27. Colleen - Fantôme du passé
Comme chaque matin au saut du lit, Colleen inspectait son corps nu à la recherche d’éventuelles plumes.
Pour ne pas craindre d’être surprise durant ce contrôle saugrenu de son anatomie par les parents de Léanne, elle leur avait demandé de lui acheter un miroir qu’elle avait ensuite collé sur la porte de sa chambre. Ainsi, elle n’avait pas à se rendre à la salle de bain et pouvait prendre tout son temps sans s’inquiéter d’être découverte.
Si au début les plumes étaient apparues de manière sporadique à des endroits aléatoires de ses hanches, de ses bras et de ses jambes, elles se concentraient à présent dans le haut de son dos au niveau de ses omoplates. Depuis la rentrée, la jeune fille n’en découvrait pas moins d’une dizaine chaque matin et malgré la douleur, elle se faisait un point d’honneur de toutes les retirer. Il était hors de question qu’elle trahît sa nature et se dévoilât par inadvertance aux êtres de ce monde et heureusement pour elle, il semblait que ces appendices ne poussassent que la nuit.
Le dos cambré, la tête penchée sur le côté, une main par le bas de son dos et l’autre par-dessus son épaule, Colleen poussa un grognement de frustration. Si à force de contorsions matinales le corps de Léanne devenait de plus en plus souple, il y avait encore des progrès à faire dans ce domaine-là et la position dans laquelle elle se trouvait la faisait souffrir le martyr.
« Allez, plus qu’une, grommela-t-elle alors qu’un élancement aigu traversait sa nuque raidie par l’effort. Tu peux y arriver ! »
Elle tira la langue comme si cela pouvait l’aider et réussit à attraper entre le pouce et l’index de sa main droite la petite plume située dans le creux de son omoplate, longue d’à peine quelques millimètres. Avec une lenteur presque exagérée, elle tira dessus en la faisant tourner de droite à gauche jusqu’à ce qu’elle se décrochât.
« Victoire ! »
À bout de souffle et les muscles endoloris, l’adolescente s’étala sur son lit à plat ventre. Tant d’efforts au réveil avec l’estomac vide l’avaient fatiguée et elle se serait rendormie dans cette position si quelqu’un n’avait pas frappé à sa porte à ce moment-là.
« Léanne, ma chérie, tu es réveillée ? Ton bus part dans dix minutes.
— Je… oui, c’est bon je suis bientôt prête, merci papa ! »
La surprise avait fait sursauter Colleen et le cœur battant à tout rompre dans la poitrine, elle s’empressa de se préparer. Après un dernier coup d’œil sur son dos zébré de griffures rouges dues à ses ongles et parsemé de petits points de la même couleur, seuls souvenirs de ses plumes arrachées, elle enfila une brassière et un débardeur noirs. Elle passa ensuite un col roulé moulant par-dessus et se débattit avec son jean et ses chaussettes d’une main tandis qu’elle se coiffait de l’autre.
En moins de cinq minutes, elle était habillée et maquillée et il ne lui restait plus qu’à trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Elle sortit prendre un fruit et une barre de céréales dans la cuisine et ne croisa personne. La porte du garage claqua sur sa droite et elle perçut le vrombissement du moteur de la voiture de ses parents qui s’éloignait. Comme quatre-vingt-dix pourcents du temps elle était seule et cet état des faits était loin de lui déplaire.
Les parents de Léanne étaient océanographes et s’ils avaient quitté leur maison isolée sur la côte pour emménager en ville à la rentrée précédente, ils continuaient de s’y rendre trois à quatre fois par semaine pour leur travail. Ces jours-là, ils partaient en général avant que Colleen ne se levât et ne rentraient qu’une fois qu’elle était couchée. La jeune fille ne les voyait que très peu et s’accommodait sans peine de cette liberté. En la présence d’autrui, elle devait faire semblant d’être Léanne alors que seule, elle pouvait relâcher son attention et se focaliser sur ce qui comptait vraiment : la mission que Mickaël leur avait confiée à Amandine et elle.
Depuis leur tentative ratée au surlendemain de Noël à cause de la présence d’Alison, les deux adolescentes ne s’étaient pas revues. Elles avaient échangé quelques messages, affiné leur plan, mais alors que la rentrée était passée, Colleen n’avait plus de nouvelles de sa partenaire et elle commençait à s’agacer. À vrai dire, c’était déjà vendredi, cela faisait cinq jours qu’elles auraient pu agir et si elle n’avait pas été trop occupée à éviter Eytan pour ne pas qu’il la questionnât au sujet de la disparition de Maliah, elle aurait déjà appelé Amandine.
Peut-être l’adolescente se faisait-elle des idées, car Mickaël leur avait assuré que personne ne remonterait la piste de la disparition de l’amie de Léanne jusqu’à elle, mais elle avait senti le regard inquisiteur du jeune homme à chaque fois qu’ils s’étaient croisés entre deux cours cette semaine. Colleen ne savait pas ce qu’il lui voulait, mais ce qui était certain, c’était qu’il hésitait à lui parler et elle n’était pas sûre de souhaiter cette conversation. Elle avait beau avoir parfait son numéro d’actrice ces dernières semaines, elle n’avait pas le droit à l’erreur et Eytan saurait repérer la moindre hésitation, elle n’en doutait pas.
« Salut Léanne, comment ça va ? Allez souris, c’est le dernier jour avant le weekend ! »
Adossé au portail du lycée, Hector avait retiré ses écouteurs de ses oreilles pour la saluer. Il était la première personne avec laquelle la jeune fille s’était liée d’amitié après sa première semaine d’adaptation et également le premier garçon avec lequel elle était allée plus loin au cours d’une soirée. Depuis, ils entretenaient des liens amicaux et plaisantaient chaque matin devant l’enceinte de l’établissement scolaire.
« M’en parle pas, répondit-elle avec une moue dépitée, seulement une semaine depuis les vacances et je compte déjà les jours jusqu’aux prochaines !
— Allez, dis-toi que toi au moins tu seras libre à la fin de l’année, petite chanceuse. Tu penseras à moi, hein, quand tu seras en train de t’éclater dans une université du continent.
— Je t’écrirai tous les jours, c’est promis ! rit Colleen en s’éloignant.
— Hey, attends ! »
Hector la rattrapa au milieu de la cour et l’arrêta d’une main sur le bras.
« J’ai un ami qui voudrait te rencontrer, tu as cinq minutes ? »
Intriguée par cette requête inattendue, la jeune fille jeta un coup d’œil rapide à l’horloge accrochée au-dessus du porche du bâtiment principal. Les cours ne commençaient pas avant un bon quart d’heure et sa curiosité était piquée.
« Je te suis, acquiesça-t-elle.
— Pas la peine, vas-y toute seule. Il est juste à l’intérieur de la première salle de langues. »
Dubitative, l’adolescente haussa les sourcils. Les mains enfoncées dans les poches de sa longue veste blanche et noire, elle poussa d’un coup d’épaule la porte que lui avait indiqué Hector et pénétra dans un couloir chaud et lumineux. Elle avait à peine fait trois pas à l’intérieur que quelqu’un la tirait par le bras dans la salle de classe devant laquelle elle passait.
« Qu’est-ce que… Eytan ? C’est quoi ce cirque ? »
Agacée de s’être laissée prendre au piège sans même l’avoir anticipé, Colleen s’appuya contre le mur, les bras croisés sur la poitrine. Cette fois, elle fronça les sourcils et demanda sèchement :
« Qu’est-ce que tu me veux ? »
Elle savait qu’elle aurait dû être plus prudente, jouer les saintes nitouches et baisser le regard, mais la fureur avait pris le dessus sur la discrétion. De toute manière, l’adolescent qui lui faisait face ne connaissait pas particulièrement Léanne de ce qu’elle avait pu observer quand elle n’était encore qu’une voix dans la tête de l’humaine et pour couronner le tout, il paraissait trop bouleversé pour remarquer quoi que ce fut.
Le teint pâle, les yeux cernés et plus maigre qu’un clou, Eytan faisait de la peine à voir. Ses cheveux bruns trop longs lui tombaient en pagaille sur le front sans parvenir pour autant à masquer la cicatrice qui lui barrait l’arcade sourcilière. Il avait l’air au bout du rouleau aussi bien physiquement que psychologiquement.
« Salut Léanne, excuse-moi pour ce guet-apens, je voulais être sûr que tu n’étais pas suivie. N’en veux pas à Hector, il n’était pas au courant que j’allais faire ça. À vrai dire, il ne sait rien.
— Il ne sait rien à propos de quoi ?
— De la disparition de Maliah.
— Disparition ? De quoi est-ce que tu parles ? »
Malgré elle, Colleen avait hésité avant de répondre. Elle retint son souffle durant plusieurs secondes, persuadée de s’être trahie, mais encore une fois, l’état d’Eytan semblait lui avoir fait perdre toute lucidité.
« Assieds-toi, se contenta-t-il de murmurer, ce que je vais t’apprendre risque de te choquer et vu l’heure, je vais aller droit au but. »
Il attendit qu’elle se fût installée à califourchon sur une chaise pour continuer. Debout sur l’estrade devant le tableau blanc, il se mit à faire les cent pas en parlant et très vite, la jeune fille se sentit nauséeuse à l’observer bouger ainsi. Elle reporta son regard sur les murs autour d’elle, l’oreille tendue. Une dizaine d’affiches décoraient la tapisserie blanche jaunie par les années. C’étaient des exposés en anglais sur la faune et la flore d’Hajourdan. Des photos de fleurs, d’arbres centenaires, de petits rongeurs et de poissons multicolores illustraient de courts textes explicatifs et Colleen ne put s’empêcher de penser que ces affiches auraient plu aux parents de Léanne. Peut-être de futurs océanographes se trouvaient-ils parmi les auteurs de ces exposés ?
« Heu… excuse-moi Léanne, tu m’écoutes ? Je sais qu’on ne se connaît pas vraiment, mais j’ai besoin de ton aide. »
Une moue agacée plaquée sur son doux visage, l’interpellée répliqua :
« Maliah n’est pas malade, elle a été enlevée. Ta copine Élinor et toi êtes en train de chercher un moyen de la localiser et quand ce sera fait, vous aurez besoin d’un coup de main pour aller la libérer et comme je suis son amie, tu veux que je vous aide, j’ai bien tout résumé ? Ah et j’oubliais, vu comment tu parles, j’en déduis que ta mémoire jour-nuit est intacte et que tu es capable de communiquer d’une façon ou d’une autre avec ton double nocturne. »
Eytan bredouilla une réponse qu’elle interpréta comme un oui.
« J’ai mieux à te proposer, enchaîna Colleen avec un sourire malicieux en coin, je peux te mettre en contact avec mon double nocturne et si tu arrives à la convaincre, tu auras également une alliée pour t’aider lors de ton sauvetage dans l’autre monde. Car il faut bien sauver Maliah deux fois, n’est-ce pas ? »
Sous le choc, son interlocuteur devint livide et il dut prendre appui contre le bureau réservé au professeur pour rester debout. Il n’avait sans doute pas prévu que la jeune fille lui ferait une telle proposition et si elle tombait du comme un cadeau béni, elle n’en restait pas moins inattendue.
Plusieurs minutes passèrent dans un silence de plomb durant lequel chacun se perdit dans ses pensées et il fallut que la sonnerie du début des cours retentît pour les sortir de leur léthargie.
« Et bien, hésita Eytan, penses-tu que ce soit possible que nos doubles se rencontrent ce soir ?
— À minuit devant l’équivalent de l’entrée du parc municipal ?
— Super, faisons comme ça. »
La surprise avait fait place au soulagement chez le jeune homme, il avait le visage plus détendu et les épaules relâchées. En lui tendant un bout de papier sur lequel était inscrit son numéro de téléphone, il soupira et après un dernier remerciement, laissa Colleen seule dans la salle de classe.
Alors comme ça tu es capable de contacter ton double nocturne ? Quelle actrice !
« Léanne ! »
Sous la surprise, l’adolescente avait crié alors qu’elle se trouvait au milieu du couloir menant à son cours de maths. Plusieurs lycéens se tournèrent vers elle et la dévisagèrent comme si elle était folle. Elle ne prit même pas la peine de ralentir pour s’excuser et entra dans sa salle juste au moment où la seconde sonnerie – celle de huit heures – retentissait. Le souffle court, elle rejoignit sa place en faisant profil bas et ne put s’empêcher de regarder avec une pointe de culpabilité celle désormais vide de Maliah. Si seulement Eytan connaissait sa part de responsabilité…
Colleen ?
La voix était ténue comme si Léanne se trouvait à des milliers de kilomètres de là et non pas dans sa tête.
Oui, je suis là, mais… toi aussi ? Je croyais que tu étais…
Morte ? Non pas tout à fait. Disons que je suis très faible alors ne t’inquiète pas, aucun risque que je reprenne ma, enfin je veux dire, ta place.
Qu’est-ce que tu veux alors ?
Malgré elle, Colleen ne pouvait s’empêcher d’être agressive. Il était hors de question qu’elle partageât à nouveau sa vie et ses pensées avec son double diurne, elle avait fait trop de sacrifices pour en arriver là. La tristesse pointa dans la voix de Léanne lorsqu’elle parla à nouveau :
Je voulais juste te faire remarquer quelque chose, car tu n’as pas eu l’air d’y faire attention. D’après ce que t’a raconté Eytan, l’homme qui a enlevé Maliah n’est pas Mickaël. La description physique ne colle pas, il n’a… même pas les… mêmes…
Léanne ?
La douce humaine ne répondit pas. Durant les heures qui suivirent, Colleen tenta à plusieurs reprises de la recontacter alors que ce qu’elle lui avait dit tournait et retournait dans sa tête. Elle n’y parvint pas de la journée et lorsqu’elle rentra chez elle, une émotion qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps s’était logée dans sa poitrine : la peur.
Jusque-là, elle n’avait jamais envisagé que Mickaël n’agît pas seul. Était-il possible qu’ils fussent deux, trois, quatre comme lui avec des pouvoirs tout aussi puissants et dangereux ? Et si le complot s’avérait bien plus large qu’elle ne l’avait imaginé jusque-là, y avait-il une chance pour qu’elle s’en sortît vivante ?
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