2. Alison - Les deux autres restent
Du monde, des chuchotements, des regards en coin. Depuis qu'elle était revenue en catastrophe dans sa ville natale deux jours plus tôt, Alison avait l'impression de n'avoir jamais pu être seule une seconde. Constamment sollicitée par les membres de sa famille pour téléphoner, remplir des papiers, commander, annuler, fournir des explications à qui voudrait l'entendre, elle n'avait pas pris le temps de s'arrêter ne fut-ce que cinq minutes et après presque quarante-huit heures à courir partout et deux nuits blanches, elle titubait à l'arrière du cortège mortuaire.
Épuisée et rongée par le chagrin, sa main serrée sur celle de Louis, la jeune femme gardait la tête haute. Malgré les larmes qui sillonnaient ses joues et faisaient couler son maquillage, elle tâchait de se montrer forte, car même si elle avait perdu un frère, celui qui trottinait à ses côtés pour suivre le rythme imposé par les adultes avait besoin d'elle. Plus que jamais, l'aînée se devait d'être présente et la peine immense qui se lut sur le visage de Louis quand elle baissa son regard sur lui la conforta dans cette idée.
Très différents de Dylan avec ses cheveux blonds et son teint bronzé, Alison et son benjamin étaient châtains, presque bruns, avec une peau très claire. Comme leurs oncles et tantes aimaient à le répéter, deux tenaient de la mère et l'autre du père et seuls leurs iris au vert aussi éclatant que l'émeraude étaient identiques. Ironie de la nature, leurs parents avaient les yeux marron comme tous les autres membres de la famille Savary.
Plus ils s'enfonçaient entre les tombes et les caveaux familiaux ornés de noms vieux de plusieurs centaines d'années, plus Alison ralentissait. Sous les semelles de ses bottines noires les feuilles mortes craquaient. Dans les plis de son long manteau noir une brise automnale se faufilait et la frigorifiait. Même ses ongles étaient teints de noir pour l'occasion. Du noir, du noir et encore du noir. S'il les avait vus, Dylan aurait détesté cela ! Lui, le poète caché et rêveur, l'adolescent mal dans sa peau malgré les apparences. Il se serait moqué à tous les voir ainsi, ces dizaines de personnes qui ne le connaissaient même pas entourant ceux qui l'aimaient vraiment dans un ballet de froufrous sombre et déprimant. Il aurait ri et pleuré face à ce cortège sans vie en son honneur. Oui, il aurait détesté, c'était sûr.
« Ali ? souffla la petite voix de son frère qui lui tirait le bras.
— Oui, Louis ?
— Tu ne viens pas ? »
Sans s'en rendre compte, Alison s'était arrêtée. À une trentaine de mètres devant eux, disposé en un grand arc de cercle, le reste du cortège en avait fait autant. La jeune femme devait les rejoindre et pourtant, ses jambes refusèrent d'avancer.
« On va rater la cérémonie, se plaignit le benjamin, allez viens ! »
Mais son corps tout entier refusait de bouger, comme figé dans un étau gelé. Elle n'aurait pas dû se trouver là, tout ceci n'aurait jamais dû arriver. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt. Elle se souvenait à peine des derniers mots qu'elle avait échangés avec son Dylan il y avait de cela plus d'un mois et demi. À la rentrée des vacances de la Toussaint, ce dernier avait séché les cours pour passer sa dernière journée sur l'île avec elle et ils n'avaient échangé que des banalités sans importance, s'étaient chamaillés devant le parc. Quels étaient les mots exacts qu'il lui avait dits en agitant les bras depuis le quai du port ? Elle n'en avait pas la moindre idée, rien d'important sans doute et pourtant... elle aurait eu tellement plus à lui dire.
« Grande sœur, s'il te plait on y va...
— Attends, Louis.
— Si on ne lui dit pas au revoir, il ne pourra pas aller au paradis avec les autres. »
Ces mots sages sortis de la bouche d'un enfant de sept ans surprirent la jeune femme. Elle s'accroupit pour prendre son frère dans ses bras et les larmes qui brillaient dans ses yeux la convainquirent d'avancer. Pour rien au monde elle ne voulait faire davantage de chagrin à ce garçon qu'elle aimait de tout son cœur et à défaut de fuir, elle prit son courage à deux mains et parcourut la distance qui les séparait du reste de leur famille, Louis serré contre sa poitrine.
Leurs parents ne semblaient même pas s'être aperçus de leur retard. De dos, à quelques centimètres d'un grand trou creusé dans la terre le matin même, ils se soutenaient autant qu'ils se consolaient, épaule contre épaule et tête contre tête. C'était la première fois depuis des années que leur aînée les voyait aussi proches et savoir qu'il avait fallu perdre Dylan pour en arriver à ce résultat la désola. La vie d'adulte était emplie de mystères qu'elle n'avait pas hâte de découvrir.
« Je suis désolée pour ton frère », souffla une voix dans le dos d'Alison.
La jeune femme sursauta avant de se retourner. C'était une fille blonde qui lui avait adressé la parole, sans doute une lycéenne. Ses joues étaient rougies par la timidité.
« Il dort ? demanda l'inconnue en désignant du menton Louis, toujours dans ses bras.
— Oui, ce n'est pas facile pour lui... Pour personne d'ailleurs. On se connait ?
— Oui. Enfin, non... Disons qu'on s'est croisées une fois. Je m'appelle Léanne ! »
La fameuse Léanne. Quoique chuchoté, cet éclat de voix fit se retourner plusieurs personnes dans leur direction. Le maître de cérémonie lui-même marqua une pause dans son laïus et Alison se sentit mal à l'aise face au regard assassin noyé de larmes que lui envoya sa mère. Le moment était mal choisi pour une discussion, aussi intéressante put-elle être, avec la fille qui avait malmené le cœur de Dylan.
Avec un haussement de sourcils et un vague signe de la main, Léanne sembla comprendre le message subliminal que l'étudiante lui envoyait, car elle hocha la tête et s'éloigna sans rien ajouter. Alison la suivit des yeux et quand la blonde fut avalée par la masse noire des personnes venues rendre un dernier hommage à son frère, elle reporta son attention sur ce qui déroulait devant elle.
Ce n'était pas son premier enterrement et si elle refusa, malgré les regards lourds de sous-entendus de ses parents, de s'avancer pour prononcer un discours en l'honneur de quelqu'un qui ne l'entendrait pas, sa peine n'en était pas moins immense. Quel intérêt y avait-il à exposer son chagrin devant des dizaines de presque inconnus ? Elle était déjà suffisamment vulnérable et préférait s'accrocher en silence au petit corps endormi de Louis pour trouver du réconfort. Sans les supplications de son benjamin, elle aurait fait demi-tour depuis longtemps, les souvenirs de la dernière série de morts encore trop présents dans son esprit.
À peu près à la même époque durant son année de seconde quatre ans plus tôt, Alison avait perdu deux amies dans des circonstances similaires. Pas de violence, pas de trace de lutte, seuls des corps sans vie avaient été retrouvés dans leur lit. Au total, onze personnes avaient été victimes du monde nocturne en l'espace de quelques jours. Et même si chaque année on déplorait des morts, les séries étaient rares et d'autant plus douloureuse qu'elles étaient impossibles à expliquer, encore moins à prévoir.
Sacha, Camille, Bernard, Tiphaine, Greg, Pierre, Loreleï, Martin, Ewen, Edwige et Kiara. Leurs noms avaient fait la une du journal local pendant presque un mois avant de tomber dans l'oubli. Alison se rappelait avec précision de chacun de leur visage et si elle ne pouvait ramener Dylan, elle espérait de tout son cœur qu'il fût le dernier prénom de cette nouvelle liste déjà trop longue.
Après que les derniers mots eussent été prononcés et les dernières poignées de terre jetées, la jeune femme s'avança vers la tombe de son frère. Elle attendit que les retardataires venus lui rendre hommage s'éloignassent, puis s'agenouilla. Elle assit Louis à moitié réveillé sur ses cuisses et patienta le temps qu'il reprît ses esprits.
« Qu'est-ce que tu veux lui dire ? chuchota-t-elle pour que seul le benjamin l'entendît.
— Je veux... »
Il posa un doigt sur son front pour réfléchir, puis s'exclama en se remettant sur ses pieds :
« Je veux qu'il soit heureux et qu'il mange bien. J'espère qu'il se fera plein de nouveaux copains et qu'il ne fera pas trop de bêtises. »
L'aînée sourit malgré elle alors que le regard brillant de Louis se tournait vers le ciel.
« En fait, il peut faire plein de bêtises ! Papa et maman ne pourront pas le gronder là-haut, pas vrai ? »
Elle hocha la tête, la gorge trop nouée pour répondre.
« Je veux aussi qu'il nous aime encore et qu'il ne nous oublie pas. Tu penses qu'il se souvient de nous, Ali ? Moi je ne l'oublierai jamais.
— Lui non plus ne t'oubliera pas, Louis. Il sera toujours près de toi. »
Elle posa la main sur la poitrine de son frère et détourna le visage pour cacher ses larmes. Il comprendrait bien assez vite qu'il ne reverrait jamais Dylan et que là-haut n'existait sans doute pas.
« Va avec papa et maman un peu Loulou, s'il te plaît. Je voudrais être seule avec Dylan quelques minutes si tu veux bien. »
Le petit obéit et s'éloigna en courant, un sourire rempli d'espoir accroché aux lèvres. Le deuil était-il plus facile à cet âge-là ou le marquerait-il malgré lui pour le restant de son enfance ? Difficile à dire.
« Qu'allons-nous devenir sans toi ? »
La question flotta dans l'air quelques minutes. Le vent était retombé et le soleil continuait à briller haut dans le ciel en cette journée automnale. À côté des plaques pour Dylan, d'autres plus anciennes aux noms de Pierre et Greta Savary, leurs grands-parents paternels, vieillissaient. Leur famille n'avait jamais été très aisée et la mauvaise qualité des matériaux bon marché se faisait sentir après de longues années soumises au gré de la météo.
Alison fouilla quelques instants dans les poches de son manteau et en ressortit une pierre aux doux reflets bleus. Elle la posa sur la terre fraîchement disposée, le poing serré.
« Tu t'en rappelles ? On avait trouvé cet étrange caillou au bord de la falaise. Après ça, on s'était mis en tête que les légende était vraies et on a passé des heures à chercher le passage secret qui mène au centre de l'île. Sans succès bien sûr. On s'est disputé aussi pour cette stupide pierre, tu voulais la garder parce que c'était toi qui l'avais trouvée et moi parce que j'étais l'aînée. Je t'ai fait croire qu'elle était tombée dans l'océan... J'ai menti, désolée. »
Un rire étranglé secoua la poitrine de la jeune femme. N'avait-elle rien de mieux à raconter ?
« Quand j'ai quitté l'île l'année dernière pour mes études, ça a été à la fois le jour le plus libérateur et le plus angoissant de ma vie. D'un côté, c'était enfin l'occasion de quitter l'ambiance étouffante de la maison et de l'autre... c'était te quitter, t'abandonner un peu. Louis c'est différent, il ne se rendait pas encore compte à six ans, mais toi, je t'ai laissé au milieu de ces disputes incessantes et la seule chose qu'il me faisait tenir était de savoir que tu me rejoindrais à la fin du lycée. C'était le plan. Pourquoi... pourquoi n'as-tu pas tenu encore quelques mois ? »
Des larmes coulaient rageusement sur les joues pâles d'Alison. Elle les essuya d'un revers de main, abandonnant sur le sol la pierre bleutée.
« Et maintenant, je ne peux pas partir comme ça. Avec ce que Louis a vécu... Tu sais que c'est lui qui t'a trouvé jeudi matin ? Il était venu te réveiller comme d'habitude et il pensait que tu jouais, seulement toi... »
Sa voix se brisa. Rien de ce qu'elle dirait ne ramènerait son frère. Il était temps de le laisser partir en paix et même si son deuil était loin d'être terminé, elle devait le libérer.
« Je te pardonne, Dylan, lui souffla-t-elle. On ne t'oubliera pas. Je t'aime. »
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