26. L'Illusionniste - Espionnage et double jeu

« Tu es en retard encore une fois, commenta l'Illusionniste alors que Glenn le rejoignait à leur table habituelle, j'espère que tu as une bonne excuse. »

L'horloge au-dessus du comptoir émit un grincement désagréable qui noya la réponse de son interlocuteur. Un vieux coucou rouillé jaillit de son trou et se mit à piailler avec un cri strident qui fit tourner la tête de toutes les personnes présentes dans le bar.

« Maudit piaf », ronchonna la femme la plus proche de la pendule en lui assenant un coup sur la tête.

Au lieu de se taire, l'oiseau mécanique continua de chanter. Comme pour narguer tous ceux qui le regardaient, il se balança d'avant en arrière durant encore quelques secondes et s'il n'avait pas été inanimé, on aurait pu croire qu'il se moquait d'eux, car au moment précis où le propriétaire du bar revenait de la réserve, il rentra dans l'horloge et se tut.

« Un de ces quatre, hurla un ivrogne depuis l'autre bout de la salle, on va te le fracasser sur la tête ce fichu coucou, Henri !

— Et ce jour-là, tu iras te trouver un autre endroit pour étancher ta soif », lui sourit le dénommé Henri avec un calme olympien, un torchon humide et un plateau de verres propres entre les mains.

Son interlocuteur éclata d'un rire gras qui secoua son corps ravagé par l'alcool, comme si c'était la blague la plus drôle de l'année. Il avait le teint cramoisi alors qu'il était à peine treize heures et l'Illusionniste n'aurait pas été étonné d'apprendre que son ventre bedonnant avait déjà absorbé la moitié de son poids en pintes. Quelle honte pour l'humanité !

Il n'avait aucune compassion pour ces personnes qui gâchaient leur vie par manque d'ambition et c'est en dissimulant une grimace de dégoût derrière un faux sourire qu'il se tourna vers Glenn. Ce dernier était plongé dans la contemplation d'un couple de femmes en train de s'embrasser à leur table dans un coin sombre du bar. Un pli soucieux barrait son front et pour la centième fois en l'espace de quelques semaines, Igor – car c'était sous cette identité que l'Illusionniste se présentait toujours ici – se demanda ce qu'il allait faire de lui. Le surveillant s'était avéré extrêmement utile depuis qu'il l'avait pris sous son aile et s'il avait dérapé et agit sans son consentement en sauvant Méryl, puis en l'espionnant quelques semaines plus tôt, il avait su montrer à qui sa loyauté allait en la lui livrant par la suite. Malgré cela, il n'avait pas entièrement confiance en lui et c'était ce qui le faisait hésiter.

« Je n'ai pas entendu ce que tu disais avec le boucan que fait cette horloge, souffla l'Illusionniste après avoir vérifié qu'aucune oreille indiscrète ne s'intéressait à eux, tu peux répéter ? »

Comme émergeant d'un doux rêve, Glenn se tourna vers lui en clignant des yeux plusieurs fois. Il passa une main dans ses courts épis roux pour les ébouriffer et alors que la raison de sa présence dans ces lieux semblait lui revenir en mémoire, un éclat d'intense satisfaction illumina son regard. Quoi qu'il eût à lui raconter, cela promettait d'être très intéressant.

« J'ai appris tellement de choses ce matin, débuta le surveillant, que je ne sais même pas par où commencer. »

Il s'interrompit, fit mine de réfléchir, puis comme Igor ne réagissait pas à la perche qu'il lui tendait, enchaîna :

« La disparition de Maliah a grandement affecté notre cible. Culpabilité, colère, désir de vengeance, tout cela était à prévoir, mais je ne m'attendais pas à qu'une autre personne entre en scène.

— Élinor ?

— Exactement. La fille avec laquelle il passe tout son temps à la bibliothèque depuis un bon mois est impliquée jusqu'au cou dans toute cette histoire et le plus drôle est que je n'ai même pas eu à prendre de risques, c'est elle qui est venue me le dire.

— Je croyais que tu ne la connaissais pas ?

— C'est vrai. Avant les vacances de Noël je vous avais dit que j'enquêterais sur elle et c'est ce que j'ai fait. Il s'avère qu'Eytan et elle sont des amis d'enfance, mais d'après plusieurs jeunes de leur âge cela faisait des années que personne ne les avait vus ensemble. Ça commençait à faire jaser d'ailleurs, car avec sa relation avec Maliah certains se... »

L'Illusionniste se racla la gorge.

« Tu t'éloignes du sujet... »

Son interlocuteur se rembrunit avant d'acquiescer.

« C'est vrai, pardon. Pour Élinor, je me suis renseigné et il n'y a rien de bien intéressant. C'est une lycéenne modèle, élève de terminale, fille de deux membres de l'établissement, discrète et sans histoire. Aucune raison de s'intéresser à elle en apparence, mais au regard de ce qu'elle m'a confié ce matin, je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il va falloir la surveiller aussi.

— Que t'a-t-elle dit ?

— Elle est au courant des grands lignes, Eytan lui a tout raconté.

— C'est-à-dire ? »

Pour se faire bien voir, Glenn ménageait volontairement le suspense et même si Igor avait tout son temps, il détestait ces manœuvres qui étaient les préférées de Mickaël. Pourtant, il prit son mal en patience et se garda d'intervenir, se contentant de vérifier que personne dans le bar ne faisait attention à ces deux hommes en train de comploter au-dessus de leur bière tiède.

« Bien qu'elle n'ait aucun souvenir d'une potentielle identité nocturne comme la majorité des hajourdanais, notre ami commun lui a parlé de l'autre monde. Elle a l'air d'en savoir beaucoup et elle est également au courant de la disparition de Maliah ainsi que de votre implication. Enfin... j'imagine qu'elle parlait de vous, mais elle m'a donné un autre nom... »

L'interrogation cachée dans ces propos n'échappa pas à l'Illusionniste. Il repoussa une mèche de cheveux gras qui lui tombait devant le visage et avec un sourire à faire pâlir la mort, activa ses pouvoirs. Durant quelques secondes, ses traits se modifièrent en ceux d'Ovard, avant de reprendre leur apparence initiale. Glenn se figea d'effroi, la bouche entrouverte, alors qu'autour d'eux personne n'avait rien vu.

« Comment est-ce que... je ne..., bégaya le surveillant, sous le choc.

— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas sur moi et que tu n'as pas besoin de savoir, mais pour faire court : oui je suis l'Ovard dont cette jeune fille a dû te parler.

— Alors près du lac avec Atlantis et Méryl c'était...

— C'était moi que tu as espionné. »

Le surveillant se rembrunit et baissa les yeux sur son verra encore à moitié plein. Il s'en saisit et le vida d'une traite, le temps de reprendre le contrôle de ses émotions. L'Illusionniste savoura l'impact qu'avait cette révélation sur son informateur. Maintenant que Glenn savait qu'il pouvait changer d'apparence, il n'en serait que plus méfiant et oserait encore moins désobéir à ses ordres. À partir de cet instant, tout le monde lui paraîtrait suspect.

« Qu'est-ce que cette Élinor t'a raconté d'autre ? »

La langue déliée, le surveillant aux cheveux roux lui raconta tout. Il lui parla des recherches d'Eytan et de la lycéenne sur le monde nocturne, de l'espoir fou qui les habitait de retrouver Maliah et enfin, de l'artefact magique qu'ils essayaient de construire.

« Avec cet objet, expliqua Glenn, ils pensent qu'ils seront capables d'utiliser une sorte de sixième sens pour localiser Maliah avec son aura ou quelque chose du genre et ainsi la sauver. »

Il sortit de sa poche le dessin d'un totem en bois surmonté d'une grosse pierre. L'Illusionniste se pencha dessus quelques secondes, puis se rassit contre le dossier de sa chaise, un énigmatique sourire sur les lèvres.

« Que leur manque-t-il pour y arriver et qu'attendent-ils de toi ? »

S'il fut troublé de sa réponse, s'attendant sans doute à un éclat de colère ou à des reproches, le surveillant n'en montra rien.

« Eytan n'est pas au courant de mon implication, mais Élinor espérait que je puisse lui donner une idée sur l'endroit où trouver cette pierre. Seulement, je ne vois pas comment...

— Je sais où en trouver. Je vais te montrer sur une carte et je compte sur toi pour les guider au bon endroit.

— Mais, hésita son interlocuteur, vous voulez qu'ils trouvent votre repaire ? N'est-ce pas dangereux ? »

Malgré lui, l'Illusionniste éclata de rire.

« Crois-tu que je les laisserais faire s'il y avait le moindre risque que ces deux-là me nuisent ? Qu'ils viennent me trouver et sauver leur amie, je les accueillerai avec une surprise dont ils se souviendront ! »

L'homme pivota sur sa chaise pour foudroyer de son regard sombre les quelques curieux qui avaient osé tendre l'oreille vers lui dans l'espoir sans doute de comprendre ce qui avait déclenché son hilarité.

« Je veux que tu te rapproches de cette fille et même d'Eytan s'il le faut. Plus besoin d'être discret, ils pensent que tu es de leur côté, nous allons en profiter.

— Et s'ils me demandent de venir avec eux par exemple ? Ou de faire des choses qui pourraient vous nuire ?

— Je garderai un œil sur vous, mais d'ici là, nous ne nous verrons plus pour ne pas qu'ils se méfient. Si j'ai besoin de te faire passer des informations, je le ferai par d'autres canaux. Fais ce qu'il faut pour qu'ils te fassent confiance, c'est le meilleur moyen de les piéger et si pour ça tu dois agir contre moi, fais-le.

— Et si je dois vous contacter ?

— Pour ta propre sécurité, tu ne pourras pas. »

Un sourire vicieux vissé sur les lèvres, ses yeux bruns brillant de plaisir, Glenn exultait sans plus chercher à le cacher. Igor savait que l'homme était venu sur Hajourdan à la recherche de sensations et de danger sans se soucier de la morale et c'était la raison pour laquelle il s'était avéré être un si bon atout. Jouer l'agent double et se faire passer pour un allié auprès d'Eytan qu'il détestait tout particulièrement était donc une opportunité qu'il saisissait à deux mains. D'avance, il jouissait de la perspective de trahir sa proie après avoir joué avec et sur ce point-là, il ressemblait beaucoup à l'Illusionniste.

« Est-ce que tu as d'autres informations à me délivrer ? l'interrogea ce dernier en finissant sa bière à son tour.

— Non, je crois que c'est bon.

— Très bien, alors je vais t'expliquer en détails ce que j'attends de toi et te montrer où tu peux trouver cette pierre que nos deux amis recherchent, mais avant cela, j'ai une dernière question : ton cadeau t'a-t-il plu ?

Le visage de Glenn se tordit nerveusement avant de reprendre son apparente jovialité.

« J'attendais le bon moment pour l'utiliser et je crois qu'avec ce qui s'est passé aujourd'hui, tous les signes sont alignés. »

L'Illusionniste n'insista pas. Il connaissait déjà la réponse à son interrogation et souhaitait tester la réaction de son informateur. Il savait que c'étaient les remords à propos de Méryl qui l'empêchaient d'utiliser ce cristal qu'il avait pourtant tant désiré et le fait qu'il se décidât enfin à avancer était un signe prometteur. D'un côté, Igor avait besoin que Glenn fût attaché à Méryl pour que sa position vis-à-vis d'Eytan et Élinor fût crédible, de l'autre, il ne fallait pas que cette affection empiétât sur sa mission. Le surveillant semblait avoir enfin trouvé l'équilibre, mais il devrait le surveiller quelques temps pour en être certain.

L'après-midi était déjà bien entamée quand l'Illusionniste pénétra dans son repère sous la forme de Chloé : une silhouette menue, des yeux clairs, de courts cheveux blonds. Ses pas légers résonnaient sur le sol en pierre d'un couloir étroit dans lequel se découpaient de nombreuses portes insonorisées. Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver devant celle qu'elle cherchait. D'un coup de main habitué, elle la déverrouilla et l'ouvrit.

Une adolescente amaigrie par son séjour dans son repaire gisait sur un lit de fortune. En hauteur, hors de portée, une petite lucarne éclairait la pièce à travers de gros barreaux de fer forgé et les rayons du soleil hivernal tombaient en un doux rideau sur le visage émacié et sale de la prisonnière. Par curiosité, l'Illusionniste se laissa quelques instants porter par les doux rêves de liberté de la jeune fille, par la pureté de ces pensées qui étaient les seules sur lesquelles elle n'avait pas d'influence.

Sans faire de bruit, Chloé referma la porte et passa à la suivante. Ce soir, elle passerait à l'expérience la plus importante de toutes et si elle voulait atteindre son but et que Maliah survécût, sa prisonnière aurait besoin de toutes ses forces.

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