Malgré lui, le visage de Mickaël s'éclaira d'un radieux sourire lorsque les deux adolescentes face à lui hochèrent la tête en parfaite harmonie. Bien loin des victimes qu'elles avaient pu être au début, soumises à lui grâce à ses pouvoirs psychiques, elles étaient à présent devenues de véritables partenaires en lesquelles il avait une entière confiance. Il n'avait plus besoin ni de magie pour les convaincre de sa supériorité ni de menaces pour les faire agir comme bon lui semblait. Les deux hybrides étaient pleinement ralliées à sa cause et leur volonté était unie dans la même direction. À eux trois et aux côtés de la discrète Illusionniste qu'elles ne connaissaient pas encore, ils domineraient bientôt les deux mondes.

« Si je vous ai fait patienter depuis la dernière étape de mon plan, ce n'est pas uniquement, car je craignais d'attirer l'attention sur nous, commença le Marionnettiste. Je voulais également laisser le temps à Colleen de s'habituer à son corps diurne pour qu'elle se fonde dans la masse et renforce ses liens avec les anciens amis de Léanne, car plus vous aurez de contacts et de connaissances parmi les insulaires, plus nous serons en mesure d'intercepter des renseignements qui pourraient nous être utiles.

- Quels genres de renseignements ? interrogea Colleen.

- Je ne sais pas précisément, mais ne refusez jamais les confidences d'un de vos proches. Je suis persuadé que certains en savent plus sur les deux mondes que ce qu'ils laissent entendre et mieux vaut se méfier de ces personnes-là. Il serait malencontreux qu'elles se mettent en travers de notre route.

- Tu fais référence à ce que Maliah m'a raconté l'autre jour ? souffla Amandine.

- Oui et je me suis assuré qu'elle ne représenterait plus de menace pour aucune de vous deux. »

La réponse de Mickaël sembla ébranler ses interlocutrices.

« Tu as fait quoi ? » l'interrogea la fille-ailée en retirant sa main de la sienne.

Sa voix était montée dans les aigus et pour empêcher le Marionnettiste de l'influencer, elle détourna la tête et se leva du lit. La mâchoire crispée, elle serra et desserra les poings à plusieurs reprises tout en faisant les cent pas et alors qu'il l'observait, songeur, l'homme aux yeux gris sentait le regard brûlant de la seconde hybride sur sa nuque.

« Je ne lui ai fait aucun mal, se contenta-t-il de dire, et pour ce que j'en sais, elle va bien pour le moment. Simplement, ne vous attendez pas à la revoir. Elle va, à sa manière, servir elle aussi notre cause.

- Mais c'est le meilleur moyen d'éveiller les soupçons ! s'énerva Amandine. On parle d'une des filles les plus populaires du lycée, tout le monde va se rendre compte de sa disparition !

- Une de plus, cela ne fera pas grande différence dans les esprits...

- Justement, si. Réfléchis Micka, si Maliah m'a parlé de son pacte avec cet espèce d'illuminé qui prétend s'appeler Ovard, il y a fort à parier qu'elle en a parlé à d'autres personnes avant de se rendre, non ? Il y a au moins...

- ... Eytan, compléta Colleen à sa place. Et peut-être même Liam et Maël. Ils vont la chercher, elle a raison.

- Alors gardez vos oreilles ouvertes dans l'autre monde. Si l'une de vous entend parler d'une quelconque mission de sauvetage, venez m'en parler immédiatement, nous verrons ensemble quelle est la meilleure stratégie à adopter. Tout ce que je peux vous dire, et ça devrait suffire à vous rassurer, c'est qu'il est impossible de faire le lien entre ce qui est arrivé à votre amie trop bavarde et vous deux. Vous avez ma parole. »

En même temps qu'il prononçait ces derniers mots, le Marionnettiste avait fermé les yeux. Focalisé sur les auras de ses deux partenaires, il prit quelques secondes pour les analyser. Comme avec un thermomètre et bien que cela ne fût pas tout à fait représentatif de ce qu'il voyait, car des mots seuls ne pouvaient décrire ce complexe entrelacs immatériel de sentiments, il leur donna des couleurs.

Mickaël constata avec surprise qu'à cet instant, les nuages émotionnels des deux thérianthropes étaient étonnement similaires. En leur centre, une grosse volute bleue circulaire aux contours indéfinis dominait en un signe de sérénité. Parsemée de tâches pastels vertes et jaunes, elle était entourée d'un halo rouge vif symbole d'émois plus violents. Et alors que pour Amandine cette auréole grenat désenflait progressivement, celle de Colleen ne diminuait pas.

Cet anneau à la couleur agressive resta gravé sur la rétine du Marionnettiste quand il rouvrit les yeux. Pour une fois, il se retint d'user de ses pouvoirs et se contenta de tapoter un coussin en plumes à ses côtés.

« Viens t'asseoir avec nous Colleen, j'ai quelque chose à vous montrer. »

D'une démarche souple et après avoir pris soin de replier ses ailes noires dans son dos, l'hybride-colombe rejoignit le duo déjà installé sur le lit. La moue contrariée qui déformait ses traits délicats disparut à la seconde où elle croisa le regard de Mickaël et pour achever de la convaincre qu'elle pouvait toujours lui faire confiance, ce dernier se pencha pour déposer un baiser sur ses lèvres. Dans le même mouvement, il caressa d'une main tendre les douces boucles cuivrées d'Amandine avant de se redresser.

« Passons aux choses sérieuses, leur sourit-il. Je suis sûr que ce qui va suivre va vous plaire.

- Attends, souffla la rouquine en se tournant vers sa camarade, je dois d'abord régler quelque chose. »

Elle se pencha vers Colleen et lui chuchota à l'oreille quelque chose que l'homme n'entendit pas. D'un air entendu, la fille ailée hocha la tête et d'un geste affectueux qui troubla sa voisine, elle lui remit une mèche folle derrière l'oreille. Perturbé de percevoir des sentiments qui n'étaient pas les siens et qui l'empêchaient de se concentrer sur ce qu'il avait à dire, le Marionnettiste détourna le regard et en profita pour attraper l'objet qu'il avait caché sous le lit. La situation avait beau être on ne pouvait plus sérieuse, Colleen avait éveillé ses désirs en le charmant un peu plus tôt dans la soirée et il n'était pas insensible à la tension sensuelle que les deux jeunes femmes dégageaient. Ses pouvoirs avaient beau s'avérer utiles dans de nombreuses situations, quand il s'agissait d'instincts primaires, il lui était parfois difficile de les ignorer.

« Qu'est-ce que c'est ? » le questionna Amandine.

Il leur présenta un objet pyramidal à peine plus gros qu'un pion d'échec, posé à plat sur la paume de sa main. Noir de la base aux deux tiers de sa hauteur, il se terminait par une partie dorée que l'on pouvait faire pivoter sur elle-même.

« C'est un artefact.

- Un quoi ?

- Un artefact. C'est un objet d'apparence banale doté de propriétés magiques. Celui-ci est unique en son genre et il m'a fallu des années et des dizaines d'essais pour le confectionner. J'en suis particulièrement fier.

- Et à quoi il sert ?

- Il permet de faire fusionner les personnalités diurnes et nocturnes. »

Un élan d'orgueil gonfla la poitrine de Mickaël quand les yeux ébahis et admiratifs de ses partenaires se détachèrent de l'objet dans sa main pour se poser sur lui. À cet instant elles lui vouaient un véritable culte, il le ressentait sur chaque centimètre carré de son corps.

Le souffle court, l'homme érigea une barrière émotionnelle autour de son esprit et avec une délicatesse telle que ses deux interlocutrices ne ressentirent rien, il repoussa leur aura dans leur espace vital personnel. D'abord le plan, ensuite il s'adonnerait à d'autres plaisirs...

« Je sais que vous brûlez de savoir comment c'est possible, seulement il me faudrait bien plus qu'une nuit pour vous l'expliquer et honnêtement, les détails techniques ne sont pas des plus intéressants. Ce qui l'est en revanche, c'est que je vais vous le confier cet artefact, car j'ai besoin que vous l'utilisiez pour moi. Jusqu'à présent, je l'ai testé sur de nombreuses personnes, mais toutes étaient déjà transformées et possédaient une identité nocturne et diurne distinctes. Grâce à cette petite pyramide et en la manipulant comme je vais vous montrer, vous allez m'aider à initier une seconde phase de test. Je veux que vous l'utilisiez sur un enfant dont l'âme ne s'est pas encore dédoublée.

- Ça ne risque pas de... disons de le tuer ? » murmura Amandine.

Elle paraissait gênée de poser la question, comme si elle craignait d'offusquer Mickaël.

« Je n'envisage que deux effets secondaires possible, la rassura celui-ci. Soit il ne se passe rien et dans ce cas cela voudra dire que l'artefact ne fonctionne qu'une fois que le premier dédoublement est apparu, soit la fusion des personnalités et de la mémoire sera instable. C'est à cause de cette seconde possibilité que j'ai besoin de vous. Pour être sûrs qu'elle ne se produit pas, nous avons besoin de laisser le sujet d'expérience dans son environnement naturel et de l'étudier.

- Et qui sera l'heureux élu ? s'enquit Colleen une pointe d'excitation dans la voix, car je ne vois personne d'assez jeune dans l'entourage de Léanne pour répondre à tes critères. Il faudrait que cet enfant ait quoi... disons six, sept ans ? Moins de dix ans en tout cas, mais il ne faut pas que ce soit un bébé non plus...

- Et l'idéal, l'encouragea son interlocuteur, serait que vous ne le connaissiez déjà toutes les deux. Ce serait plus facile pour le surveiller.

- Louis, souffla Amandine, tu parles de Louis Savary. »

Bien qu'elle ne montra rien, Mickaël sentit l'écharpe sombre de la peine envahir le cœur de la fille-panthère. Avec toute la délicatesse dont il était capable, il attrapa son menton entre ses doigts froids et la força à relever la tête. Sans lui laisser le temps de réagir, il plongea son regard pâle dans le brun chaud de ses yeux, mais au lieu d'influer sur les sentiments de la rouquine comme il avait l'habitude de le faire, il se laissa submerger par ce qu'elle ressentait.

Durant plusieurs minutes, il vécut à travers elle douleur, deuil, déchirement et culpabilité au fur et à mesure qu'elle mesurait l'impact et l'ampleur de la mission que le Marionnettiste leur confiait. Partagée entre un amour et une colère sourde que le mage avait du mal à expliquer, elle dut prendre sur elle pour faire refluer la tempête d'émotions contradictoires qui rugissait dans sa poitrine. Bien que son visage ne trahît rien de ce qui se jouait à l'intérieur de sa tête, Mickaël attendit que son aura rougeoyante eût reprit une proportion raisonnable avant de la lâcher.

« Vous n'êtes pas obligée de décider maintenant de la manière dont vous comptez vous y prendre, déclara-t-il pour achever d'apaiser ses interlocutrices. Parlez-en, faites un plan qui tient la route, car si jamais l'artefact ne fonctionne pas comme prévu, il ne faut surtout pas que son entourage s'en aperçoive et se mette à se poser des questions. »

Une bougie accrochée près de l'entrée acheva de se consumer et jeta une ombre sur le lit. Les jambes ankylosées d'être resté trop longtemps dans la même position, le Marionnettiste se leva. Il attrapa un des bâtonnets de cire stockés dans un coin de la chambre et en appuya la mèche contre la flamme la plus proche. Le temps qu'il le fixât sur le bougeoir en acier et la pièce avait retrouvé son éclairage initial.

Dans son dos, Amandine et Colleen discutaient à voix basse, penchée l'une vers l'autre. Il attendit qu'elles eussent fini pour revenir s'asseoir près d'elles. Si cette mission pouvait faire disparaître l'animosité qui flottait comme une ombre malsaine entre elles et les unissait une bonne fois pour toute, alors Mickaël aurait fait d'une pierre deux coups.

« Tu peux nous montrer comment s'en servir ? » demanda la fille ailée en désignant du doigt l'artefact qu'il tenait toujours au creux de sa paume.

Il ouvrit les doigts.

« C'est très simple, il vous suffit de tenir fermement la base de couleur noire d'une main et de l'autre, vous faites pivoter la partie dorée dans le sens des aiguilles d'une montre. La personne que vous ciblez devra se trouver juste à côté de vous, disons à moins d'un mètre.

- C'est tout ?

- Juste un conseil : agissez avec prudence. Cette magie n'est pas à prendre à la légère alors faites bien attention d'être toujours seules avec votre sujet. Je ne sais pas ce qui se passerait si vous tentiez de fusionner plusieurs personnalités en même temps et je pense qu'il vaut mieux ne jamais le savoir... Tiens Amandine, je te confie l'artefact, prends en soin. »

L'hybride le prit avec précaution. Curieuse, elle le fit tourner quelques secondes entre ses doigts, puis le glissa dans une poche intérieure de sa veste en cuir brun.

« Quel que soit le résultat, faites-en sorte que Louis ne parle jamais du monde nocturne à sa famille ou s'il le fait, débrouillez-vous pour que personne ne le croit. »

Après un dernier sourire enjôleur en direction des deux thérianthropes, il ouvrit la porte et s'engouffra dans le couloir froid et poussiéreux qui menait à l'extérieur. À peine le battant se fut-il refermé derrière lui qu'il s'ouvrait à nouveau et qu'une main ferme se posait sur son épaule pour le faire pivoter.

D'une voix enjôleuse et innocente, Amandine susurra :

« Tu ne restes pas encore un peu ? La nuit n'est pas encore finie... »

Même sur la pointe des pieds, la rouquine n'atteignait pas son visage et ce ne fut que lorsqu'elle noua ses doigts derrière sa nuque pour le forcer à baisser les yeux que Mickaël réalisa le piège dans lequel il était en train de tomber.

Les cheveux en bataille et les joues rosies, la demoiselle devant lui ne portait plus qu'une légère chemise grise en lieu et place de sa veste et de son haut de cuir. Une de ses épaules était volontairement nue et lorsqu'il la frôla de ses lèvres, il sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Charmé et peu désireux de se défaire de ce doux traquenard, le Marionnettiste se laissa ramener dans la chambre.

Quand une seconde paire de mains entra en contact avec sa peau, il ferma les yeux et laissa échapper un soupir. Ses sens magiques entièrement ouverts aux émotions de ses deux partenaires, il les laissa envahir son intimité. Un gémissement de pur plaisir franchit ses lèvres tandis qu'il s'asseyait sur le lit.