24. Glenn - Le prix de la culpabilité

Assis sur un banc dans la cour du lycée, le surveillant avait le regard dans le vide. D'une oreille distraite, il écoutait les babillages d'un groupe de secondes en train de se raconter leurs vacances de Noël. Il était curieux de se rendre compte que la plupart d'entre eux les avait passées sur le continent, loin d'Hajourdan et de sa magie mortelle. Etait-ce l'instinct de survie ? Un besoin de s'éloigner du danger après la dernière vague de décès ? Glenn n'en avait pas la moindre idée.

Après plus de trois ans à étudier le comportement des insulaires, il avait fini par assimiler – à défaut de comprendre – que malgré leur peur du monde nocturne, les insulaires étaient trop attachés à leur île pour la quitter. Peut-être était-ce le pouvoir des cristaux qui les retenait, peut-être étaient-ce simplement leurs racines, mais dans tous les cas, ce n'était pas demain qu'Hajourdan connaîtrait un exode vers la ville côtière d'Allevin et ses alentours et ce n'était pas pour déplaire au surveillant.

Tel un chat paressant au soleil, il étira ses bras et ses jambes en bâillant bruyamment. Il faisait étonnement bon en ce deuxième jour de janvier et il aurait volontiers retiré son lourd manteau d'hiver s'il ne s'était pas senti aussi paresseux. À cause d'Igor, il n'avait pas beaucoup dormi ces derniers jours et même si son commanditaire n'avait pas donné signe de vie depuis la nuit de Noël, le souvenir de ce qu'il avait fait à Méryl – alias Maliah – le hantait encore. C'était la première fois depuis qu'il avait quitté la faculté de médecine que Glenn ressentait des remords quant à sa nouvelle vie et inconsciemment, comme pour se punir de ses actes, il n'avait pas encore touché au cadeau que lui avait offert Igor.

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26 décembre, très tôt

Alors que la nuit était loin d'être terminée, le surveillant avait réussi à renvoyer son âme dans le monde diurne. Il lui avait fallu presque une heure pour calmer ses pensées bouillonnantes et réussir à s'endormir sous sa forme hybride, agité par la promesse d'une récompense tant espérée enfin à portée de main.

En se réveillant, il réalisa qu'il avait sombré dans le sommeil non pas dans son lit dans son petit appartement, mais sur son bureau au lycée, la tête posée sur ses bras croisés. Quelle poisse ! Il se leva d'un bond et son corps, endolori par cette position, se rappela à lui en craquant bruyamment. Il grimaça sous la douleur, s'obligea à ralentir tandis que la tête lui tournait. Pour se réveiller tout à fait, il attrapa une barre énergétique dans un tiroir et mordit dedans à pleines dents. Le booste de sucre acheva de lui remettre les idées en place et la fatigue repoussée, il quitta l'enceinte glauque du lycée à une heure aussi tardive.

Une fois dans le hall de son immeuble, il fut surpris de croiser plusieurs voisins encore debout et au lieu de se précipiter chez lui comme il avait prévu de le faire, il accepta un verre, puis un second, pour ne pas passer pour un sauvage en ce soir de fête. Ce fut à la troisième coupe de champagne et la démarche plus aussi assurée qu'en arrivant, qu'il réussit à s'éclipser. Prétextant le besoin de passer à son appartement pour ramener quelque chose à manger, il échappa à la vigilance de ses joyeux compères et grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier jusqu'au second.

Sous l'effet de l'alcool et de l'impatience, Glenn dut s'y reprendre à trois reprises pour trouver la bonne clef sur son énorme trousseau de surveillant et l'insérer dans la serrure. Igor avait laissé quelque chose chez lui et si c'était ce qu'il pensait, ses rêves les plus fous allaient enfin se réaliser.

Lorsque la porte s'ouvrit, un intense éclat bleuté aveugla l'homme aux cheveux roux. Il referma précipitamment derrière lui alors que son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il y était enfin parvenu. Après trois années de bons et loyaux services, il touchait enfin au saint Graal tant attendu. Cela ne lui sauverait pas la vie, il s'était fait une raison, mais ces prochains mois vaudraient le coup d'être vécus : il était sur le point de devenir le thérianthrope le plus puissant d'Hajourdan.

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Une semaine plus tard, le cristal offert par Igor était encore sur la table de la cuisine. Enfermé dans une boîte aux propriétés sans aucun doute magiques, il luisait de plus en plus faiblement chaque jour et s'il ne se décidait pas rapidement à l'utiliser, Glenn pressentait qu'il finirait par s'éteindre et perdre ses pouvoirs. Quel gâchis ! À chaque fois qu'il s'apprêtait à ouvrir le contenant, le visage de Méryl défiguré par son amie féline lui revenait en mémoire et bien que cela fût stupide, il ne pouvait s'empêcher d'imaginer que c'était son cristal à elle qu'il avait sous les yeux. En s'en emparant, il avait l'impression de la trahir une seconde fois.

Pourquoi ne l'avait-il pas protégée et offert Eytan à la place ?

Son téléphone vibra dans sa poche, le ramenant sur son banc ensoleillé. Bien qu'il fût interdit de le consulter dans l'enceinte du lycée, le surveillant ne s'en priva pas.

Eytan Kelnet
Urgent. Rejoins-moi dans la réserve de la bibliothèque. Maintenant.

En parlant du loup... Que lui voulait-il encore celui-là ?

Quittant à regret les doux rayons du soleil, Glenn se leva après un dernier regard en direction des lycéens qui s'éloignaient en direction de leur salle de classe. La pause du matin était terminée et il devait de toute manière se rendre à la bibliothèque alors autant en profiter pour voir ce que cet avorton avait à lui dire.

Une douleur fulgurante dans l'oreille et la mâchoire firent tomber le surveillant sur les genoux au moment où il pénétrait dans la réserve. Le visage rouge de colère, les poings serrés, Eytan le dominait de toute sa hauteur. Il arma son bras droit, prêt à cogner une nouvelle fois.

« Tu vas me le payer, grogna Glenn en se relevant. Frapper par derrière, je n'aurais jamais cru ça possible même de toi.

— Maliah a disparu, tu as trahi ta promesse ! »

Dans un élan de désespoir, le lycéen se jeta sur lui. Il n'était pas très grand et dominé par l'émotion, il ne fut pas difficile à maîtriser.

« Lâche-moi sinon...

— Sinon quoi ? riposta l'homme qui lui bloquait les bras. Tu vas m'en mettre une ? Ah non, pardon, c'est déjà fait !

— Je vais te tuer », menaça Eytan.

Glenn desserra son emprise et attendit que son opposant se tournât vers lui. La claque partit avant qu'il y eût réfléchi.

« Je t'interdis de me parler comme ça. Jusqu'à preuve du contraire, je n'ai rien fait que tu n'aies pas également fait. »

Son interlocuteur avait le visage creusé par la fatigue, sa joue était marquée par la gifle qu'il venait de recevoir, pourtant contre toute attente, il éclata de rire. C'était un rire sans joie et empli de rancœur.

« Tu n'as rien fait, dis-tu ? Alors comment expliques-tu les lettres de Maliah que j'ai trouvées il y a quelques jours ici même ? Tu vas me dire que tu n'étais pas au courant ?

— Je ne...

— Vois-tu, il m'a fallu un peu de temps, mais j'ai fait le calcul. Au début, j'ai pensé que c'était forcément Maliah qui les avait laissées là, car qui d'autre qu'elle connaîtrait mon attachement aux Contes et Légendes d'autrefois ? Et puis, je me suis dit que c'était impossible qu'elle ait eu accès à la bibliothèque pendant les vacances alors j'ai pensé à une autre personne : toi ! Et si elle t'a donné les lettres, alors tu savais qu'elle allait se rendre avant le trente-et-un décembre et tu l'as laissée faire.

— Ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça... »

Malgré la culpabilité qui faisait de nouveau surface, Glenn ne se démonta pas face aux accusations du lycéen. Ce dernier n'avait aucune preuve de ce qu'il avançait et il était hors de question qu'il lui parlât de sa relation privilégiée avec la forme nocturne de Maliah. Au lieu de ça, il inventa un mensonge si gros que lui-même n'y aurait pas cru, mais qui suffit à faire taire son arrogant interlocuteur. Bien sûr, il ne douta pas un instant qu'Eytan ne gobait pas un traître mot de son histoire, mais quand il eut fini, ce dernier quitta la réserve après lui avoir jeté un dernier regard assassin.

« Si tu te sens au moins moitié aussi coupable que moi de ce qui est ou va arriver à Maliah, alors nous sommes quittes pour aujourd'hui », se contenta-t-il de lui balancer en refermant la porte derrière lui.

Resté seul dans la pénombre, seulement éclairé par une ampoule poussiéreuse au plafond, le surveillant s'appuya contre une étagère pour souffler. Il n'avait jamais regretté autant qu'à cet instant de ne pas avoir tenu sa promesse : si Igor s'en était pris au jeune homme à la place de son amie hybride, au moins il aurait eu la paix.

Malgré lui, ses pensées dérivèrent vers sa seule et unique visite dans le repaire de son commanditaire. Il avait beau faire comme si ce jour n'avait jamais existé, ce qu'il avait vu l'avait marqué à jamais...

* * * * * * * * * *

Trois ans plus tôt

La main sur son épaule, Igor le guidait le long d'un couloir étroit et humide. Tous les cinq mètres environ, une porte se découpait un coup sur leur droite, un coup sur leur gauche et devant chacune d'elle, celui qui deviendrait son commanditaire et partenaire pour les années à venir l'obligeait à s'arrêter. Avec des gestes exagérément lents, le maître des lieux déverrouillait la petite lucarne à barreaux de la cellule devant eux et obligeait Glenn à regarder ce qui se trouvait à l'intérieur.

Certaines étaient vides, mais dégageaient une odeur d'urine et de moisissure qui lui retournèrent l'estomac, d'autres étaient occupées par des êtres qui n'avaient plus d'humaine que l'apparence. Leurs yeux étaient vides de toute expression et leur posture celle de martyrs. Ils étaient des corps sans vie qui ne respiraient que parce qu'ils y étaient condamnés et l'homme aux cheveux roux en fut à la fois révulsé et affligé.

La main toujours sur son épaule, Igor attendit qu'ils arrivassent au bout du couloir pour lui susurrer cette unique phrase qui resterait gravée à jamais dans sa mémoire :

« Ce que ces personnes-là ont subi, ce n'est rien comparé à ce que je te ferai vivre si un jour tu me trahis. »

Et bien que Glenn se sût aux portes de la mort, il se jura de ne plus jamais remettre les pieds dans ce lieu de mort et de désolation.

* * * * * * * * * *

« Excusez-moi de vous déranger, chuchota une voix qui le fit sursauter. Est-ce que je peux entrer ? Je m'appelle Élinor, il y a quelque chose dont j'aimerais vous parler. »

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