31. Élinor - Un pas vers la victoire

« J'ai réussi, ça y est ! »

Le front luisant de sueur, le dos en miettes d'être restée penchée durant des heures sur son ouvrage, Élinor sauta de sa chaise. Dans la précipitation, gouges, maillets et couteaux de sculpture tombèrent de l'établi en un fracas assourdissant.

« Zut ! » pesta-t-elle en se mettant à quatre pattes.

Les outils avaient roulé par terre et s'étaient éparpillés aux quatre coins de l'atelier. Il y en avait partout ! À genoux sur un sol couvert de copeaux de bois et de poussière, la jeune fille rampa tout en les entassant dans ses bras au fur et à mesure de sa progression, mais les mains tremblantes d'excitation et de fatigue, elle en faisant tomber autant qu'elle en ramassait. Si Eytan la surprenait à abîmer le matériel de son père...

« Tout va bien ? »

Surgie de nulle part, la question surprit Élinor qui, voulant se redresser, cogna sa tête sur un plan de travail.

« Aïe, je...

— Laisse-moi t'aider. »

Le visage inquiet de celui qui faisait battre son cœur apparut dans son champ de vision. Il s'accroupit à côté d'elle et ramassa les derniers outils encore au sol avant de lui prendre des mains ceux qu'elle tenait. Avec délicatesse, il les reposa dans une mallette noire qu'il rangea dans un coin, puis revint vers elle pour l'aider à se relever.

« Tu devrais prendre une pause, tu vas finir par te blesser. »

Venant d'Eytan, cette déclaration avait de quoi alarmer n'importe qui. S'il y avait bien quelqu'un qui ne s'était pas arrêté un seul instant depuis un mois et demi, c'était lui alors le voir ainsi la mine défaite et le regard tourmenté...

« J'ai réussi ! exulta Élinor sans réussir à tenir plus longtemps sa langue. Viens voir ! »

Elle attrapa la main de son ami pour le tirer vers l'établi au fond de l'atelier.

Quand le surlendemain de la rentrée, Glenn lui avait apporté la pierre dont ils avaient besoin pour fabriquer leur artefact, les deux jeunes gens avaient cru à tort qu'ils étaient arrivés au bout de leurs peines. Oui ils avaient en leur possession ce caillou brillant à l'air certes peu banal, mais était-il magique pour autant ? Ils s'étaient creusés la tête pendant des heures, Eytan avait récité une à une toutes les formules du petit livre déniché par Élinor et la conclusion avait été sans appel : s'ils voulaient que l'artefact eût une chance de fonctionner, il leur fallait le reproduire dans son intégralité.

La chance leur avait à nouveau souri. À l'arrière de la maison des Kelnet se trouvait un immense atelier qui n'avait pas été visité depuis des années. Il appartenait au père d'Eytan et au père de ce dernier avant lui et si l'adolescent était plus intéressé par la lecture que par le travail du bois, ce n'était heureusement pas le cas de ses ascendants. Après un weekend complet à fouiller, aérer et nettoyer les lieux, Élinor et Eytan avaient déniché le bois et les outils nécessaires à leur ouvrage et sans plus attendre, ils s'étaient mis au travail.

Cependant, il s'était très vite avéré que si la jeune fille était douée de ses dix doigts, ce n'était pas le cas de son ami. Après deux soirées de labeur, il s'était déjà coupé à plusieurs reprises, avait ruiné plusieurs sculptures et sa mauvaise humeur planait comme une ombre malsaine au-dessus de leur tête. Sentant la situation s'envenimer, Élinor avait pris les choses en main : avec une autorité qu'elle ne se connaissait pas, elle avait mis Eytan à la porte, ne l'autorisant à entrer que pour lui apporter à manger ou lui faire la conversation armé d'un bon bouquin. Cette décision radicale avait suffi à apaiser les tensions et bien que bouillant d'impatience à l'idée de ne rien pouvoir faire, le jeune homme avait su se tenir les cinq jours suivants.

Le grand jour était à présent arrivé.

« Surtout ne le fais pas tomber », souffla l'adolescente.

Malgré quelques imperfections, son œuvre ressemblait à s'y méprendre au totem de la photo du petit livre. Cylindrique à la base, il était couvert de symboles et d'écritures anciennes impossibles à déchiffrer. Sur le dessus et après plusieurs heures d'acharnement minutieux, Élinor avait réussi à reproduire le support en demi-lune qui accueillerait bientôt la pierre. Lisse au toucher et très fin, il n'était relié à la base que par une épaisseur de bois de quelques millimètres, ce qui inquiétait secrètement la jeune fille.

« C'est magnifique », la félicita Eytan.

Sans plus attendre, il sortit de la poche de sa veste le dernier élément de l'artefact.

« Tu permets ? » demanda-t-il par politesse.

Elle acquiesça. Pendant qu'elle travaillait chaque soir sur la réalisation du totem, l'adolescent s'était évertué à trouver le meilleur lapidaire des environs et quand il s'était avéré qu'il n'en existât aucun sur Hajourdan, il avait étendu ses recherches à Allevin. Il avait ensuite profité de l'absence d'un de ses professeurs pour faire l'aller-retour sur le continent sans inquiéter sa mère et en était revenu avec une pierre taillée aux dimensions exactes indiquées sur leur schéma. Les autres jours, il s'était entraîné à prononcer les formules magiques du livre, heureusement écrites dans leur alphabet et même s'il ne les comprenait pas, il les connaissait à présent par cœur.

Les deux lycéens retinrent leur souffle. Avec solennité, Eytan déposa la pierre sur le support en demi-lune, puis toujours sans respirer, retira sa main. Le totem tangua sous le poids du caillou. Durant une longue minute silencieuse, il oscilla de l'avant vers l'arrière sous le regard anxieux de ses créateurs, puis comme par miracle, il se stabilisa. Malgré elle, Élinor soupira de soulagement.

« Badum sela troha », chuchota le jeune homme comme s'il craignait de rompre la magie du moment en parlant plus fort.

Il ne se passa rien, mais loin de se décourager, Eytan répéta la formule après avoir serré ses doigts autour de la base en bois gravée. La pierre s'illumina. Sphère sans défaut, elle brilla durant une demi-seconde avant de revenir dans son état initial. Quand l'adolescent retira sa main, elle ne bougea pas d'un pouce : elle ne faisait désormais plus qu'un avec le totem.

« Comment savais-tu que...

— Je ne savais pas, j'ai seulement récité la première des trois formules du livre. »

Élinor n'en revenait pas. Bien que continuellement plongée dans des lectures parfois rocambolesques, elle n'avait jamais imaginé vivre un tel phénomène dans la réalité. Très terre à terre, elle avait toujours préféré les romans historiques à ceux de fantaisie, car si elle s'imaginait parfois chevalier ou pirate, elle ne s'était jamais envisagée magicienne. Tout du moins, jamais avant ces dernières semaines.

« Et maintenant, on fait quoi ? demanda-t-elle les yeux brillants. Tu sais comment le faire fonctionner ? »

Son ami lui tendit les notes qu'il connaissait à présent les yeux fermés.

« Je suppose que l'une des formules permet d'activer les pouvoirs de la pierre, l'autre de les arrêter. Tu es prête ? »

Il avait le regard fiévreux de ces gens emplis d'un espoir fou et malgré elle, Élinor sentit son cœur se serrer. Que Maliah fût encore de ce monde lui importait moins à cet instant que le succès de leur plan, car en cas d'échec, Eytan ne s'en remettrait pas.

Une nouvelle fois, l'adolescent attrapa l'artefact entre ses doigts, puis d'un regard, il invita son amie à en faire autant. Heureuse que la pièce et la couleur de sa peau fussent suffisamment sombres pour cacher le rougissement de ses joues, cette dernière obtempéra. Comme toujours, la main du jeune homme était glacée. Ses yeux couleur nuit fixé sur la pierre au sommet de l'artefact, il murmura quelques mots.

Il ne se passa rien. Les sourcils froncés, il les répéta encore et encore avec fermeté et alors qu'un bon quart d'heure devait s'être écoulé et qu'Élinor ne sentait plus son bras tendu au-dessus de l'établi, un éclat aussi bref qu'intense illumina l'atelier. Quand ils reposèrent l'artefact, la pénombre avait repris possession des lieux.

« Qu'est-ce que c'était ?

— Lili, tu ne vois rien ? »

Le ton était étrangement aigu. L'adolescente promena un regard perplexe autour d'elle, espérant apercevoir sans vraiment trop y croire, un signe quelconque de magie. Comment avaient-ils pu se laisser embobiner ? Si elle faisait partie de leur vie, ce n'était certainement pas dans ce monde-ci que la magie existait alors pourquoi avaient-ils cru...

« Ça a marché Lili, tu es un génie ! »

Sans crier gare, Eytan se jeta dans ses bras et sous la surprise, Élinor perdit l'équilibre. S'il n'y avait pas eu un mur derrière elle pour la rattraper, sans doute auraient-ils fini par terre, mais au lieu de ça, elle se retrouva à serrer son ami dans ses bras. Sous l'émotion, ce dernier entama une danse joyeuse et emportée par son enthousiasme et la fatigue de ces dernières semaines, la jeune fille suivit le mouvement. Bras dessus, bras dessous, les deux adolescents laissèrent éclater leur joie.

Cinq minutes plus tard, ils évacuaient les lieux et s'écroulaient hilares dans la pelouse du jardin, crachant et toussant la poussière de l'atelier. Assis par terre malgré le froid de la saison, dos contre le mur de la maison, ils reprirent leur souffle en silence. Un sourire de fierté sur les lèvres, Élinor entrecroisa ses doigts à ceux de son ami et posa la tête sur son épaule. Après plus d'un mois et demi de recherches, ils touchaient enfin au but.

« Tu vois cette volute bleutée et vaporeuse qui s'éloigne dans l'allée là-bas ? C'est l'aura de ma mère.

— Eytan, je...

— Et dans la rue un peu plus loin, je crois bien que c'est celle du chien des voisins. Regarde comment elle contourne chaque arbre et chaque poteau.

— Eytan, je ne...

— Oh si tu savais comment je suis content, Lili ! On va enfin avoir une chance de retrouver Maliah !

— Eytan ! »

Elle avait haussé le ton, mais perdu dans son analyse des environs, il ne l'écoutait pas.

« Eytan, je suis désolée, je ne vois rien.

— Oh... »

Alors qu'il se tournait enfin vers elle, Élinor sentit les larmes lui monter aux yeux. Si durant ces instants privilégiés avec son ami elle avait eu l'impression de faire partie de quelque chose de bien plus grand qu'elle, ce dur retour à la réalité la blessait. Elle n'était qu'une humaine, il était temps d'arrêter de prétendre le contraire.

Peiné pour elle, son ami la prit dans ses bras et d'une main douce qui la meurtrit davantage, il caressa ses épaisses boucles brunes. La jeune fille eut l'impression que son cœur éclatait tandis que les joues mouillées, elle se laissait aller contre le torse de celui qu'elle aimait. Jamais autant qu'à cet instant elle n'avait été aussi jalouse de Maliah qui, même absente, prenait encore toute la place. Jamais elle n'avait autant désiré la remplacer pour ne serait qu'une fois, poser ses lèvres sur celles d'Eytan. Jamais elle n'avait...

Élinor se figea d'horreur en réalisant ce qui lui passait par la tête. Maliah était en danger, peut-être même était-elle morte et tout ce qui l'intéressait c'était de prendre sa place ? Comment en était-elle arrivée là ? Choquée par ce que la jalousie pouvait vous faire ressentir, elle se dégagea un peu trop brusquement des bras de son ami et se remit debout.

« Ce n'est pas grave si moi je ne vois rien, déclara-t-elle en essuyant son visage, tant que ça fonctionne pour un de nous deux, c'est l'essentiel. »

Sans rien ajouter, Eytan se releva à son tour. Sans doute avait-il remarqué son air troublé, mais il ne fit aucune remarque.

« Je crois qu'il est temps de déclencher une réunion au sommet, qu'en penses-tu ?

— Allons-y. »

Une heure plus tard, les sept personnes concernées par cette affaire étaient réunies dans la bibliothèque. C'était dimanche, il n'y avait donc aucune chance qu'ils croisassent quelqu'un, mais par précaution, Élinor et Glenn avait vérifié chaque bureau et fermé toutes les portes et fenêtres à clé une fois les jumeaux Verminger arrivés. On n'était jamais trop prudent.

« Bonjour à tous, bredouilla Eytan en rougissant violemment. Je sais que la plupart d'entre vous ne me portent pas dans leur cœur, mais... »

Un rire étouffé sur sa gauche l'interrompit. Assis derrière le bureau destiné aux emprunts de livres, Glenn n'avait pas pu s'en empêcher. Élinor soupira. Dire qu'elle avait déjà dû batailler ferme pour le faire venir, il ne pouvait donc pas se tenir deux minutes ?

« Je disais donc, reprit l'adolescent debout au centre de la pièce, que nous avons enfin trouvé un moyen de localiser Maliah.

— Alors elle est toujours en vie ? »

Cette fois, c'était Ema qui lui avait coupé la parole. Élinor ne l'avait encore jamais vue, mais sa ressemblance avec sa sœur était frappante. Elles avaient les mêmes yeux, les mêmes cheveux et surtout, elles dégageaient toutes les deux cette aura lumineuse et bienfaisante qui leur attirait la sympathie des autres. La plus grande différence physique que la jeune fille notait était qu'Ema était aussi petite et en formes que sa sœur était svelte, grande et musclée et si l'aînée ne prenait pas spécialement soin de son apparence, Ema paraissait plus apprêtée avec ses cheveux coiffés et ses yeux maquillés malgré les circonstances.

« Oui, à l'heure où nous parlons, elle est toujours en vie.

— Alors qu'est-ce qu'on attend pour aller la chercher ? On y va, non ?

— Ce n'est pas si simple... »

Liam ou bien Maël, elle ne savait pas, s'était mis debout, comme prêt à se battre. Pour le retenir, la sœur de Maliah avait attrapé sa main.

« Élinor et moi avons réfléchi à un plan. Je vous propose d'en discuter calmement et une fois que nous serons tous d'accord, nous pourrons passer à l'action. Ovard ne sait pas que nous arrivons et si nous voulons profiter de l'effet de surprise, nous n'aurons droit qu'à une seule chance. »

Tous les regards étaient fixés sur le jeune homme et quand il sortit de son sac à dos une carte de l'île et l'artefact enroulé dans du papier bulle, plus personne n'osa l'interrompre.

« Voilà ce que nous proposons... »

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