasse. Bien qu'elle eût souhaité se rendre et le lui avait clairement dit à de nombreuses reprises, c'était lui et lui seul qui l'avait vendue. Comme il aurait préféré qu'Eytan prît sa place !
Dans un silence pesant, leur éclectique équipée suivit la direction indiquée par le mage. Personne n'était d'humeur à parler et s'il ne savait pas déjà à quoi s'attendre, sans doute l'homme-loup aurait-il passé tout le trajet à se morfondre sur ce qu'ils allaient découvrir à leur arrivée. Au lieu de ça, il essaya non pas de s'imaginer les lieux, mais l'état dans lequel ils retrouveraient Maliah et après un bon quart d'heure de suppositions toutes plus atroces les unes que les autres et à peine un kilomètre parcouru, il grogna avec mauvaise humeur :
« À ce rythme-là, il fera jour avant qu'on ait atteint ce fichu repaire !
— Je fais ce que je peux, riposta Eytan le front perlé de sueur, mais ce sort demande de l'énergie et j'ai besoin de me concentrer pour voir où je mets les pieds, moi.
— Tu n'as qu'à le faire monter sur ton dos si tu veux qu'on aille plus vite Lupin ! »
Glenn s'étrangla avec sa salive alors que le mage à ses côtés lui adressait un sourire goguenard.
« Plutôt me couper une patte que le laisser me grimper dessus comme un vulgaire canasson, grommela-t-il en direction de Colleen qui les narguait depuis le ciel.
— C'était une simple proposition, c'est vous qui voyez. »
Sans attendre de réponse, elle repartit vers l'avant pour sonder les alentours, les laissant tous les deux seuls. Après un nouveau quart d'heure de marche à une allure d'escargot, l'homme-loup s'arrêta de mauvaise grâce.
« Grimpe. Et tu n'as pas intérêt à m'arracher les poils sinon rien ne me retiendra de te croquer les mollets.
— Merci. »
Le ton était sincère et dénué de toute moquerie, ce qui surprit le thérianthrope. Eytan était-il trop obnubilé par leur mission pour se rendre compte de l'aveu de faiblesse qu'il venait de faire ou bien son ego lui importait-il moins que son amour ? Ç'eut été une première et une fois n'était pas coutume, il remonta dans l'estime de l'homme-loup.
Un mage sur le dos d'un hybride. Cette simple image aurait eu de quoi entrer dans les légendes si seulement quelqu'un avait osé l'envisager. Il leur fallut encore trois bonnes heures à un rythme de croisière raisonnable et dans cette configuration des plus insolites pour atteindre leur but. Bien qu'il ne fût pas très lourd, Eytan pesait sur l'échine de Glenn et quand arriva enfin la phrase qui sonnait sa délivrance, il ne put s'empêcher de soupirer de soulagement.
« C'est bon, on est arrivés, la trace s'arrête ici. »
Ils se trouvaient au milieu d'une plaine avec rien d'autre à l'horizon que le ciel d'un noir d'encre et à quelques dizaines de mètres, une falaise qui plongeait droit dans l'océan.
« Tu es sûr de ton coup ? demanda Colleen en atterrissant à leurs côtés. Il n'y a rien ici.
— C'est sous terre qu'il faut chercher.
— Comment tu sais ?
— Simple déduction. »
Le visage froncé en une moue suspicieuse, le mage descendit du dos de sa monture improvisée et s'éloigna de quelques mètres en direction du précipice. Le vent soufflait fort à la pointe sud de l'île et il aurait suffi de donner un petit coup de pouce au destin pour que ce prétentieux finît au fond de l'océan.
À peine cette pensée effleura-t-elle l'esprit de l'homme-loup qu'il secoua la tête. Ce n'était pas le moment de penser à son plaisir personnel, leur mission était loin d'être terminée et la partie difficile n'avait même pas encore commencé. Ne lui restait plus qu'à mettre son animosité personnelle de côté et à se concentrer sur la raison de leur présence dans ces lieux reculés et dangereux : sauver Maliah.
« L'herbe est écrasée par ici, venez voir ! »
Glenn et Eytan s'approchèrent de Colleen. À genoux sur la terre fraîche, elle avait déplacé ce qui ressemblait à une grosse plaque de terre et devant elle se présentait l'entrée d'un tunnel.
« Qui veut y aller en premier ? demanda-t-elle avec un sourire de satisfaction plaqué sur les lèvres.
— Moi. C'est moi qui vous ai demandé de venir ici, c'est donc à moi de prendre ce risque. »
Sans marquer de pause pour s'éviter de trop réfléchir, Eytan avança un pied dans le trou à la recherche d'un appui. La cavité n'émettant aucune lumière et le ciel sans lune ne lui étant d'aucune aide pour se repérer, il lui fallut tâtonner quelques instants avant de trouver une prise. Après un dernier regard dans leur direction, il disparut sans un mot dans les profondeurs de la terre.
Glenn inspira l'air extérieur comme pour s'imprégner de cette liberté qu'il s'apprêtait à sacrifier. Ressortiraient-ils vivants de ces lieux ? Les paroles d'Igor lors de leur dernière rencontre lui revinrent en mémoire : « Qu'ils viennent me trouver et sauver leur amie, je les accueillerai avec une surprise dont ils se souviendront ». Qu'avait-il voulu dire par là ? Pour le savoir, il ne lui restait plus qu'à plonger dans les entrailles du repaire de l'homme le plus terrifiant de la terre.
« Tu n'y vas pas ? l'interrogea Colleen voyant qu'il ne bougeait pas.
— Les dames d'abord, ironisa Glenn en inclinant la tête en une courbette ironique.
— Ta galanterie m'honore... »
Une lueur d'impatience et de défi dans le regard, la fille-colombe referma ses ailes dans son dos et après quelques contorsions, s'engagea à son tour dans le souterrain. Peut-être l'homme-loup aurait-il dû prendre le temps de la connaître avant qu'il ne fût trop tard ? Après tout, il fallait reconnaître qu'elle ne manquait pas de cran.
Pour descendre plus facilement, il reprit sa forme bipède. Nu comme un ver, il suivit en silence sa partenaire hybride après avoir repositionné la plaque de terre qui masquait l'entrée du tunnel. Son rythme cardiaque accéléra, l'adrénaline fusa dans ses veines. Quoi qu'il y eût au fond de ce trou, il avait hâte de le découvrir.
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