19. Amandine - Un plan presque parfait

Robe ou pantalon ?

Doudoune avec fausse fourrure ou long manteau en laine ?

Bottines ou baskets ?

Une fois n'était pas coutume, Amandine était stressée. Debout face au miroir fixé à l'intérieur de sa penderie, plusieurs cintres entre les mains, elle hésitait sur la tenue à adopter en ce jour si particulier. Cela faisait plus de deux ans qu'elle n'avait pas mis les pieds dans la maison des Savary et elle imaginait sans mal l'accueil glacial que lui réserveraient les parents de son défunt amie d'enfance. Pour une raison qu'elle ignorait, Hélène et Gilbert Savary ne l'avaient jamais portée dans leur cœur et bien qu'ils fussent habituellement en contradiction sur tous les sujets, ils avaient réussi à s'entendre sur celui-là.

Mais la rouquine n'avait pas le choix. C'était la première mission en duo qu'elle se voyait confier par Mickaël et il était hors de question qu'elle se défilât devant Colleen. Cette pimbêche l'obligeait déjà à partager son partenaire, elle ne la laisserait pas en plus bafouer son honneur et revenir avec tous les lauriers.

« Amandine, chérie, ton père et moi sortons. Il y a des restes dans le frigo si tu as faim. »

La tête de sa mère apparut dans l'encadrement de la porte. Sa chevelure cuivrée était aussi indomptable que celle de sa fille et encadrait un visage anguleux mis en valeur par un maquillage impeccable. Un trait de crayon sous les yeux, du blush sur les pommettes et une couche de gloss sombre sur ses lèvres pulpeuses lui donnaient l'apparence d'une actrice prête à monter sur scène et à éclipser toutes ses concurrentes.

« Vous allez où cette année ? sourit l'adolescente. Il paraît qu'il y a un nouveau restau qui a ouvert à l'autre bout de la ville et qu'il n'est pas mauvais.

— Aucune idée ! Tu connais ton père, il adore les surprises. Tu te doutes bien qu'il ne m'a rien dit. »

Sa mère s'interrompit un instant, un mystérieux sourire sur les lèvres.

« Tu devrais mettre ta robe bleu foncé avec une paire de collants mats et tes bottines noires à lacets. Pense aussi à prendre le manteau couleur crème que tu t'es acheté l'hiver dernier, il fait un froid de canard ce matin.

— Merci, maman.

— Avec plaisir ma chérie. Salue ton rendez-vous secret pour moi ! »

Avant qu'Amandine eût le temps de répliquer, la porte de sa chambre s'était déjà refermée et le claquement des talons de sa mère sur le carrelage du couloir s'était estompé. Si seulement cette dernière savait que ce n'était pas avec Mickaël qu'elle avait rendez-vous, mais avec sa rivale et un gamin de sept ans... elle aurait eu quelques questions à lui poser !

Une heure plus tard et alors qu'un crachin désagréable s'était mis à tomber, la jeune fille retrouvait Colleen à l'entrée de l'impasse qui abritait la maison des Savary. Cette dernière s'était elle aussi mise sur son trente-et-un : elle portait une robe col roulé gris pâle resserrée à la taille et des bottes noires montantes à talons. Elle avait jeté sur ses épaules une veste blanche rayée de noire qui allongeait sa silhouette et faisait paraître Amandine petite à ses côtés.

« Tiens, j'ai pris un deuxième parapluie, débuta la blonde en lui tendant un étui cylindrique. Tu as l'artefact à portée de main ? »

Son interlocutrice fronça les sourcils :

« Je croyais qu'on avait dit qu'on n'en aurait pas besoin aujourd'hui.

— Mais tu l'as pris quand même, n'est-ce pas ? »

Amandine hocha la tête. Par elle ne savait quel miracle, l'artefact se trouvait dans sa main quand elle s'était réveillée le matin-même dans son lit et pour rien au monde elle ne l'aurait laissé dans sa chambre sans surveillance. Alors que le petit objet pyramidal était tout ce qu'il y avait de plus tangible et matériel, il avait suivi son âme sur le chemin du retour entre le monde nocturne et diurne. La jeune fille avait toujours cru cela impossible et quelque chose lui disait que la magie qui habitait l'objet était bien plus puissante et ancienne que ce que Mickaël avait laissé sous-entendre.

« Je pense qu'il est plus prudent de le garder sur nous, on ne sait jamais ce qui peut arriver. »

Elle voulut mettre la main dans la poche de son manteau pour s'assurer qu'il était encore là, mais Colleen fut plus rapide et elle s'empara de l'artefact. Les yeux brillants de convoitise, elle le posa à plat dans sa paume et le fit tourner pour l'observer sous tous les angles.

« C'est un bien bel objet tout de même et il a l'air extrêmement vieux... Je n'arrive même pas à reconnaître le matériau dans lequel il est sculpté.

— Rends-le-moi, ce n'est pas un jeu, siffla Amandine sans pour autant oser le reprendre de peur de le faire tomber.

— Je le garde le temps de notre petite visite à Louis, claironna sa partenaire du jour, je te le rends après.

— Colleen...

— Allez ne sois pas rabat-joie, tu ne me fais pas confiance ? Je sais bien que c'est à toi que Mickaël l'a confié, mais tu peux bien partager cinq minutes, non ? »

Comme si elle lui laissait le choix. La rouquine haussa les épaules avec indifférence, puis s'élança en direction de chez les Savary. L'impulsivité de sa camarade ne la dérangeait pas outre mesure tant qu'elle ne se mettait pas en travers de leur plan. Plus âgée d'une année, Colleen lui paraissait moins mature qu'elle et plus prompte à agir sur un coup de tête dans le simple objectif de s'amuser un peu. C'était donc à Amandine de prendre le commandement de leur duo et de réussir à la canaliser. Mickaël leur faisait confiance, elles devaient se montrer dignes de lui.

« On s'en tient à ce qu'on s'est dit hier soir ? demanda la blonde en la rejoignant. On propose à ses parents d'accompagner Louis matin et soir à l'école et de prendre le bus avec lui à tour de rôle ?

— Dans l'idée, oui. Par contre je ne t'ai pas dit, mais ses parents ne m'ont jamais trop appréciée du temps où j'étais amie avec Alison et Dylan. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je pense que ce serait mieux que notre proposition vienne de toi.

— À condition qu'il ne leur ait pas parlé du fait que Léanne lui a brisé le cœur...

— Aucun risque, sourit Amandine, Dylan n'était pas du genre à se confier, encore moins à ses parents.

— Alors allons-y ! »

Colleen avala les derniers mètres qui les séparaient de leur objectif d'un pas ferme. Elle poussa le portail en bois de la clôture qui ne tenait plus que sur un gond et sans ralentir, leva une main pour frapper à la porte. Plus mesurée, sa camarade prit le temps d'observer cette maison qu'elle n'avait pas vue depuis des années.

La bâtisse n'avait pas changé, seulement vieilli davantage. Quand la jeune fille était au collège, la devanture avait déjà perdu de son éclat et à présent, la jolie couleur crème des murs en crépi avait pris un triste ton grisâtre. La peinture bleue des volets qui s'écaillait déjà à l'époque n'avait pas été refaite et plusieurs impacts marquaient la porte d'entrée. L'habitation entière aurait eu besoin d'un bon coup de remise à neuf, mais avec la perte de leur enfant, Amandine doutait que ce fût la priorité d'Hélène et Gilbert.

« Il y a quelqu'un ? » cria Colleen en la faisant sursauter, les mains en porte-voix autour de sa bouche.

Elle frappa une nouvelle fois contre le battant.

« Je suis sûre d'avoir vu de la lumière à l'étage, maugréa-t-elle, et les rideaux là-bas ont bougé. »

Suivant du regard la direction que lui indiquait la jeune fille, la rouquine soupira :

« Je crois qu'on a oublié un détail, c'est encore les vacances scolaires alors...

— Alison ! s'exclama sa partenaire en se retournant vers elle, les yeux brillants.

— Oui, c'est moi » répondit une voix.

La porte s'ouvrit sur une jeune femme brune à la moue boudeuse et au regard vert impitoyable. Elle avait meilleure mine que la dernière fois qu'Amandine l'avait vue et les bras croisés, elle tapait du pied en signe d'agacement.

« Qu'est-ce que vous venez faire ici ? bougonna l'étudiante en les dévisageant avec une hostilité non feinte. Vous ne croyez pas que ma famille a déjà suffisamment souffert ? »

À cause de vous était à moitié sous-entendu et encore, Alison était loin de se douter de la vérité.

« Nous sommes venues voir Louis, répondit Colleen avec un calme étonnant. On voulait savoir comment il va et on pensait même proposer à tes parents de...

— Ce que veut dire Léanne, c'est qu'on ne va pas vous déranger plus longtemps, on repassera une autre fois. »

Amandine attrapa le bras de sa camarade pour l'inciter à reculer. Les deux filles n'avaient pas besoin d'un dessin pour se rendre compte qu'elles n'étaient pas les bienvenues et si Alison réagissait ainsi à leur simple présence, il y avait toutes les chances pour qu'il en fût de même, si ce n'était pire, avec ses parents.

« Laissez Louis tranquille, leur intima la jeune femme dans l'entrée. Vous avez peut-être les meilleures intentions du monde, mais il se portera bien mieux entouré de sa famille et des enfants de son âge. Votre présence ne ferait que lui rappeler l'absence de Dylan.

— Elle a raison.

— Col... Léanne, qu'est-ce que tu... ? »

Colleen avait sorti l'artefact de Mickaël de sa poche et le tenait dans son dos, hors de vue d'Alison. Avant qu'Amandine ne pût intervenir, elle maintint la base de la pyramide entre le pouce et l'index de la main droite, attrapa la partie dorée de la main gauche et la fit pivoter.

Le temps sembla se suspendre tandis que les deux complices tournaient la tête en direction de l'ainée des Savary. Elles s'attendaient à un éclat de lumière, une vague de chaleur, peut-être même à ce qu'elle s'évanouît ou se transformât sous leurs yeux, mais à leur grande stupéfaction, rien ne se produisit.

« Qu'est-ce que vous avez toutes les deux à me fixer comme ça ? Ce que je vous ai demandé n'est pas assez clair ? Allez, partez maintenant ! »

Ce ne fut que lorsqu'elle se trouvèrent hors de portée de voix et à l'abri des regards qu'Amandine explosa :

« Non, mais ça ne va pas la tête ? C'était quoi ton plan là ? Il se serait passé quoi si l'artefact avait fonctionné et si elle sa mémoire lui était revenue devant nous ?

— On ne sait même pas ce qui est censé se passer si ça marche...

— Justement ! Qui nous dit que ça n'a pas marché ?

— Crois-moi, je l'aurais senti.

— C'est-à-dire ?

— La seule explication logique à ce qui vient de se produire, c'est qu'Alison est cent pour cent humaine. Soit son double nocturne est mort, soit elle n'en a tout simplement pas.

— Même si tu as raison, on ne peut pas agir de manière aussi imprudente, grommela Amandine. Rends-moi l'artefact, c'est mieux pour nous deux que ce soit moi qui le garde jusqu'à ce qu'on en ait réellement besoin.

— Rabat-joie, souffla Colleen. Ne me dis pas que tu n'étais pas un tout petit peu curieuse de voir comment ça marchait.

— La curiosité n'est pas incompatible avec la patience. On aura tout le loisir de voir ce que ça fait une fois qu'on l'aura utilisé sur Louis. »

Les lèvres pincées, la blonde lui rendit l'objet magique. Il n'y avait pas la moindre trace de remord sur son visage, mais au lieu d'énerver davantage Amandine, cette absence de sensibilité la fit sourire. Les deux filles n'étaient pas si différentes l'une de l'autre et n'agissaient que dans leur propre intérêt, il fallait juste qu'elles apprennent à se synchroniser.

« Je pense qu'on peut laisser tomber pour aujourd'hui, déclara l'une d'elles. Le mieux serait de revenir après les vacances quand Alison sera repartie sur le continent.

— On se tient au courant après la rentrée alors. D'ici là, pas un mot à Mickaël sur ce qui s'est passé.

— Marché conclu ! »

Amandine regarda Colleen s'éloigner. En un mois, elle avait parfaitement su s'adapter aux coutumes du monde diurne et il était impossible de deviner qu'elle n'était pas humaine. Perchée sur ses talons, elle avançait d'un pas rapide avec une démarche féline et envoûtante et malgré elle, les mots qu'elle lui avait chuchotés la veille au creux de l'oreille lui revinrent en mémoire :

« La jalousie te va bien, mais si tu n'étais pas aussi focalisée sur Mickaël, tu pourrais découvrir de nouveaux chemins... »

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