16. L'Illusionniste - Nouvelle recrue

Mi-ombre mi-serpent, l'Illusionniste glissait en direction des Bermilles. Sous sa forme immatérielle, elle défiait les lois de la physique et, faisant fi de la résistance des obstacles et du frottement du sol, filait à toute allure en direction de son objectif. Une nouvelle étape de son plan prenait forme et une lueur d'espoir qu'elle avait pourtant cru éteinte à jamais s'était rallumée dans sa poitrine.

Après presque un siècle d'échecs et de sacrifices, elle n'avait jamais ressenti pureté plus grande que celle qui émanait du cristal de Maliah. Une quantité innombrable de nouvelles expériences lui venait à l'esprit et rien que d'y penser, la tête lui tourna. Une onde de pur plaisir sadique traversa son enveloppe éthérée et à quelques centaines de mètres du sommet, elle dut s'arrêter pour reprendre forme humaine en même temps que son souffle.

La concentration qu'il lui fallut pour réussir à refouler cette vague d'émotions brutale la troubla. L'Illusionniste ne faisait jamais transparaître au grand jour ce qu'elle ressentait et cet instant de laisser aller l'agaça. Pour elle, la manifestation physique des émois intérieurs était la plus grande faiblesse de l'être humain. C'était une porte, une brèche ouverte à l'ennemi dans la muraille de notre esprit qui rendait vulnérable à la malveillance d'autrui. Ne rien montrer, c'était se protéger.

La seule personne que l'Illusionniste ne dénigrait pas pour ses débordements émotionnels était son acolyte. De par la nature de ses pouvoirs psychiques, le Marionnettiste ressentait et partageait les émotions de son entourage à un niveau de sensibilité bien supérieur à la moyenne et s'il n'était pas toujours capable de contenir les sentiments qui l'habitaient, il était bien trop malin pour laisser quiconque s'en servir contre lui. Au contraire, Mickaël utilisait cette apparente fragilité à son avantage et pianotait sur la gamme qui va du grand sourire aux larmes avec une maîtrise incontestée de ses infinies nuances et de leur effet sur l'âme humaine.

Aussi démonstratif que l'Illusionniste était mesurée, il parvenait tout aussi efficacement à ses fins bien que par des méthodes radicalement opposées. Pour cette raison, et malgré l'agacement qu'elle éprouvait en le côtoyant, la femme aux courts cheveux blonds qui se tenait à présent au point culminant des Bermilles respectait son complice.

« Qui êtes-vous ? » lui demanda l'hybride aux ailes noires qui se tenait à l'autre bout du plateau de pierres étroit que formait la montagne à son sommet.

Sa lame dégainée et pointée devant elle, Maliah était prête à s'envoler au moindre signe de danger.

« Je suis Ovard, l'Illusionniste et tout un panel d'autres personnes, mais puisque nous sommes entre nous et que nous allons passer un long moment ensemble, tu peux m'appeler Chloé. »

Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas prononcé ce prénom, réminiscence d'une vie perdue.

« Ovard, Chloé, un coup sous des traits masculins, le suivant sous ceux d'une femme, je répète ma question : qui êtes-vous réellement ? »

Quelle impertinence ! Oubliait-elle à qui elle s'adressait ? N'avait-elle donc pas souvenir de l'emprise que ses pouvoirs psychiques avaient eu sur son esprit quelques semaines plus tôt ou pensait-elle réellement que l'Illusionniste était venue ici pour... pourquoi d'ailleurs ? Quelle valeur cette avortonne pensait-elle avoir lui parler ainsi ?

Aussi irritée qu'intriguée par la tournure que semblait prendre la situation, Chloé croisa les bras sur sa poitrine presque inexistante et prit appui contre un rocher. Le contact de la pierre gelée contre la fine épaisseur de son corsage aux propriétés magiques la fit frissonner.

Elle avait volontairement pris une apparence frêle, car elle connaissait le complexe du héros qui habitait Maliah et face à une personne à l'apparence aussi fragile, cette dernière ne pouvait que baisser la garde et compatir à sa soi-disant infériorité. Première illusion.

« Je suis celle que je décide d'être et avant que tu ne me coupes avec une nouvelle question, sache que le sujet est clos et que tu devras te contenter de cette réponse. Maintenant, en route ! Nous avons un long chemin à parcourir et je ne voudrais pas prendre le risque de voir le jour se lever avant que nous soyons arrivées.

— Où va-t-on ? interrogea la fille-oiseau.

— Plus vite nous nous mettrons en route, plus vite tu le sauras. Allez avance !

— Qui me dit que ce n'est pas un piège et qu'une fois le dos tourné, vous n'allez pas me tuer ? »

Un sourire sans joie se dessina sur le visage sans défaut de l'Illusionniste. Elle ne le savait pas encore, mais Maliah avait atteint les limites de sa patience en un temps record et elle allait en payer le prix.

« Notre accord était clair, tu te rends sans faire d'histoires et je laisse la vie sauve à Atlantis. N'est-ce pas déjà bien suffisant quand je pourrais vous écraser tous les deux ?

— Vous avez besoin de nous.

— Personne n'est irremplaçable.

— Je ne sais pas ce que vous comptez faire, murmura son interlocutrice avec une lueur de défi dans le regard, mais vous avez besoin d'alliés puissants à vos côtés et si vous voulez que je vous suive, il va falloir me donner des garanties.

— S'allier ? Qui a parlé d'alliance ? Il est vrai que j'ai besoin de ta puissance, mais puisque tu continues à braver mes ordres comme si nous étions égales, je me vois dans l'obligation de me passer de ton consentement. Je pensais attendre que nous soyons arrivées à mon repaire pour te faire comprendre qui donne les ordres ici, mais comme tu exiges des garanties... »

En un quart de seconde, la silhouette menue de l'Illusionniste fit place à celle longiligne et menaçante d'un serpent aux proportions terrifiantes. Avec la vivacité caractéristique de son espèce, le reptile se dressa de toute sa hauteur, dominant Maliah de plusieurs têtes. Cette dernière, une moue d'épouvante figée sur ses traits adolescents par cette apparition cauchemardesque, recula précipitamment, son arme toujours pointée devant elle. Comme s'il ne s'agissait que d'un cure-dents, l'animal la désarma d'un coup de queue qui fit la thérianthrope ailée tomber sur les genoux, puis reprit forme humaine comme si de rien n'était. Seconde illusion.

« Si tu t'enfuis ou tentes de me tromper, susurra celle qui venait de se transformer, je peux t'assurer que je saurai te le faire regretter. Ema, tes parents, Liam, Amandine, Maël, je connais le nom de chacun de tes proches, leur adresse et jusqu'à la moindre de leurs petites manies, alors si tu ne te soumets pas à moi dans les trente secondes qui arrivent, je peux te promettre que le sort que je te réserve sera doux comparé à celui qui les attend. Et ça, petite maligne, c'est la seule garantie que tu obtiendras ce soir.

— Vous n'avez pas le droit ! Vous aviez promis que...

— Promis que quoi ? Je t'ai dit que je rendrais sa liberté à Atlantis en échange de la tienne et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai jamais parlé de personne d'autre, tâche de t'en souvenir la prochaine fois que tu voudras me tenir tête. »

À genoux à ses pieds, le visage défait et les mains dans la poussière, la fille ailée faisait peine à voir et si elle n'avait pas été dépourvue d'empathie, l'Illusionniste aurait eu pitié. Au lieu de cela, elle ne ressentait qu'une vile euphorie. Il était si facile de soumettre ceux qui avaient encore des choses à perdre.

Pourtant, Maliah avait donné du sien. Elle s'était rendue presque une semaine avant la fin du délai imparti et s'il n'y avait pas eu cette flamme farouche au fond de ses yeux bleus et ce ton insolent dans sa voix, l'ancien mentor d'Atlantis n'aurait pas estimé nécessaire d'user de ses pouvoirs. Mais on n'était jamais trop prudent et tuer tout espoir de négociation par une menace claire sur sa famille et ses amis était le meilleur moyen de s'assurer la docilité de la fille-oiseau.

« Suis-moi maintenant, ordonna-t-elle avec un claquement de langue sévère, nous avons de la route. »

Durant de longues heures, l'une glissant sur le sol, l'autre volant quelques mètres en arrière, les deux hybrides se dirigèrent sans un mot vers la pointe sud de l'île. Grâce à ses pouvoirs d'ombre, l'Illusionniste les maintint hors de portée des cinq sens tout au long de leur trajet et ce fut sans rencontrer le moindre obstacle qu'elles atteignirent le repaire de la femme-serpent.

« Laisse-toi faire », ordonna cette dernière à nouveau sous sa forme humaine.

Elle se plaça face à Maliah, prit le temps de l'observer : la tension dans ses épaules, la contraction de sa mâchoire, le pli soucieux sur son front, sa respiration saccadée. La jeune fille ne voulait pas le montrer, mais elle était terrifiée. Terrifiée par ce qui pouvait arriver à sa famille à tout instant, terrifiée de ne pas maîtriser la situation et pire encore, terrifiée de ne pas savoir ce qui l'attendait.

Ce sentiment était si inextricablement lié aux pensées de l'adolescente que l'Illusionniste n'avait même pas besoin des pouvoirs de son associé pour le ressentir et avant même de poser ses mains sur le visage de la fille-ailée, elle sut quelle serait sa troisième illusion.

***

Alors que les premiers rayons de soleil transperçaient la brume matinale, une ombre se glissa sous la porte de la chambre de Maliah. Silencieuse, à peine visible dans la pénombre du matin, elle se blottit dans un coin de la pièce après avoir frôlé le corps de l'adolescente endormie. Comme électrocutée, cette dernière poussa un cri d'effroi en se redressant d'un bond. Les pieds emmêlés dans sa couette aux couleurs vives, elle mit quelques secondes à se dégager du lit. De son poste d'observation, l'Illusionniste constata que la jeune fille tremblait et elle se demanda si elle n'y avait pas été un peu fort sur son esprit.

Toujours sous sa forme éthérée, elle suivit Maliah jusqu'à la salle de bain et au moment où une seconde personne franchissait la porte derrière elle, elle se fondit dans l'ombre de sa proie.

« Tu es déjà debout ? » marmonna Ema d'une voix ensommeillée.

La petite brune était vêtue d'une chemise de nuit rose pâle qui mettait élégamment en valeur ses courbes et même avec les cheveux emmêlés et les yeux embués, elle était jolie.

« Jez... nierkl jedok ti...

— Heu... c'est une blague ? »

La cadette s'avança jusqu'à sa sœur et posa une main sur son front.

« Tu es bouillante ! s'alarma-t-elle en reculant d'un pas. Tu dois être malade, tu devrais aller te recoucher. »

Le regard perdu vers un horizon inexistant, l'aînée ouvrit la bouche, puis la referma. Si elle avait pu, l'Illusionniste l'aurait secouée.

Pour que ses sujets d'expériences fussent à nouveau capables de s'exprimer normalement sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé, il leur fallait parfois jusqu'à plusieurs heures de repos sans perturbation extérieure et Maliah n'avait pas eu plus de deux heures entre le moment où l'Illusionniste avait libéré son esprit et son réveil brutal dans le monde diurne. L'adolescente avait beau être plus puissante que la moyenne, cela ne semblait pas suffisant.

Allez, réagis bon sang !

Comme si elle avait entendu l'injonction, la jeune fille sursauta. Elle secoua la tête comme si elle se réveillait enfin et avec un sourire non feint, s'adressa à sa sœur :

« Excuse-moi Ema, j'étais perdue dans mes pensées. Je crois que je rêvais encore. Tu me demandais quelque chose ? »

Une lueur encore inquiète dans le regard, son interlocutrice se contenta de soupirer en haussant les épaules.

« Laisse-tomber sœurette, je vais me recoucher. Je suppose que si tu es debout aussi tôt, c'est pour rejoindre Eytan à la bibliothèque. Tu rentres pour manger ? »

Sans attendre de réponse, Ema sortit de la pièce. L'Illusionniste patienta le temps de ne plus entendre le frottement de ses chaussons sur le parquet pour reporter son attention sur Maliah. Cette dernière, les sourcils froncés, marmonnait entre ses dents.

« Eytan ? De qui elle parle ? C'est avec Chloé que j'ai rendez-vous et j'ai intérêt à ne pas à traîner si je ne veux pas me faire passer un savon ! »

La suite du plan se déroula sans accroc. Une fois habillée et chaussée, l'adolescente quitta la maison. Elle s'arrêta en chemin pour s'acheter une viennoiserie, en profita pour saluer la boulangère, puis reprit sa route comme si de rien était en direction de la zone industrielle.

Le soleil était encore bas dans le ciel quand elle atteignit leur point de rencontre. Comme l'Illusionniste lui avait mentalement suggéré la nuit précédente, Maliah se dirigea sans hésiter vers l'arrière de l'usine pharmaceutique. D'une main sûre, elle déverrouilla une porte en bois brut dissimulée à l'angle d'un bâtiment désaffecté et pénétra dans un couloir sombre. L'ouverture se referma derrière elle en un cliquetis sourd.

C'était le signal que l'ombre attendait. Sans bruit, elle reprit forme humaine et avec une voix sifflante qui fit sursauter sa proie, murmura :

« Suis-moi. »

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