21. Ema - L'odeur âpre des secrets

Quand Eytan les quitta pour rentrer chez lui, la nuit était déjà bien avancée. Pourtant, personne dans la maison n'avait sommeil.

« Nous devrions prévenir la police à la première heure demain matin, suggéra la mère d'Ema en cherchant du regard le soutien de son mari.

— Je ne suis pas sûr que cela servirait à grand-chose, soupira ce dernier. Si Maliah a suivi cet Ovard de son plein gré, alors que je ne crois pas que nous puissions faire quoi que ce soit à part attendre. Si cet individu en a vraiment après le double nocturne de notre fille comme semble le penser Eytan, peut-être la relâchera-t-il une fois qu'il aura obtenu ce qu'il veut.

— Mais peut-être que quelqu'un l'a vue hier matin et sait vers où elle est allée ! Il n'est pas encore trop tard pour lancer un avis de recherche, elle est mineure, la police nous écoutera.

— D'accord, chérie. Nous irons au poste à l'ouverture. Il faudra rappeler Eytan, je pense qu'ils auront des questions à lui poser et il faudrait que nous nous mettions d'accord sur la version que nous allons donner. Je ne pense pas que ce soit la peine de parler de l'autre monde, ils ne nous prendraient pas au sérieux et nous risquerions de perdre un temps précieux.

— Je m'occupe de lui, les interrompit Ema qui était restée silencieuse jusque-là. Dites-moi ce que vous voulez qu'il raconte et je me charge de vous l'envoyer et de lui transmettre le message à la première heure ! »

Ses parents l'observèrent sans un mot, un pli soucieux barrant leur front. Ils avaient les épaules basses, les yeux rougis par le chagrin et semblaient avoir vieilli de dix ans en une nuit. L'adolescente songea qu'elle ne devait pas avoir meilleure mine et elle s'obligea à se redresser et à esquisser un sourire forcé.

« Je pense qu'on peut lui faire confiance, approuva son père en entrelaçant ses doigts à ceux de sa femme. Ema, ma puce, ta mère et moi allons discuter de tout ça tous les deux et nous te tiendrons au courant. Il est très tard et il n'y a rien que nous puissions faire dans l'immédiat, pourquoi n'irais-tu pas te reposer un peu dans ta chambre ? »

Masquant sa déception d'être ainsi mise à l'écart, l'adolescente hocha la tête en signe d'assentiment. Le cœur lourd, elle quitta le salon en traînant des pieds. Elle avait à peine grimpé quelques marches de l'escalier que le son étouffé des sanglots de sa mère parvint à ses oreilles. C'était donc ça : ils ne voulaient pas qu'elle les voit s'effondrer. Si ses parents l'envoyaient dans sa chambre, c'était pour lui cacher leur vulnérabilité, mais ce qu'ils ne voyaient pas, c'était qu'elle aussi avait besoin d'eux. Elle se serait bien fiché de les voir pleurer si elle avait pu se blottir dans leurs bras.

Durant plusieurs minutes, Ema resta plantée sur sa marche, les poings serrés. Elle n'avait plus de larmes en réserve, ses yeux étaient secs et pourtant, elle ne se sentait pas mieux. Elle hésita à retourner au salon pour ne pas avoir à se retrouver seule à l'étage, mais un bâillement, puis un second, la dissuadèrent de faire demi-tour. Ses parents avaient besoin d'être seuls et après tout ce qui venait de se passer, la fatigue la rattrapait malgré elle.

Elle courut jusqu'à sa chambre sans un regard pour celle de sa sœur et se blottit sous la couette. S'efforçant de ne penser à rien, elle ferma les yeux, mais comme elle s'y attendait, le sommeil ne vint pas. Malgré l'épuisement et le chagrin, Morphée refusait de lui tendre les bras et après une heure à tourner en rond, Ema abandonna la lutte et attrapa son portable. Il était trois heures du matin.

Ema
Tu dors ?

Elle n'avait pas beaucoup d'espoir que ce message, comme une bouteille jetée à la mer, obtînt une réponse au beau milieu de la nuit et pourtant à peine quelques secondes plus tard, l'écran de son téléphone s'alluma :

Maël
Non, je n'y arrive pas et il semblerait que toi non plus.
Qu'est-ce qui te tracasse ?

Ema
Je n'ai pas envie d'en parler par message, je peux t'appeler ?

Maël
À cette heure-là ? Je vais réveiller Liam.
Il a beau ronfler comme un éléphant, si je bouge un orteil il va m'entendre
Et tu sais comme il est pénible quand il n'a pas assez dormi...
C'est urgent ?

Ema
Oui...
Tu peux venir ici si tu veux, tu ne vas déranger personne.

Maël
Serait-ce une invitation à dormir avec vous, jeune demoiselle ?
Tes parents ne risquent pas de se fâcher ?

Ema
Ils ne sont pas obligés de le savoir...

Malgré les circonstances, Ema ne put s'empêcher de sourire en lisant la réponse du jeune homme à son dernier message. Il avait suffi de quelques mots pour que son cœur s'allégeât.

Une demi-heure et quelques acrobaties pour grimper à la fenêtre plus tard, Maël était dans sa chambre. Vêtu d'un survêtement et d'une doudoune, il avait le front brillant de sueur.

« Il faisait froid alors j'ai couru, se justifia-t-il devant l'air ahuri de la jeune fille. Rien de tel qu'une bonne course en plein milieu de la nuit pour se mettre en jambe.

— Si tu le dis », marmonna l'adolescente en l'invitant à la rejoindre sur le lit.

Elle le regarda se dévêtir et ne put s'empêcher d'admirer ses bras musclés et ses abdominaux bien taillés qui transparaissaient au travers de son tee-shirt collé par la transpiration. Il avait la carrure d'un athlète et elle se sentit fragile lorsqu'il se glissa sous la couette et la prit contre lui. Son odeur de sueur et de savon l'apaisa et pendant plusieurs minutes, elle se laissa bercer sans parler.

Lorsqu'Ema rouvrit les yeux, il faisait encore sombre dans sa chambre, mais le réveil sur sa table de chevet indiquait qu'il était sept heures passées. Un bras posé derrière sa nuque, l'autre en travers de son ventre, Maël s'était également endormi. La jeune fille l'observa à la lueur de son téléphone et le filet de bave qui coulait le long de son menton la fit rire doucement : on ne pouvait pas être parfait !

« Qu'est-ce qui est si drôle ? » marmotta l'adolescent en ouvrant un œil.

Il s'essuya la bouche et se redressa sur les coudes.

« Il semblerait que le prince charmant soit aussi un peu crapaud, rigola Ema, une lueur amusée dans le regard.

— Moi, un crapaud ? Comment oses-tu ?

— On ne t'a jamais dit que tu bavais dans ton sommeil ? »

Alors qu'il s'apprêtait à se jeter sur elle, sans doute pour la chatouiller, Maël arrêta son geste. Il fronça les sourcils et grommela :

« Non, je ne savais pas. Pourtant mon crétin de frère doit être au courant, mais il s'est bien abstenu de me le dire ! Il devait espérer que je me ridiculise devant une fille. Il ne perd rien pour attendre...

— Allez, ne t'énerve pas, c'est mignon. Et puis, Maliah aussi ça lui arrive et c'est beaucoup moins charmant tu peux me croire ! Elle a même... »

Sa voix se brisa sous l'émotion. Dormir l'avait apaisée et pendant quelques minutes elle n'avait plus pensé à sa sœur, mais parler d'elle ravivait la dure réalité.

« Ema, qu'est-ce qui se passe ? »

Incapable de se contrôler, l'adolescente éclata en sanglots. Tout son corps fut pris de tremblements et tandis que Maël la prenait dans ses bras, elle nicha sa tête contre son cou et étouffa un cri de rage dans son épaule. Il lui caressa les cheveux d'une main douce, attendant qu'elle se calmât. Quand ses pleurs se furent taris, il la détacha doucement de lui et d'une petite voix comme s'il avait peur de la briser en parlant trop fort, il demanda :

« Qu'est-ce qui s'est passé hier soir ?

— Maliah... Elle a... »

Ema crut que les mots ne sortiraient jamais de sa gorge. Elle inspira un grand coup, ancra son regard dans celui de Maël en quête de soutien, puis ouvrit à nouveau la bouche :

« Maliah a été enlevée. »

Un voile de tristesse et de douleur assombrit le visage de son interlocuteur.

« Alors, ça y est... souffla-t-il.

— Tu le savais ?

— Oui... Elle est venue nous en parler à Liam et moi le soir du réveillon.

— S'il te plaît, dis-moi ce que tu sais ! »

Deux heures plus tard, Ema et Maël se tenaient devant chez Eytan. Main dans la main, aussi droits que des piquets, ils avaient le visage fermé. Suite aux révélations de son ami, la jeune fille avait commencé à avoir des doutes concernant la version de l'histoire que le petit ami de sa sœur leur avait donnée et en recoupant ce qu'il leur avait appris avec ce que son ainée avait raconté aux jumeaux Verminger, il lui semblait que certains détails ne collaient pas. Certes, ce n'était pas grand-chose et peut-être Ema se faisait-elle des films, mais elle n'avait pas confiance en Eytan.

La porte d'entrée de la grande maison devant laquelle le couple était planté s'ouvrit tout à coup. Une femme brune à la taille fine et à l'allure sévère passa sa tête dans l'encadrement et les héla d'une voix étonnamment douce :

« Bonjour les enfants, il n'y a personne d'autre que moi ici et je pars au travail. Si c'est mon fils que vous cherchez, il est sans doute à la bibliothèque.

— Merci Madame, désolés de vous avoir dérangée », lui répondit Maël en lui adressant un remerciement de la main.

La femme les dévisagea un instant, arrêta son regard sur Ema comme si elle la reconnaissait, puis referma la porte.

« Tu crois qu'il voudra bien nous parler ? interrogea la jeune fille d'une voix inquiète alors qu'ils se dirigeaient vers le lycée.

— Nous ne lui laisserons pas le choix, sourit Maël, tu sais que Liam et moi pouvons nous montrer très persuasifs... »

Un frisson parcourut le dos d'Ema tandis qu'elle imaginait ce que ces propos sous-entendaient.

« N'oublie pas de lui dire de rejoindre mes parents au poste de police une fois que vous aurez fini de discuter, rappela-t-elle. Tu te souviens de ce qu'il doit dire ?

— Ne t'inquiète pas, je sais ce que je dois faire.

— Et je m'occupe de le surveiller, princesse ! » déclara une voix dans leur dos.

Liam... Ses joues mates rosies par le froid, il arborait une assurance et un sourire confiant que la jeune fille avait plus l'habitude de voir chez son frère. Le regard fiévreux, il débordait d'un enthousiasme feint et paraissait prêt à sauter à la gorge de la moindre personne qui se mettrait en travers de son chemin. Ema connaissait l'amour fraternel qui unissait les jumeaux Verminger et sa sœur depuis leur enfance et la disparition de cette dernière semblait avoir profondément affecté le plus discret des deux frères. Elle en ressentit un pincement au cœur.

« On te rejoint chez toi dès qu'on a fini, sourit Maël en déposant un baiser sur les lèvres de la jeune fille.

— Laisse les grands tirer les vers du nez de cet avorton ! »

Les yeux levés vers le ciel en signe d'exaspération, Ema rebroussa chemin en direction de chez elle. Maël et elle avaient convenu qu'Eytan serait plus à même de se mettre à table si elle n'était pas présente et bien que cette situation ne lui plut pas, elle n'avait d'autre choix que de patienter.

Les mains enfoncées dans les poches de sa parka rose, ses écouteurs dans les oreilles, elle se laissa envahir par l'air mélancolique de la chanson qu'elle écoutait. Les larmes dévalèrent ses joues constellées de taches de rousseur tandis qu'elle fredonnait.

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