23. Amandine - Un loup dans la bergerie

« Chauffeur, attendez ! »

Amandine passa son bras entre les portes coulissantes du bus juste avant qu'elles ne se refermassent. Elles se rouvrirent dans un soufflement d'air comprimé et la jeune fille en profita pour monter à bord du véhicule.

« Merci, dit-elle au conducteur tout en reprenant son souffle, j'ai dû mal lire les horaires, j'étais persuadée que vous ne passiez que dans dix minutes ! C'est possible de recharger ma carte d'abonnement pour la fin du mois s'il vous plaît ?

— Vous ne savez pas que tout se fait en ligne maintenant ? lui répondit son interlocuteur en secouant la tête d'un air navré. On ne vend plus rien à bord pour les transports scolaires.

— Oh non, je...

— Allez, ça ira pour cette fois, allez vous asseoir. Je compte sur vous pour être à l'heure et valider demain matin.

— Merci monsieur ! »

Sans se faire prier, la rouquine s'engagea dans l'allée étroite et jonchée de cartables qui menait à l'arrière du bus. L'engin était surchauffé et après sa course matinale pour ne pas le rater, elle avait l'impression de se trouver dans un sauna. D'une main, elle retira son manteau tandis que de l'autre elle s'accrochait aux sièges pour progresser. Le chauffeur redémarra en la pressant de s'asseoir et sous les regards endormis des primaires, collégiens et lycéens, Amandine finit par trouver celui qu'elle cherchait. Elle contourna un sac à dos vert pomme, enjamba une trace humide suspecte et prit place à ses côtés.

Son voisin était un garçon de sept ans en classe de CE1. Le nez plongé dans un petit cahier, il fronçait les sourcils de concentration et ne semblait pas avoir remarqué la jeune fille. Son visage à la peau claire à moitié masqué par une tignasse châtaine indomptable, il marmonnait en faisant de grands gestes.

« J'y arriverai jamais, geignit-il en soufflant sur une mèche qui lui tombait sur les yeux. Je suis trop nul...

— Peut-être que je peux t'aider ? »

Surpris par l'intervention de l'adolescente, le garçon poussa un cri en refermant brusquement son cahier. Il leva un regard mi-anxieux mi-reconnaissant vers Amandine et face au vert émeraude si particulier de ses iris, elle sentit son ventre se serrer. Dylan... Il lui ressemblait tellement à cet instant... Des souvenirs de son enfance se ravivèrent en vrac dans sa mémoire.

Dylan et Alison au bord du lac d'Illun en train de se courir après sur les galets.

Un bonhomme de neige avec une écharpe rose bonbon et un nez de travers.

Un tour de train fantôme qui leur avait fait la peur de leur vie.

Un baiser volé à l'abri des regards dans un chantier public.

Une sortie au ciné...

« Tu connais l'ordre des planètes ?

— Bien sûr ! sourit Amandine en se reconcentrant sur l'instant présent. Mercure, Vénus, Terre, Ma...

— Comment tu fais pour le retenir ?

— Oh, ça ! C'est un secret. Tu veux que je te le dise ? »

Le petit hocha de la tête avec une ferveur telle que la lycéenne ne put s'empêcher de rire. Sa réaction vexa son voisin qui afficha une moue boudeuse digne de sa sœur.

« C'est pas gentil de se moquer des plus petits que soi.

— Je ne me moque pas, c'est promis, lui répondit Amandine. C'est quoi ton nom ?

— Louis. Louis Savary et toi ?

— Appelle-moi Amy. »

Elle prit le cahier de l'enfant et le feuilleta jusqu'à retomber sur la page qu'il lisait avant son intervention. Son écriture était petite et encore maladroite et elle dut se concentrer pour le déchiffrer.

« Je suis sûre que tu connais déjà le nom de toutes les planètes alors pour en retenir l'ordre, je vais te donner une astuce. Quand j'étais petite, mon papa m'a fait apprendre une phrase magique et grâce à elle, je ne me suis plus jamais trompée !

— C'est quoi ? »

Sous l'excitation, le garçon s'était mis debout sur son siège, ce que ne tarda pas à remarquer le chauffeur du bus. Avec un ton autoritaire, ce dernier alluma son micro et demanda à Louis de se rasseoir. Rouge de gêne sous le regard des autres élèves pour la plupart bien plus âgés que lui, l'enfant se tint tranquille, les yeux obstinément fixés sur ses baskets noires élimées. Amandine fusilla les curieux du regard en les défiant de faire un commentaire. Avec ses cheveux de feu et son air peu aimable, elle avait l'air menaçant et ils se détournèrent sans un mot.

« Alors, tu veux savoir cette phrase ? »

Le cou plié vers le haut, les sourcils à nouveau froncés, Louis scrutait son visage avec un air à la fois reconnaissant et dubitatif.

« Je te connais, non ? demanda-t-il d'une petite voix.

— On s'est rencontrés alors que tu étais encore petit, je venais parfois jouer avec ton frère et ta sœur. Je ne pensais pas que tu te souvenais de moi.

— Pas de toi ! Juste de tes cheveux ! Ils ont la même couleur que les feuilles à l'automne. »

L'innocence et la poésie des enfants étaient une fois de plus surprenantes. Sans pouvoir se retenir, Amandine ébouriffa la tignasse du garçon alors qu'un élan d'affection broyait son cœur. Dire qu'elle le projetterait dans un monde dangereux bien avant l'heure au risque de le perdre lui aussi. Elle ne se sentait pas prête.

« Allez revenons à cette phrase, répète après moi : Merveilleux Vénus, tes mimosas jaunes sentent un nouveau parfum.

— Merveilleux Vénus, tes misomas jaunes...

— Non, mimosas, ce sont des fleurs.

— Tes mimosas jaunes sentent un nouveau parfum.

— Super, encore une fois !

— Merveilleux Vénus, tes miso... mimosas jaunes sentent un nouveau parfum.

— Bravo Louis !

— C'est tout ? »

Un grand sourire s'épanouissait sur les fines lèvres de l'enfant.

« Pas tout à fait, le corrigea Amandine, il me reste à t'expliquer le lien entre cette phrase et les planètes. »

Mais Louis avait déjà fait le lien. D'une main sûre bien que malhabile, il avait attrapé sa trousse de feutres et s'appliquait à tout recopier dans son cahier. Chaque mot de la phrase que venait de lui donner la jeune fille avait une couleur différente qu'il associa avec les planètes sans se tromper.

Quand le bus s'arrêta à son terminus devant l'école primaire, il releva la tête et murmura comme un secret :

« Il faut juste regarder les premières lettres, pas vrai ? »

Alors qu'elle acquiesçait en le couvant d'un regard maternel, Louis rangea ses affaires, prêt à descendre.

« Tu fais quoi, Louis ? Tu viens ? »

Un garçon de son âge agitait les bras en criant à travers la vitre depuis le trottoir. Il fut rejoint par un autre élève, un ballon de football sous le bras, puis un second à l'air un peu plus réservé.

« J'arrive ! » cria à son tour l'interpellé en se mettant sur ses pieds.

Il attendit qu'Amandine se levât pour lui passer devant et après un « merci » jeté par-dessus l'épaule, il courut rejoindre ses copains. Plus tranquille, la jeune fille descendit du bus en dernier. La bonne humeur des enfants était communicative et elle se surprit à sourire bêtement en se dirigeant en direction de son cours de technologie. Elle passa devant le groupe de garçons sportifs de sa classe dont faisait partie Maël Verminger et rejoignit le dernier rang.

Comme elle était la seule fille de sa filière, la plupart des professeurs lui accordaient un traitement de faveur et ne la reprenaient pas, qu'elle arrivât en retard ou n'écoutât que d'oreille. Ce laxisme agaçait ses camarades et si habituellement Amandine faisait tout pour ne pas en bénéficier, ce jour-là faisait exception à la règle.

Le regard perdu par la fenêtre sur le paysage désolant du terrain de sport embrumé, elle n'écouta rien des deux heures qui suivirent. Elle aimait Mickaël. Elle était prête à tous les sacrifices pour lui, mais elle avait besoin de temps. Ce n'était pas un hasard si son partenaire avait choisi Louis Savary pour son expérience et Amandine ferait tout ce qui était nécessaire pour la mener à bien, seulement pas tout de suite. Elle devait être patient et apprendre à gagner la confiance du gamin pour entrer dans sa vie. Ainsi, elle serait plus à même de le surveiller le moment venu. Et si ce temps précieux lui permettait en plus de refermer son cœur et de se préparer à ce qui suivrait, elle le prenait volontiers.

Quant à Colleen, la jeune fille ne lui faisait pas confiance pour se montrer prudente et discrète après ce qui s'était passé avec Alison la semaine précédente. Il valait mieux la faire patienter une semaine ou deux pendant qu'Amandine se rapprochait de l'enfant et ensuite, elles agiraient ensemble.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top