20. Eytan - Seul au monde
Quel idiot, non mais quel idiot ! Comment avait-il pu se laisser distraire aussi facilement ?
Il avait suffi de quelques mots d'amour et de deux, trois gestes de tendresse pour le détourner de ses préoccupations. Même un aveugle ne se serait pas laissé avoir aussi facilement. Il était vraiment le dernier des imbéciles !
Après avoir laissé un énième message vocal sur la messagerie de Maliah, Eytan enfila son lourd manteau d'hiver et quitta sa chambre. Comme toujours, le parquet du couloir craqua sous son pas vif, cependant il réussit à atteindre l'entrée de la maison avant que sa mère ne l'interceptât. Il l'entendit crier son prénom dans son dos, mais ne se retourna pas. D'un geste de la tête, il salua les portraits de son père et de sa sœur, s'excusa en silence de son comportement, puis sortit dans l'air frais de ce début d'après-midi.
Il avait plu une grande partie de la matinée et au lieu de se rendre à la bibliothèque au saut du lit comme il le faisait chaque matin depuis des semaines, le jeune homme en avait profité pour rester sous la couette, son ordinateur portable sur les genoux. Dans la pénombre de sa chambre aux murs impersonnels, il avait passé les premières heures de la journée à naviguer sur les réseaux sociaux à la recherche du moindre signe de vie de Maliah. Il avait écumé ses profils ainsi que ceux de ses amis et de sa sœur, espérant, sans trop y croire, y dénicher une photo qui prouverait qu'elle était toujours en vie.
Le dernier message qu'elle lui avait envoyé datait du vingt-cinq décembre en fin de soirée, soit plus de trente-six heures plus tôt, et ne contenait que quelques phrases banales : elle lui souhaitait un joyeux Noël et lui disait qu'elle serait très occupée le lendemain avec sa sœur et qu'elle ne pourrait sans doute pas lui répondre. Le problème était qu'Eytan avait croisé Ema la veille en compagnie de filles de son âge et quand il lui avait demandé où était Maliah, elle avait répondu qu'elle était partie sur le continent fêter le nouvel an avec des amis.
Au moins l'une des deux frangines lui avait menti et si le jeune homme devait parier, il aurait penché pour Maliah. L'inquiétude le rongeait ; il avait un très mauvais pressentiment.
Malgré le retour du beau temps, Eytan ne croisa pas un chat sur le chemin du lycée. Il profita du petit kilomètre qu'il avait à parcourir pour éclaircir ses pensées moroses et apprécia même la caresse des doux rayons du soleil sur ses joues pâles. L'astre avait beau briller haut dans le ciel, il n'arrivait pas à réchauffer l'air frais en provenance de l'océan et tout en accélérant, le jeune homme remonta le col de son manteau sur son menton pour se protéger. Dix minutes plus tard, les silhouettes imposantes des bâtiments scolaires apparaissaient à l'horizon.
Ce fut le cœur battant à tout rompre dans ses tempes que l'adolescent inséra sa clé dans la serrure de la porte de secours de la bibliothèque. Élinor la lui avait fait faire à l'insu de ses parents et lui avait fait jurer de ne l'utiliser qu'en cas d'extrême nécessité. C'était le vingt-sept décembre, il ne restait plus que quatre jours pour sauver Maliah des griffes d'Ovard et son amie d'enfance était retenue plus longtemps que prévu à une fête familiale sur le continent : pour Eytan, cette quasi-infraction en pleine vacances scolaires était plus que justifiée.
Le souffle court, il pénétra dans une semi-pénombre dans son lieu de prédilection et referma à clé derrière lui. Ses yeux mirent quelques minutes à s'habituer à l'obscurité et il ne remarqua pas tout de suite que quelque chose avait changé. D'une main fébrile, il alluma la lampe du bureau qui servait aux emprunts et retours des livres, non sans avoir vérifié que tous les rideaux étaient tirés. Il ne manquerait plus qu'un passant remarquât la lumière depuis la rue et alertât la police.
« Bon, où est-ce que j'en étais ? » marmonna le jeune homme pour lui-même.
Il retira son manteau, le jeta négligemment sur le bras d'un fauteuil et s'installa à sa table favorite. Le crissement des pieds de sa chaise dans le silence pesant de la bibliothèque le fit grincer des dents. Heureusement qu'il était seul, car en temps normal avec un tel boucan, il n'aurait pas manqué de se faire fusiller du regard par tous ses voisins.
Sa solitude lui parut tout à coup plus lourde à porter. Alors qu'il se levait pour aller chercher le petit livre qu'Élinor avait déniché quelques jours plus tôt, Eytan songea qu'il aurait aimé qu'elle fût à ses côtés. Avec son éternel optimisme, elle lui avait permis de tenir le coup ses dernières semaines et sans elle, il se serait déjà laissé dépérir de désespoir et de chagrin. Sans elle et sans Maliah.
« Qu'est-ce que ça fait là, ça ? » s'étonna l'adolescent alors qu'il retournait à sa place.
Un livre qui n'était pas là la veille était ouvert sur la table voisine, posé en évidence. De loin, il semblait avoir été malmené, car plusieurs pages dépassaient de sa reliure. Malgré lui, le cœur de l'adolescent se serra devant un tel acte de barbarie et ce ne fut qu'en s'approchant qu'il constata que ce qu'il avait d'abord pris pour des feuilles arrachées était en fait des enveloppes glissées entre les pages du bouquin. Et pas n'importe quel bouquin ! Les Contes et légendes d'autrefois.
Un cri de détresse franchit les lèvres d'Eytan. La dernière fois qu'il avait eu un exemplaire de ce livre entre les mains, c'était pour y découvrir un message laissé par Maliah alors qu'il l'évitait. Qui d'autre qu'elle pouvait avoir conçu pareille mise en scène ? Et comme Élinor et lui n'avaient pas quitté la bibliothèque la veille avant que la nuit ne fût tombée, cela voulait dire que celle qu'il aimait était passée ici après eux, peut-être même ce matin. Alors pourquoi n'avait-elle pas répondu à ses messages ?
Fébrile, l'adolescent attrapa la première enveloppe, coincée sous la couverture du livre de contes. Seul son prénom était inscrit dessus et il la déchira sans plus attendre. Son enthousiasme retomba alors qu'il lisait les premiers mots et il dut s'asseoir pour parcourir le reste de la lettre.
Cher Eytan,
Quand tu liras cette lettre, je serai déjà loin. Je sais que ce n'est pas ce que tu souhaitais, mais crois-moi, s'il y avait une autre solution, je l'aurais volontiers acceptée. Seulement voilà, c'était toi ou moi et entre nous deux, c'est moi que j'ai choisi. Mais si je pars, je n'ai pas abandonné pour autant et je m'en vais avec cet espoir de te revoir quand tout sera fini.
Je pars avec tout mon courage et la confiance absolue que j'ai en toi. Si quelqu'un peut trouver le moyen de nous sauver tous, c'est bien toi Eytan, et si tu en doutes un jour, demande à Élinor, je sais qu'elle partage mon avis.
La seule chose qui vous manque, c'est du temps et je compte bien vous en offrir un maximum. Si Ovard comptait me tuer, il l'aurait déjà fait le mois dernier au bord du lac et comme je suis toujours là, c'est bien la preuve que ce n'est pas son objectif. Je ferai tout pour l'empêcher d'arriver à ses fins, je me battrai avec mes armes et en attendant, je crois en toi.
Nous avons des alliés, Eytan, des amis. Et si nous n'avons pas réussi à en trouver dans le monde nocturne, plein de personnes seront prêtes à t'aider dans ce monde-ci si tu le leur demandes. Liam et Maël sont au courant de tout, Amandine également. Pour Léanne, Thomas et tous ceux que tu jugeras dignes de ta confiance, c'est à toi de leur dire, je n'ai pas réussi. S'il te plaît, ne reste pas seul. Fais-en tes alliés le moment venu et à vous tous, je suis sûre que vous triompherez.
Il me reste maintenant deux choses à te dire avant de finir cette lettre déjà bien trop longue : la première, c'est que tu n'es coupable de rien. Ce n'est pas toi qui a posé cet ultimatum, tout comme ce n'est pas toi qui a décidé de m'envoyer auprès d'Ovard, c'est moi seule. Cette décision, aussi stupide soit-elle, me revient et sache que tu as fait tout ce que tu pouvais pour m'en empêcher. Mais je suis têtue, tu me connais.
Pour la seconde chose, je voulais te demander un dernier service. Quand tu auras lu cette lettre, peux-tu donner à ma sœur et à mes parents celles que j'ai écrites pour eux et tout leur expliquer ? Je leur ai dit que je passais quelques jours sur le continent jusqu'au nouvel an, ils ne sont au courant de rien. Enfin, ils savent pour Clarie, je te laisse leur raconter la suite. Je sais que j'en demande beaucoup, mais crois-moi, ils préfèreront l'apprendre d'une figure amie.
Je compte sur toi aussi pour veiller sur Ema et si un jour tu devais croiser son double nocturne, je t'en prie, protège-là.
Enfin, je garde précieusement dans ma mémoire ces derniers jours et notre dernière nuit et je te promets de me raccrocher à eux quoi qu'il arrive.
Je t'aime.
Maliah
PS : Tu trouveras une boîte sous mon lit. Joyeux anniversaire.
Si cela avait été possible, le cœur d'Eytan se serait arrêté de battre. À sa première lecture, une vague de froid s'était emparée de tout son corps. À la seconde, il s'était laissé glisser de sa chaise alors que son âme se brisait de désespoir. À la troisième, ses dernières pensées cohérentes s'étaient échappées de son esprit.
Le visage posé sur ses genoux, recroquevillé sur le sol, l'adolescent se laissa aller pendant de longues minutes. Les mains serrées sur l'arrière de son crâne, les ongles plantés dans sa peau, il pleura, puis hurla sans plus se soucier que quelqu'un l'entendît. Bien sûr, au fond de lui il le savait déjà, mais la preuve indélébile qu'apportaient les mots de Maliah à cette intuition, n'en était pas moins douloureuse.
Elle l'avait abandonné.
Elle lui avait menti.
À présent, elle n'était plus qu'un pion aux mains d'Ovard.
Il était presque vingt heures et il faisait nuit noire depuis longtemps quand Eytan frappa à la porte des Commel. Pour cacher son anxiété, il enfonça ses mains tremblantes dans les poches de son manteau et se composa un sourire de façade. Ce fut Priscille, la mère de Maliah, qui lui ouvrit.
« Bonsoir Eytan, je suis étonnée de voir là aussi tard, Maliah ne t'a pas dit ? Elle n'est pas là, elle est partie fêter le nouvel an chez des amis.
— Bonsoir Madame, désolé de vous déranger. J'ai oublié des affaires dans la chambre de votre fille et elle m'a dit que je pouvais passer pour les récupérer. Si ça vous dérange, je peux revenir demain... »
Les mensonges sortaient de la bouche du jeune homme avec une fluidité déconcertante. Au fond de lui, il espérait de tout cœur que Priscille lui refusât l'entrée de sa maison, mais c'était sans compter sur sa gentillesse. Avec un sourire, elle s'effaça pour le laisser entrer.
« Je te laisse y aller seul, passe dire bonsoir à Jérôme dans le salon avant de partir. Il sera content de te voir.
— Oui, bien sûr ! Merci. »
Sentant le regard de Priscille sur sa nuque, Eytan grimpa aussi naturellement que possible la volée d'escaliers qui menait à l'étage, se forçant à ne pas courir. Ce ne fut qu'une fois dans la chambre de Maliah, la porte refermée derrière lui, qu'il se laissa aller à sa peine. Chaque élément de la pièce lui arrachait le cœur et pour la première fois depuis qu'il avait mis les pieds dans ce lieu, il en vint à apprécier l'orange vif moquette et le vert menthe de la housse de couette. Il aurait même été prêt à repeindre les murs de sa propre chambre en fuchsia si cela lui avait permis de remonter le temps.
Accroupi sur le sol, le jeune homme se pencha pour attraper sous le lit la boîte qui lui était destiné. Malgré les circonstances, Maliah n'avait pas oublié qu'il fêtait ses dix-sept ans ce jour-là et cette simple attention lui redonna du courage. De ses doigts maladroits, il défit le fin ruban doré qui entourait son cadeau et souleva le couvercle : son cœur rata un battement. À l'intérieur se trouvait un très joli cadre en chêne taillé avec précision en motifs complexes de plumes et de spirales qui n'étaient pas sans rappeler le tatouage nocturne qui recouvrait une partie du visage de Maliah. La jeune fille avait joint plusieurs photos au cadeau ainsi qu'un dessin de sa main les représentant tous les deux sous leur apparence de l'autre monde. Sans pouvoir s'en empêcher, Eytan sentit les larmes dévaler ses joues.
« Il lui est arrivé quelque chose, n'est-ce pas ? »
Le jeune homme tourna la tête et rencontra ceux, interrogateurs, d'Ema postée dans l'encadrement de la porte. Il avait été si concentré sur son cadeau qu'il ne l'avait même pas entendue entrer. Avec un pâle sourire et las de mentir, il hocha la tête pour acquiescer.
« Il faut que je vous parle à toi et à tes parents. Si ça te va, je vous rejoins dans cinq minutes dans le salon, je finis juste de ranger ça. »
Il désigna d'un geste vague la boîte qu'il tenait à la main. La petite sœur de Maliah comprit le message et s'éclipsa sans dire un mot. Un voile d'inquiétude avait recouvert ses yeux d'un bleu qu'il ne connaissait que trop bien et à l'idée de ce qu'il allait devoir raconter et de l'effet que cela aurait sur la famille Commel, le ventre d'Eytan se tordit. Il lui fallut presque un quart d'heure pour rassembler son courage, mais lorsqu'il descendit enfin au rez-de-chaussée, son cadeau d'anniversaire sous le bras et les deux enveloppes destinées à Ema et ses parents à la main, il était prêt à les affronter.
« Je ne crois pas qu'il y ait de bonne façon de vous l'annoncer, commença Eytan en s'installant dans un fauteuil, mais Maliah a disparu et je pense qu'à l'heure qu'il est, elle est probablement déjà morte. »
Bien qu'il s'y fût attendu, le jeune homme détourna la tête quand un masque teinté de souffrance et d'incompréhension voila le visage de ses interlocuteurs. Il sentit ses yeux le piquer et renifla pour ne pas craquer.
« Si vous le voulez bien, enchaîna-t-il d'une voix qu'il aurait voulu plus ferme, je voudrais essayer de vous raconter ce qui s'est passé. Maliah... votre fille vous a écrit ces lettres que je vous laisse bien entendu, mais elle m'a demandé de vous expliquer. Elle pensait que ce serait plus... facile. Et je pourrais peut-être répondre à vos questions... »
Il y eut quelques minutes de silence durant lesquelles les adultes se consultèrent du regard, comme en pleine conversation muette, puis le père de la famille passa un bras réconfortant autours des épaules de sa cadette et répondit :
« Nous t'écoutons mon garçon, je pense qu'il est grand temps que nous apprenions toute la vérité sur ce qui est arrivé à notre fille. »
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