15. Glenn - Trahison promise
Cette nuit était la dernière.
La dernière d'une courte et intense amitié, née d'une rencontre hasardeuse au sommet des Bermilles un soir d'orage.
Aux prises avec un mage aux pouvoirs du feu et de la terre, Glenn avait eu un mal fou à atteindre son adversaire qui ne cessait de multiplier les crevasses et les coulées de boue sous ses pattes fatiguées. L'apparition de Méryl, tel un ange déchu éclairé par le dernier croissant de lune, l'avait ragaillardi et à deux, il ne leur avait pas fallu plus de cinq minutes pour terrasser le magicien esseulé et lui arracher son cristal.
De ce sauvetage mystique était née une alliance au départ purement désintéressée, qui s'était transformée au fil des semaines en une amitié sincère bien que jonchée de secrets inavoués. En un mois et demi, Glenn et Méryl étaient devenus de solides alliés, se battant côte à côte sans plus avoir besoin ni de se regarder ni de se parler pour se comprendre.
Et cette nuit, c'était la fin.
Malgré les promesses qu'il s'était fait cinq ans plus tôt de ne pas s'attacher, au fond de lui, le lycanthrope savait qu'il avait échoué. Il aimait cette hybride pleine de ressources et de témérité, si facile à vivre qu'il en avait oublié qu'il allait bientôt mourir. Il aimait son optimisme débordant, sa force inébranlable malgré la tristesse qu'il lisait dans ses yeux. Il aimait cette personne qui l'avait accepté sans le juger, qui l'avait aimé aussi un peu alors que tant d'autres l'avaient détesté.
Mais encore une fois, la vie se jouait de lui. Alors qu'épaule contre épaule, les pieds dans le vide au sommet des Bermilles, les deux amis regardaient les ruines de l'ancienne cité et par-delà l'horizon, Glenn laissa ses pensées dériver vers ce qui s'était passé quelques heures plus tôt...
* * * * * * * * * *
'Eytan Kelnet vous a envoyé un message. Pour le lire, connectez-vous sur votre compte.'
« Pourquoi est-ce que... ? » murmura Glenn en ouvrant sa messagerie.
Depuis la nuit durant laquelle Eytan et lui s'étaient alliés pour combattre Clarie, les deux hommes ne s'étaient plus adressés la parole. Bien sûr, le surveillant continuait de suivre sa cible jour et nuit, mais il le faisait avec suffisamment de discrétion et d'astuce pour être certain de ne pas avoir été repéré. Alors pourquoi cet adolescent énervant lui envoyait-il un message le jour de Noël ? Certainement pas pour lui faire ses vœux, ils se détestaient ! Alors quoi ? Que lui voulait-il ?
Avachi sur le ventre sur son canapé en cuir, le feu crépitant dans la cheminée et embaumant l'air d'un doux parfum d'hiver, le rouquin se redressa sur les coudes. D'une main, il porta une tasse de café brûlant à sa bouche et de l'autre, pianota sur son téléphone. Le message d'Eytan était on ne pouvait plus succinct : « Urgent. Maliah en danger. Appelle-moi. »
Nullement affolé, Glenn termina sa boisson en sifflotant presque. Ainsi, le jeune homme était au courant du pacte que sa chère et tendre avait fait avec le diable et il demandait son aide. Quelle ironie ! Jamais il n'aurait imaginé qu'Eytan pût un jour solliciter l'assistance de qui que ce fût tant il se comportait comme un être méprisant et au-dessus des autres. Il fallait qu'il fût sacrément désespéré et attaché à Maliah pour s'abaisser à un acte aussi humiliant pour sa petite personne.
Avec un sourire en coin, le rouquin composa le numéro du jeune homme :
« Allô ? répondit une voix après seulement une sonnerie. Glenn, c'est toi ?
— Eytan, susurra le surveillant. J'ai cru comprendre que c'était... comment dire... urgent ?
— Oui ! Je voulais te demander quelque chose. Maliah est en danger et je n'arrive pas à la raisonner, peut-être que toi tu...
— C'est quoi le mot magique ? »
Silence crispé, puis :
« S'il te plaît, Glenn, je n'ai pas le temps de jouer à ça. Elle est vraiment en danger et je sais que tu passes beaucoup de temps avec elle la nuit. Elle ne t'a pas parlé d'un...
— ... pacte pour sauver ta misérable vie ? Si, bien sûr. »
Silence encore.
« J'ai besoin de ton aide pour l'empêcher d'aller à son rendez-vous. Je veux y aller à sa place, mais elle ne veut pas me dire où c'est.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ?
— Tu tiens à elle, non ? Alors ne la lâche pas d'une semelle et si tu apprends quelque chose, appelle-moi. Il nous reste six jours et je suis sûr que tu serais ravi de te débarrasser de moi à sa place. Je me trompe ?
— Tu as entièrement raison. »
Comment ne pas tendre les bras à une si belle opportunité ? Sauver Maliah en échange de ce bon à rien d'Eytan. Il n'aurait pu espérer plus beau cadeau en ce jour de fête et pourtant, il savait qu'il ne se réaliserait pas.
« Promets-moi que tu feras tout pour la sauver.
— Je le jure sur ma vie, s'entendit-il répondre.
— Merci Glenn, joyeux Noël. »
* * * * * * * * * *
La parole de Glenn, tout comme sa vie, ne valait pas grand-chose et seul son accord avec Igor lui importait. Ou du moins, c'était ce que le lycanthrope se répétait depuis le début de la nuit pour se convaincre qu'il faisait le bon choix.
« Je suis prête, lui avait dit Maliah - car elle n'était plus Méryl désormais - alors qu'il l'avait à peine rejointe dans les montagnes. Ce soir, ce sera notre dernière nuit alors profitons-en. »
Elle avait le même sourire triste et empreint de mélancolie que la nuit où elle lui avait annoncé sa décision de se sacrifier pour Eytan. Un sourire déterminé qui ne parvenait pas tout à fait à gommer la lueur de terreur qui brillait au fond de ses grands yeux bleus. Le vent avait soulevé ses cheveux, une douce odeur de plantes avait embaumé l'air et quand elle avait écarté les quelques mèches folles qui lui barraient le visage, toute fêlure avait disparu. Ne restait que la guerrière devant lui, la tête haute et le regard perdu vers l'horizon.
Quelque part, bien qu'il eût préféré que ce fût Eytan plutôt que Maliah qui s'en allât, Glenn était soulagé. Cela faisait presque un mois qu'il ne chassait plus. Les quelques nuits durant lesquelles il ne suivait pas Eytan à la trace, il se contentait de s'entraîner avec sa partenaire qu'il avait maintenant appris à connaître par cœur et cette routine assommante le tuait. Lui qui était resté sur l'île d'Hajourdan depuis trois ans pour l'adrénaline que lui procurait sa vie nocturne et les promesses miroitantes que lui faisait Igor, en était venu à se demander s'il ne ferait pas mieux de partir. Des horizons palpitants l'attendaient ailleurs et il n'aurait pas tenu une semaine de plus. Alors quand Maliah lui avait annoncé que le fameux soir était enfin arrivé, il avait eu du mal à contenir son soulagement.
À son déchirement de la voir partir s'était ajoutée la consolation de voir enfin son quotidien bouleversé de nouveau.
« Tu es prête ? demanda-t-il en quittant la plaine des yeux et en posant son regard sur elle.
— Oui », souffla-t-elle en plongeant son regard dans le sien.
Elle posa sa main fraîche sur la peau mal rasée du lycanthrope et caressa l'angle de sa mâchoire du bout des doigts.
« Veille sur Atlantis, s'il te plaît. Je sais que c'est un mage, mais... rappelle-toi que j'ai fait ça pour lui.
— Je ne comprends toujours pas ce que tu...
— L'amour ne s'explique pas par des arguments rationnels, chuchota Maliah en posant un index sur ses lèvres. Attends quelques jours et dis-lui simplement que j'ai laissé quelque chose pour lui dans mon cahier de maths. Il comprendra de quoi je parle. »
Si seulement elle savait que lui aussi comprenait tout ça. Pourquoi ne lui avait-il jamais dit que sa mémoire diurne était intacte ? Elle aurait posé des questions, certes, mais il savait mentir et il n'était pas obligé de lui parler d'Igor. Alors pourquoi s'était-il tu au profit de cet avorton de mage ?
Pourquoi ?
« Je l'aime », lui avait dit Maliah la semaine précédente.
Et il n'avait pu se résoudre à briser cette certitude à quelques jours de son sacrifice. Il était trop tard à présent. Quel idiot !
« Comment tu sais que c'est ce soir ? demanda l'homme-loup. Tu n'as pas dit qu'il ne t'a pas donné de lieu de rendez-vous ?
— Si, mais j'ai l'impression qu'il me surveille. Si je l'attends là, je suis à peu près sûre qu'il viendra me chercher avant la fin de la nuit...
— Je te laisse alors...
— Glenn ! »
Déjà debout et prêt à partir, l'interpellé se retourna juste à temps pour voir l'hybride ailée accourir vers lui et se jeter dans ses bras. Il sourit malgré lui et l'enlaça.
« Merci », murmura Maliah à son oreille.
Il sentit une larme couler sur son épaule nue. Sans répondre, il prit sa forme la plus animale pour s'extraire de leur étreinte, puis sans un regard en arrière, il s'élança dans la descente. Il était hors de question qu'elle le fît pleurer.
Quand une heure plus tard Glenn atteignit les premières ruines de la ville, trempé d'écume et de sueur, il ne fut même pas surpris de tomber sur Igor. Si Maliah avait su que c'était lui la taupe...
Et d'ailleurs, comment son commanditaire le retrouvait-il toujours aussi facilement ? Il n'eut pas le temps de se pencher davantage sur la question que ce dernier l'interrogeait :
« A-t-elle pris sa décision ? »
Devant ses prunelles noires sans âme, le lycanthrope se sentit défaillir et le mensonge qui lui venait à l'esprit disparut. Il déglutit avec difficulté et répondit dans un souffle :
— Oui, elle est...
— ... au sommet des Bermilles. »
Sans plus lui accorder un regard, Igor se détourna de lui. Comment savait-il ?
« Rentre chez toi Glenn, tu m'as bien aidé ce soir. Pour te remercier de ta loyauté, j'ai laissé sur ta table quelque chose qui devrait te plaire. Je vais être occupé pendant quelques temps, profites-en, je reviendrai vers toi à la rentrée. »
Le ton avait beau être parfaitement neutre, le rouquin ne put s'empêcher de se sentir glacé jusqu'aux os par cette déclaration. Igor avait la parfaite maîtrise de la situation et les inflexions de sa voix étaient plus doucereuses que d'ordinaire. Pour la première fois en trois ans, Glenn s'interrogea : qu'étaient devenues toutes ces personnes qu'il avait laissées entre les mains de son acolyte ? Un frisson lui parcourut le dos.
Et Maliah, qu'adviendrait-il d'elle ?
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