3. Colleen - L'imposteuse
À l'extérieur du cimetière, adossée à un saule pleureur à la parure dorée et les bottes couvertes de feuilles jaunes desséchées, Colleen observait Alison rejoindre ses parents d'un pas lent. Malgré la fatigue qui se lisait sur son visage et l'aura de souffrance qu'elle dégageait lorsqu'elle s'était agenouillée près de la tombe de son frère, elle était belle. Son maquillage avait beau avoir coulé sur ses joues et ses cheveux avoir été décoiffés par le vent, la grande sœur de Dylan était de ces personnes à la force tranquille capables de vous éclairer au plus noir de la nuit.
À sa place, Colleen aurait déjà fichu le camp depuis longtemps. Elle aurait envoyé baladé toutes ces personnes condescendantes qui ne comprenaient pas la moitié de la douleur que devait ressentir Alison et elle aurait frappé, crié, détruit tout ce qui se trouvait sur son passage. Elle aurait été incapable de serrer une main de plus et voir l'étudiante aussi sereine au cœur de la tempête accroissait son admiration pour elle.
À travers la grille d'acier du cimetière, la jeune fille aperçut le sourire sincère que l'aînée offrait au petit Louis tandis qu'elle le prenait dans ses bras fatigués et sa propre peine s'allégea. Si elle ne s'était pas sentie aussi coupable des circonstances actuelles, elle les aurait rejoints pour faire leur connaissance.
« Ils forment une belle famille, n'est-ce pas ? »
Sans manifester la moindre surprise, l'adolescente tourna la tête sur sa droite pour rencontrer les iris bruns d'une fille qu'elle ne connaissait pas. Elle avait deviné son arrivée avant même de la voir : le grincement du portail et les craquements des feuilles mortes l'ayant précédée.
« Je ne trouve pas, répondit Colleen en jaugeant son interlocutrice du regard, les parents sont désunis et même si Alison et son frère semblent proches, l'écart d'âge ne joue pas en leur faveur.
— C'est vrai, souffla l'inconnue, mais beaucoup rêveraient d'avoir une grande sœur aussi attentionnée... »
Qui était cette fille ?
L'adolescente se détacha du tronc qui la soutenait. Pestant intérieurement, elle repoussa derrière ses oreilles les mèches blondes qui lui barraient la vue. Léanne avait bien trop laissé pousser ses cheveux et dès qu'elle en aurait l'occasion, elle passerait chez le coiffeur pour rectifier le tir. La nuit, elle ne s'encombrait pas d'une telle longueur et il était hors de question qu'il en fût autrement dans le monde diurne. Maintenant que son double humain n'avait plus son mot à dire, rien n'empêchait Colleen de faire ce qui lui plaisait.
Les bras croisés, elle se planta face à la nouvelle venue et prit tout son temps pour la détailler de haut en bas, puis de bas en haut. Plus petite qu'elle, cette dernière dégageait une confiance en elle presque étouffante et même s'il lui était difficile d'en être certaine sous le col roulé noir et la doudoune grise qu'elle portait, la jeune fille crut deviner la musculature d'une sportive. Dotée d'une indomptable crinière aux boucles rousses, l'inconnue était en harmonie avec le paysage automnal et la parure rouge et or des feuilles sur le sol.
« Je m'appelle Amandine et si je ne me trompe pas tu dois être Colleen, c'est bien ça ? »
Surprise d'entendre son véritable prénom, l'interpellée mit quelques secondes à réagir. Pour cacher sa stupéfaction, elle inspira, puis expira à plusieurs reprises par le nez et ne prit la parole que lorsqu'elle fut certaine que sa voix ne trahirait rien de son étonnement :
« Je pense que tu me confonds avec quelqu'un d'autre, moi c'est Léanne. On s'est déjà croisées ? Je ne me rappelle pas de toi. »
Difficile de savoir quoi répondre sans connaître les intentions de cette fille. Amie ? Ennemie ? Amandine en savait plus sur Colleen que ce que cette dernière ne connaissait d'elle et cet équilibre des forces ne lui disait rien qui valût. Quelles étaient ses intentions ?
« Pardonne-moi, j'aurais dû être plus précise, s'excusa la rouquine en lui offrant un sourire contrit, on ne s'est jamais rencontrées, c'est vrai. Tout du moins pas dans ce monde-là... »
Le sang de Colleen ne fit qu'un tour. Elle jeta un regard circulaire autour d'elle, puis attrapa son interlocutrice par le bras pour l'éloigner du cimetière. Elles s'enfoncèrent de quelques mètres sous le couvert d'un bosquet et s'arrêtèrent une fois l'immense saule pleureur dans leur dos. Les murs avaient des oreilles alors pourquoi pas les morts ?
« Qu'est-ce que tu me veux ? »
La dureté du ton fit s'évaporer toute trace d'amabilité du visage poupin d'Amandine. Elle croisa à son tour les bras contre sa poitrine et souffla d'un air exaspéré.
« Tu ne sais vraiment pas de quoi je parle ou tu fais seulement semblant de ne pas comprendre ?
— Je répondrai à ta question quand tu auras répondu à la mienne. »
Nouveau soupir. Les yeux dans les yeux, les deux filles s'affrontèrent du regard pendant une longue minute, cherchant à intimider l'autre. Quand la rouquine détournât finalement la tête, visiblement contrariée de n'arriver à rien, Colleen jubila intérieurement. Au jeu de la plus têtue, elle avait eu tout le loisir de s'entraîner quand Léanne était encore dans les parages et qu'elle était coincée dans un coin de son esprit alors ce n'était pas demain la veille qu'elle perdrait !
« Je ne suis pas venue pour chercher les ennuis, déclara finalement son interlocutrice, je suis ici parce que nous avons un but commun et que je pense qu'il est dans notre intérêt à toutes les deux de nous allier. Le nom de Mickaël te dit quelque chose ou tu vas continuer à nier que tu n'es pas Colleen et me dire tu n'as jamais mis les pieds dans le monde nocturne ? Après tout, ce n'était peut-être pas toi l'hybride-colombe ingrate à qui j'ai sauvé la vie à deux reprises ! »
Elle ne cherchait même plus à masquer son agacement.
« Tu es la fille panthère.
— Très perspicace, Sherlock !
— Alors tu... nous... on a...
— Oui. »
Amandine tourna la tête vers le cimetière, invisible derrière les branches dorées de l'arbre à leur côté. Un rictus de tristesse mêlée de souffrance se lut furtivement sur son visage avant de disparaître la seconde suivante. Elle replongea son regard brun dans celui ambré de Colleen.
« C'est à cause de nous si ces gens sont réunis ici aujourd'hui, c'est vrai, mais ce que nous avons fait était nécessaire. Grâce à ça, ton double a disparu. »
Inutile d'argumenter sur le fait que sacrifier une vie pour arriver à ses fins n'était peut-être pas la meilleure méthode. Autant jouer le jeu pour en apprendre davantage.
« Comment as-tu su qui j'étais ?
— Tu n'es pas très différente... Tu as les cheveux plus longs et tu fais beaucoup plus coincée dans cette tenue de petite fille modèle, mais les ailes et le poignard mis à part, Léanne et toi aviez déjà beaucoup en commun...
— Mickaël est ici ? »
Rien que l'idée de revoir l'homme aux yeux gris plongea Colleen dans un état second. Elle se rappela ce baiser qu'elle lui avait donné, puis le flou qui entourait les moments brûlants qui avaient suivi. Envoûtée par des émotions qu'elle n'était pas certaine d'être les siennes, nouvelle hôte du corps de Léanne, l'hybride avait laissé faire son instinct, ses mains guidées par celles expérimentées de son partenaire.
Confuse et embrouillée par les pouvoirs de Mickaël, elle avait vécu les instants suivants comme dans un rêve, incapable de démêler ses sentiments. Quand elle avait ouvert les yeux dans son lit le lendemain après une nuit sans réveil dans le monde nocturne, seul un puissant mal de tête et l'absence de la timide humaine qui partageait sa vie depuis des semaines témoignaient de ce qui s'était passé : en moins de vingt-quatre heures, elle avait causé la mort de deux humains. Dylan et sa dulcinée avaient succombés, l'une dans les limbes du monde nocturne, l'autre au fin fond de son propre esprit.
« Je suis venue seule et de ma propre initiative, répondit Amandine en coupant court à ses pensées. Micka n'est pas au courant que je suis là, mais quand il m'a parlé de toi hier, je n'ai pas pu m'empêcher de fouiner. Je tenais à rencontrer en personne sa nouvelle recrue ! »
Elle l'appelait par son surnom. Colleen sourit. Les intentions de son interlocutrice étaient claires à présent. Non, ce n'était pas la curiosité qui l'avaient amenée jusqu'à elle, mais la jalousie. La petite rouquine s'inquiétait et elle était venue jauger la concurrence. Dommage pour elle, l'hybride n'avait pas l'intention de laisser Mickaël tranquille : elle avait bien trop à apprendre de lui et si cela passait par quelques numéros de charme, elle n'aurait aucun scrupule à se servir de ses atouts. Avant de disparaître, Léanne lui avait fait promettre de découvrir ce qu'il manigançait et elle tiendrait parole.
« Alors, tu en penses quoi ? rit la jeune fille blonde en tournant sur elle-même. Je suis assez bien pour toi ? Ou alors tu t'inquiètes que je sois trop bien pour lui ?
— Arrête ton cirque, siffla Amandine en levant les yeux au ciel. C'est bon. »
Colleen se calma sans pour autant s'empêcher d'exulter. Elle était fière d'avoir marqué des points et si compétition il devait y avoir, autant s'amuser un peu.
« Avant de partir, je voudrais te donner mon numéro – elle sortit de sa poche un bout de papier froissé – note-le dans ton téléphone. En cas de problème, si Léanne fait des siennes par exemple, n'hésite pas à m'appeler, je suis déjà passée par là. On pourrait devenir amies si tu le souhaitais. »
Comme si c'était l'idée. Mais ne disait-on pas qu'il fallait être proche de ses amis et encore plus de ses ennemis ?
« Marché conclu ! »
Les deux filles se serrèrent la main. Le contact dura plus longtemps que nécessaire, chacune essayant toujours de jauger l'autre.
« Est-ce que tu as le numéro de...
— Non.
— Tu...
— Il te contactera. Il viendra te voir quand il l'aura décidé, pas avant. Il va falloir t'y faire. »
Colleen renonça à répliquer. Elle retira ses doigts et croisa à nouveau les bras.
« Très bien, marmonna-t-elle, si tu n'as plus rien à me dire, je vais y aller. Il faut que je voie... »
Un craquement sur sa gauche, puis l'apparition d'Alison sous les branches tombantes au milieu de ce décor automnal l'interrompirent.
« Qu'est-ce que tu fais là ? »
Le ton agressif de la sœur de Dylan étonna la jeune fille. Savait-elle la vérité ? Était-elle au courant que trois nuits plus tôt, c'était elle qui avait donné le coup de poignard final qui avait achevé un ennemi et à travers lui, son frère ? Non, bien sûr que non. Comment l'aurait-elle appris ? Et puis, personne ne savait qu'elle n'était pas Léanne. Personne à part...
Le regard de Colleen passa d'Alison à Amandine. Les deux filles se regardaient en chien de faïence et si l'étudiante dominait la rouquine d'une bonne tête, cette dernière ne se laissait pas pour autant démonter. Leurs yeux lançaient des éclairs et l'air s'alourdit sous la tension. Quoi qu'il se fût passé entre elles, elles avaient des comptes à régler et il était sans doute temps de s'éclipser.
« Ne bouge pas, la somma la sœur de Dylan alors qu'elle faisait mine de partir, j'ai quelques questions pour toi aussi. Quant à toi Amandine, qu'est-ce que tu viens faire ici ?
— Ce n'est pas toi que je suis venue voir, Ali.
— Non, peut-être pas, mais celui que tu cherches est mort ! »
Sa voix s'était brisée sous l'émotion. Elle passa une main dans ses cheveux pour les dégager, se donnant le temps de se calmer.
« Deux ans. Deux ans que tu nous as laissé tomber et c'est maintenant que tu réapparais !
— Je ne suis jamais partie tu sais. J'habite toujours ici. C'est Dylan qui n'a pas supporté que je ne...
— Tu lui as brisé le cœur.
— Et alors ? En quoi cela fait-il de moi une criminelle, tu peux me dire ? Tu veux qu'on parle du nombre de cœurs que ton cher frère a réduit en miette avec son numéro de mauvaise garçon à la noix ?
— Il n'a pas...
— Arrête Ali ! Tu sais bien qu'il a fait tout ça pour que je revienne vers lui. Ce n'était pas lui tout ça. Tout ce qu'il voulait, c'était attirer mon attention et quand il a réalisé que ça ne marcherait pas, il était trop tard pour faire machine arrière. Il s'est retrouvé pris dans un engrenage qu'il ne maîtrisait pas et ça, je n'y suis pour rien. Je suppose que tu n'étais pas fière de son comportement, mais s'il y a quelqu'un à blâmer, ce n'est pas moi.
— Tu as raison. Mais on aurait pu rester amies. On a passé toute notre enfance ensemble alors...
— Je ne pouvais pas. Dylan ne supportait pas de me voir avec un autre, ça le rongeait, et tu n'aurais pas pu lui mentir si on avait continué à se voir. Pendant six mois je t'ai évitée et puis tu es partie étudier sur le continent. C'était mieux ainsi.
— Et maintenant ? »
Il n'y avait plus la moindre trace de colère dans la voix d'Alison.
« Maintenant, répondit Amandine, Dylan est mort. »
Le visage de l'étudiante se décomposa et elle sembla vieillir de dix ans. Subitement, tout son corps se mit à trembler et avant que Colleen n'eut le temps de réagir, elle s'effondrait dans les bras de celle qui semblait être son amie d'enfance.
La blonde se sentit de trop. Mal à l'aise au milieu de cette intimité qu'elle ne partageait pas, elle recula d'un pas. Le craquement des feuilles mortes sous ses bottes la trahit et deux paires d'yeux humides se tournèrent vers elle. Elle bredouilla une excuse, leva une main pour repousser les mèches qui lui barraient la vue, puis avant qu'Alison ou Amandine n'eussent pu l'arrêter, elle s'enfuit en direction de chez Léanne.
À toute allure, elle traversa un square à moitié vide, ralentit à peine pour traverser la chaussée et contourna l'imposante bâtisse de l'hôpital. Ce ne fut que quand elle déboucha dans sa rue qu'elle ralentit enfin, essoufflée.
Où était Léanne ?
Que lui avait-elle fait ?
Elle avait toujours voulu prendre sa place... et maintenant ?
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