29. Ema - Pour sauver sa sœur

Samedi treize janvier. Cela faisait très exactement deux semaines, deux jours et douze heures que Maliah avait été enlevée. Ou plutôt, cela faisait deux semaines, deux jours et douze heures qu'Ema était au courant.

Deux semaines, deux jours et douze heures.

Soit seize jours et demi.

Trois cent quatre-vingt-seize heures.

Vingt-trois mille sept cent soixante minutes.

Ou encore un million quatre cent vingt-cinq mille six cents secondes. Et chacune d'elle s'étirait en une éternité de souffrance.

Assise sur le bord de son lit, un cadre photo entre les mains, Ema pleurait. Si on lui avait un jour dit que son corps contenait autant de larmes, elle n'y aurait jamais cru. Les premiers jours, elle avait réussi à garder la tête froide avec cette conviction folle que sa sœur reviendrait, mais plus les semaines passaient et plus ses espérances s'amenuisaient. On disait que les vingt-quatre premières heures étaient primordiales, la police avait bien essayé de la chercher, mais quoi, où, qui l'avait enlevée et surtout, pourquoi ? Ils n'avaient pas l'ombre d'une piste.

Personne n'avait su répondre à ces questions, pas même Eytan après que Liam et Maël fussent allés lui tirer les vers du nez. Pour le qui il avait bien une idée, mais pour le reste, il ne leur avait pas donné le moindre indice et face à son désarroi aussi grand que le leur, les jumeaux n'avaient pas insisté.

Pourtant, Ema était sûre qu'il y avait autre chose. Peut-être n'était-ce même pas lié à cette histoire, peut-être était-ce simplement une échappatoire, mais elle avait suivi le lycéen plusieurs fois durant les pauses et à la sortie des cours et elle s'était vite rendu compte qu'il passait tout son temps-libre et une partie de ses nuits à la bibliothèque en compagnie de la fille de son professeur de français. Il leur cachait quelque chose.

Persuadée d'avoir raison et trouvant là une raison d'échapper à son chagrin pour les heures à venir, la petite brune reposa le cadre photo qu'elle tenait toujours dans les mains. Derrière le verre poussiéreux, deux petites filles en maillot de bain riaient aux éclats au milieu d'un château de sable. Les bras levés vers le ciel, elles brandissaient fièrement leurs pelles et râteaux pour célébrer la fin de leur construction. La suite, Ema s'en rappellerait toujours. Une vague plus forte que les autres était passée par-dessus les douves de leur bâtisse de sable et avait tout ravagé. En moins de cinq secondes, il n'était resté autour des deux fillettes que des tas humides et difformes et tous les coquillages qui décoraient les lieux avaient disparus.

L'adolescente se souvint du chagrin qu'elle avait éprouvé à ce moment-là. Déjà de nature sensible, elle avait éclaté en sanglots devant le désastre alors que Maliah riaient aux éclats en sautant dans l'eau et en l'arrosant. Quand elle avait réalisé l'ampleur de son chagrin, sa grande sœur était venue la consoler et sous le regard aimant de leurs parents restés à distance sous le parasol, elle lui avait dit que ce n'était pas grave. Avec son air sérieux de petite fille de sept ans, elle lui avait expliqué que c'était normal et que c'était ça la vie et qu'un jour, elles aussi repartiraient vers l'océan. Et puis, elle lui avait pris la main et à l'abri des vagues cette fois, elle l'avait aidé à reconstruire leur château.

Comme ce temps lui paraissait lointain. Comme elle avait pu être heureuse. Si seulement Maliah pouvait être là et la serrer à nouveau contre elle pour lui chuchoter que tout allait s'arranger. Avec elle, elle avait toujours eu envie d'y croire, même quand tout allait pour le pire et qu'elle s'était fâchée avec ses copines d'école ou que leurs parents les avaient grondées. Mais aujourd'hui, sa grande sœur n'était pas là et il était temps de se reprendre. S'il y avait la moindre chance qu'elle fût encore en vie, Ema devait la saisir et pour ça, il n'y avait qu'une chose à faire : rendre une petite visite à Eytan.

Ce fut dans le square que la collégienne donna rendez-vous au jeune homme avant de raccrocher. Tout comme sa sœur, elle n'aimait pas spécialement les salles de cours et bien qu'elle n'eût rien contre un tour à la bibliothèque et un bon livre, elle préférait rencontrer Eytan dans un lieu plus ouvert. Il lui semblait plus facile d'avoir une vraie conversation avec lui dans un endroit dans lequel elle se sentait bien et le soleil éclatant de ce début de matinée lui donnait du courage.

Le square se situait en face du centre commercial et du banc sur lequel elle s'était assise, Ema avait une vue imprenable sur le parking bondé, comme toujours le samedi matin. Plusieurs conducteurs tournaient déjà en rond à la recherche d'une place libre et il fallait avouer que si les boutiques étaient à la pointe de la modernité et que la façade du centre avait été remise à neuf très récemment, ce n'était pas le cas du parking qui était un véritable capharnaüm visuel. Certaines personnes se garaient en épi, d'autres en bataille, la circulation se faisait dans les deux sens dans des allées beaucoup trop étroites et chaque fois qu'Ema s'y rendait avec ses amies, elles croisaient des automobilistes en train de faire un constat sur le bas-côté, leurs feux de détresse enclenchés.

« Tu viens souvent par ici ? » lui demanda Eytan en prenant place sur le banc à ses côtés.

Ce n'était qu'une simple interrogation polie à laquelle ni l'un ni l'autre des interlocuteurs n'accordait la moindre importance et la jeune fille ne prit pas la peine de répondre. Elle tourna la tête vers l'adolescent et après avoir dévisagé ses traits fatigués et son teint pâle, posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis plusieurs jours :

« Qu'est-ce que tu trafiques à la bibliothèque tous les jours avec heu... la fille de mon prof de français ? »

Au moment où elle parlait, elle se rendit compte qu'elle ne connaissait même pas son prénom.

« Élinor ?

— Oui, je suppose. Cela ne me regarde peut-être pas, mais ça fait des jours que je ne peux m'empêcher de penser que ça a un rapport avec la disparition de ma sœur et si c'est le cas, alors je suis concernée. S'il y a la moindre chance que ce que vous faites puisse la sauver, alors je veux savoir ce que c'est et vous aider.

— Ema... »

Eytan avait l'air d'avoir pris dix ans d'un coup. Ses épaules s'étaient affaissées et il courbait la tête sous le poids de ce qu'il s'apprêtait à lui dire.

« J'ai promis à ta sœur que je prendrai soin de toi et t'impliquer dans mes recherches avec Élinor te mettrait en danger. C'est un risque que je ne suis pas prêt à prendre, pas avec tout ce qui s'est déjà passé.

— C'est à moi de décider si c'est trop risqué.

— Non, c'est à moi et comme je l'ai dit à Liam et Maël...

— Maël est au courant ? »

C'était la goutte de trop. Vexée d'avoir été mise à l'écart même par celui qu'elle considérait comme son petit ami, la collégienne se leva. Les poings sur les hanches comme elle le faisait toujours quand elle était énervée, elle se plaça face à Eytan et se pencha jusqu'à ce que leurs visages ne fussent plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

« Je vais être très claire, soit tu me dis tout de suite ce qui se trame, soit je m'en vais de ce pas tirer les vers du nez des jumeaux, mais dans tous les cas, je saurai tout d'ici ce soir et si tu veux que je garde tout ça secret tu ferais mieux de passer à table tout de suite. Je ne vois pas ce qui m'empêche d'aller au poste de police et de leur dire que tu fais de la rétention d'informations et que tu sais où se trouve ma sœur.

— Mais c'est...

— Faux ? Peut-être, peut-être pas. Prouve-moi que je peux te faire confiance. Prouve-moi que tu es digne de celle qui s'est sacrifiée pour toi ! »

Elle avait crié ces derniers mots et heureusement pour eux, le square était vide. Il n'y avait pas d'arbres autour d'eux, l'espace était dégagé et il était impossible que quelqu'un les eût entendus sans que les deux adolescents se fussent rendu compte de sa présence. Ils devaient néanmoins se méfier et confuse, Ema se rassit sans rien ajouter.

D'un geste mécanique, Eytan essuya son visage couvert de postillons. Nerveusement, la collégienne frotta la paume de sa main sur sa joue. Ses yeux bleus étaient remplis de larmes qui ne demandaient qu'à déborder et elle renifla pour les retenir. Elle n'était pas une petite fille fragile qu'il fallait à tous prix protéger et elle ne savait pas ce qui la blessait le plus : la réponse d'Eytan ou bien le mensonge de Liam et Maël.

« Je ne peux pas te dire maintenant ce que nous sommes en train de faire, reprit le lycéen à ses côtés d'une voix brisée par l'émotion, mais je peux te promettre que si ça marche et que nous avons la moindre chance de sauver ta sœur, tu seras la première au courant. Avant d'en parler à qui que ce soit, laisse-moi encore quelques jours s'il te plait, Maliah... »

Il chercha ses mots, leva vers elle un visage ravagé par la culpabilité.

« J'aimais et j'aime encore ta sœur de tout mon cœur et je serais prêt à faire tous les sacrifices pour la ramener auprès de sa famille. Je sais que je n'ai pas été à la hauteur, mais je te jure que j'essaie chaque jour d'être digne d'elle.

— Ce n'était pas de ta faute. »

Ravalant sa propre peine, Ema posa une main timide sur l'épaule d'Eytan.

« Je ne sais peut-être pas grand-chose de toute cette histoire, mais je suis prête à t'accorder un délai supplémentaire. Je sais que cette histoire est liée à l'autre monde et que c'est pour ça que tu refuses de m'en parler, mais dans sa lettre, ma sœur m'a dit de te faire confiance alors je le ferai. Pour elle, jure-moi que quoi qu'il se passe, dans une semaine au plus tard, tu me diras toute la vérité.

— Je te le jure.

— Alors en échange, je vais te dire un secret. Tu sais déjà que Maliah est sans aucun doute la personne la plus têtue que cette terre ait jamais porté, mais ce que tu ne sais peut-être pas, c'est que c'était aussi l'alliée la plus fidèle. Elle a toujours tout donné pour les autres quitte à se mettre en danger sans réfléchir. Elle l'a fait pour Clarie, elle l'a fait pour moi et si j'en crois ses derniers mots, elle l'a également fait pour toi. Rien de ce que tu aurais pu faire ou dire n'aurait réussi à changer sa décision, crois-moi.

— Je sais, mais...

— Elle te pardonne, Eytan, et pour la sauver, il faut que tu te pardonnes aussi. »

Les paroles hésitantes d'Ema ne sonnaient peut-être pas très justes, mais elles eurent le mérite d'alléger légèrement le voile de souffrance qui crispait les traits du jeune homme face à elle. Les lèvres tremblantes, le teint encore plus pâle que d'ordinaire, il repoussa la main sur son épaule et se releva. Sans rien ajouter, il tourna le dos à la collégienne et s'éloigna en direction de la sortie. Dans ses yeux torturés par la culpabilité, elle avait lu la question muette qu'il n'avait pas réussi à lui poser :

« Et toi, me pardonnes-tu ? »

Elle n'aurait su y répondre.

Sur le chemin du retour, Ema s'arrêta à la boulangerie. Il était bientôt midi et bien que son père fût sans doute en train de faire à manger, son estomac ne pouvait pas attendre. Elle acheta un gros beignet couvert de confiture qu'elle dévora en une seconde et qui lui laissa une moustache colorées au-dessus des lèvres. Le sucre calma ses angoisses. Cet après-midi, Maël était à son entraînement de natation et elle avait elle-même un cours de danse, mais tôt ou tard, elle devrait le confronter à ses mensonges et par couardise, elle espérait que cela fût le plus tard possible.

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