13. Maël - Un lourd secret

« Liam tu veux bien aller acheter une bûche à la boulangerie, s'il te plait ?

— Quoi ? Mais tu as dit aux parents qu'on faisait le dessert !

— J'ai dit qu'on emmènerait le dessert pas qu'on le ferait...

— Maman va nous tuer. Tu fais quoi avec le four depuis une heure, si tu n'es pas en train de faire un gâteau ? »

Maël grimaça en se retournant. Les mains enfoncées dans des maniques rouges aux motifs de Noël, il désigna d'un geste dépité une préparation chocolatée vaguement cylindrique posée au bord de l'évier.

« J'ai oublié la gélatine et ça ne ressemble à rien, grogna-t-il en secouant la tête, tu es content ? Allez aide-moi maintenant ! »

Affalé dans un des trois gros fauteuils en cuir marron qui meublaient la pièce, Liam se redressa pour admirer le désastre. Un sourire mi-contrit mi-amusé étalé sur le visage, il manqua d'éclater de rire, mais se retint face au regard réprobateur de son frère.

« Sans commentaire, l'avertit ce dernier en lui tendant son porte-monnaie, dépêche-toi d'y aller avant que ça ferme. Il faut encore que je range tout ce bordel. »

Maël se détourna pour attraper deux casseroles qui traînaient sur le plan de travail et les déposa dans l'évier. Malheureusement pour celui-ci, le tintement de la ferraille contre l'inox ne l'empêcha pas d'entendre ce que son frangin murmura en quittant la pièce :

« J'avais bien dit que ma recette était mieux. »

Une vieille éponge imbibée d'eau traversa la pièce et alla s'écraser sur le montant de la porte d'entrée.

« Crétin ! bougonna Maël. On n'allait quand même pas faire des crêpes pour le réveillon... »

Il retira le tablier qu'il portait autour du cou et avec une déception non feinte, jeta son semblant de bûche à la poubelle. Si seulement il n'avait pas oublié cette maudite étape ! Pourvu que Liam ne revînt pas bredouille...

Cette année, le vingt-quatre décembre tombait un dimanche et si en général les magasins étaient ouverts jusqu'au dernier moment les jours de fête, le jeune homme s'inquiétait que la boulangerie ne fût pas de ceux-là. Si elle était fermée ou s'il ne restait plus rien – car après tout il était déjà presque midi – les jumeaux seraient obligés de se rendre au centre commercial. Et il n'y avait pas pire endroit pour perdre son temps qu'une galerie marchande la veille de Noël.

La porte grinça dans le dos de Maël.

« Déjà de retour ? s'étonna-t-il sans se retourner. Tu as trouvé quelque chose ? »

Une voix féminine lui répondit et sous la surprise, il éclaboussa son jean :

« La boulangerie à l'angle de la rue fermait exceptionnellement à onze heures ce matin alors j'ai dit à Liam d'aller à celle à côté de chez moi. Il ne va pas tarder à revenir. Je peux te donner un coup de main ? »

Sans attendre de réponse, Maliah traversa la pièce en faisant claquer ses talons sur le sol et se plaça à ses côtés. Elle attrapa le torchon pendu sur la porte du four et se mit à essuyer la vaisselle. Habituée des lieux, elle ouvrit chaque placard sans se tromper et empila assiettes, verres et bols sans broncher.

Étonné par son mutisme, Maël observa son amie du coin de l'œil tout en rinçant les derniers couverts. Elle était vêtue d'un pantalon couleur crème et d'un élégant haut noir qu'il ne lui avait encore jamais vu. Ses longs cheveux bruns habituellement détachés étaient noués en deux tresses qui formaient une couronne autour de sa tête et mettaient en valeur son cou et ses épaules dégagées.

Depuis leur plus tendre enfance, jamais le jeune homme n'avait regardé l'adolescente autrement que comme une sœur, ce qui ne l'empêcha pas de la trouver ravissante. Il émanait d'elle une beauté timide qui contrastait avec son habituelle confiance en elle et qui la rendait d'autant plus touchante. Du mascara allongeait ses cils, du fond de teint masquait ses cernes et sous la touche de rouge pâle qui rehaussait la pulpe finement dessinée de ses lèvres, Maël reconnut la patte familière d'Ema. À l'opposé de son aînée, la cadette de Maliah était coquette et l'adolescent sourit malgré lui en l'imaginant pomponner sa sœur.

« C'est pour te faire pardonner de quelque chose que tu l'as laissée te torturer comme ça ? » demanda le jeune homme.

Une grimace amusée tordit le visage de son amie.

« Comment tu as deviné ? rétorqua-t-elle. Ne me dis pas qu'Ema et toi avez comploté contre moi !

— Justement, ça fait plusieurs fois que j'essaye de t'en parler, mais à chaque fois on est inter...

— Me revoilà ! rugit Liam en débarquant dans la pièce, deux énormes paquets dans les bras. On dit merci qui ?

— ... rompus », marmonna Maël en levant les yeux au ciel.

Il détourna la tête en grommelant, encore une fois déçu de ne pas avoir pu dire à Maliah ce qu'il rêvait de lui avouer depuis plusieurs semaines. Plus les jours passaient et plus son secret lui pesait.

« Tu viens Maé ? »

Assis dans les fauteuils autour de la table basse, un plateau rempli d'amuse-bouches posé entre eux, les deux autres l'attendaient pour manger. Le ventre vide, l'adolescent ne se fit pas prier. Il attrapa une carafe d'eau et des verres et s'installa dans le troisième siège en cuir en poussant un soupir de satisfaction.

« Rien de tel que des vacances, des amis et un bon repas pour oublier tous ses problèmes ! »

Il avala d'une traite un petit canapé au saumon fumé et au fromage. Quel délice ! Pourquoi n'était-ce pas Noël tous les jours ?

« Alors Maliah, qu'est-ce que tu vas avoir comme cadeaux ? Tu as été sage ? Oh, mais Liam, repose ça tout de suite ! C'est déjà le troisième que tu engloutis, la demoiselle n'a même pas pu goûter. »

Pris en flagrant délit, Liam tendit son toast aux poivrons à leur amie en souriant de toutes ses dents :

« Pardon, gente dame, votre humble serviteur vous offre son repas, puissiez-vous le pardonner.

— Bien entendu ! » rit son interlocutrice en s'emparant du petit four.

Elle le fit tourner entre ses doigts, l'observa sous toutes les coutures comme pour vérifier qu'il n'était pas empoisonné, puis mordit dedans en poussant un cri d'extase feint.

« Mmh, c'est vraiment le meilleur, merci les garçons pour votre dévouement ! Quand je pense que j'ai failli passer à côté de ça à cause de toi ! »

Elle ébouriffa les cheveux de Liam qui s'écarta avec un cri horrifié :

« Pas touche à ma tête avec tes mains poisseuses ! »

Comme si c'était le signal qu'elle attendait, Maliah se redressa avec un sourire malicieux sur les lèvres. Anticipant ce qui allait se passer, Maël eut tout juste le temps d'éloigner le plateau de petits fours aux trois-quarts vide que déjà, une furie brune se jetait sur son frère. Il les regarda se battre avec tendresse : la jeune fille avait coincé son jumeau sur son fauteuil et à moitié assise sur son torse, à moitié sur ses cuisses, elle tentait en vain de libérer ses poignets pour le chatouiller.

Maël trouvait toujours surprenant de voir à quel point son frangin se comportait différemment avec Maliah, une fois dans leur sous-sol à l'abri des regards. Alors qu'au lycée, dans la rue ou même devant leurs autres amis, Liam s'effaçait et se faisait discret, il dévoilait à présent une toute autre personnalité, bien plus sociable et joviale. Le changement était si saisissant que même s'il y était habitué, Maël n'en restait pas moins troublé.

« Rends-toi ou ma vengeance sera terrible !

— Tu ne m'auras jamais vivante ! »

Sans que les deux garçons s'y attendirent, les éclats de rire de leur amie s'éteignirent et ses lèvres se mirent à trembler. Les poignets toujours prisonniers des mains de Liam, elle éclata subitement en sanglots et s'affala sur son torse. Dérouté, ce dernier jeta un regard angoissé à son frère tout en serrant la jeune fille contre lui.

« J'ai fait quoi ? » demanda-t-il en silence.

Pour toute réponse, Maël haussa les épaules et vint s'asseoir près d'eux sur l'accoudoir. Il posa délicatement son front contre les cheveux désormais décoiffées de Maliah et lui demanda si elle voulait en parler. Alors qu'elle secouait la tête pour refuser et que ses pleurs redoublaient, le jeune homme sentit une vague d'énervement grandir dans sa poitrine.

Avec douceur, mais fermeté, il attrapa l'adolescente par les épaules et la décolla de son frère. Elle faisait peine à voir : le mascara avait dégouliné le long de ses joues humides et il y avait fort à parier que tout son rouge à lèvres avait fini sur le tee-shirt de Liam. Depuis presque quinze ans qu'il la connaissait, c'était la première fois qu'il la voyait pleurer et l'image désemparée de cette fille habituellement si forte l'ébranla.

« Il est temps de nous dire ce que tu gardes pour toi depuis des semaines, la sermonna-t-il. On a été patients, on t'a écoutée sans rien demander, on t'a regardée tourner autour d'Eytan, rejeter ta famille, te consumer de colère et même arrêter de sourire. On a vu tout ça et on est restés là pour toi sans rien dire. Mais là, regarde-toi ! Regarde dans quel état tu te mets et ose nous dire que ce n'est rien ! Je...

— Ce que veut dire Maël, le coupa son frère, c'est que tu nous dois bien quelques explications. On est tes amis, on sera toujours là pour toi alors quel que soit le problème, tu peux nous en parler.

— Tu dois nous en parler même. »

Du dos de la main, Maliah essuya ses yeux. Elle finit de se relever, prit place sur le second accoudoir du fauteuil et les observa l'un après l'autre. Avec son maquillage étalé sur le visage, elle était un comique mélange entre un panda et un clown et malgré lui, Maël pouffa, bientôt rejoint par son frère. Avec un demi-sourire, leur amie comprit le message et s'éclipsa dans la salle de bain.

Quand elle revint, elle était redevenue elle-même. Elle avait même détaché ses cheveux qui lui tombaient désormais sur les épaules et dans le dos en douces ondulations. Le regard déterminé, mais les mains tremblantes, la jeune fille prit place face aux jumeaux.

« D'accord, je vais vous raconter, soupira-t-elle, mais vous devez promettre de ne pas m'interrompre et de garder vos questions pour la fin, d'accord ? »

Maël pivota la tête vers son frère. Sans parler, ils échangèrent se concertèrent d'un simple regard, puis acquiescèrent en se tournant vers Maliah.

« On t'écoute », dirent-ils d'une même voix.

Et en plongeant ses yeux océan dans le brun des leurs, elle commença son récit.

« Tu... tu penses qu'on la reverra ? »

Il était seize heures passées quand Maliah avait quitté le sous-sol des jumeaux Verminger. Un sourire triste étalé sur le visage, elle avait serré les deux adolescents dans ses bras comme pour leur dire adieu, puis elle était partie sans se retourner. Sans un dernier regard, elle avait fermé la porte d'un pas déterminé et le bruit de ses talons s'était estompé en quelques secondes alors qu'elle s'éloignait vers son destin.

« Je n'en sais rien, soupira Maël en s'emparant du dernier petit four, mais que veux-tu qu'on y fasse ?

— Il faut qu'on l'empêche de se rendre. On doit trouver un moyen de l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard.

— Ah oui ?

— Si on la kidnappe et qu'on l'enferme ici, elle ne pourra pas aller à son rendez-vous et elle sera sauvée, non ?

— C'est ça ton plan ? Agir contre sa volonté pour la garder en vie ?

— Et pourquoi pas ? Tu proposes quoi toi qui es le plus malin ?

— On ne fait rien. »

Le regard empli de haine que Liam lui lança lui coupa le souffle.

« Tu n'as donc pas écouté ce qu'elle nous a raconté ? hurla-t-il. Si on ne fait rien, l'autre maboul va la tuer !

— Je ne suis pas sourd ! Mais si elle n'y va pas, qui sait qui pourrait mourir ?

— Le conditionnel est préférable à la certitude, tu ne crois pas ?

— Je crois qu'elle a été très claire et que nous devons respecter son choix.

— Je vais aller parler à Eytan.

— Surtout pas ! »

Le cri qui était sorti de sa bouche surpris Maël, mais il n'en montra rien. Déterminé à s'opposer à son frère, il se leva pour bloquer l'accès à la porte d'entrée.

« Tu comptes m'empêcher de sortir ? l'interrogea Liam avec un regard interloqué.

— Tant que tu n'as pas entendu raison, oui. Tu te crois toujours au-dessus des autres avec tes grands airs moralisateurs et ta suffisance. Tu ne penses pas qu'en un mois, Maliah a plus eu le temps de réfléchir à sa situation que toi en quelques heures ? Tu ne penses pas qu'elle sait ce qu'elle fait ?

— Mais elle va mourir !

— C'est une possibilité oui.

— Pousse-toi ! »

Tandis que son frère se jetait sur lui, Maël ne bougea pas d'un pouce. Il encaissa le choc et resta de marbre alors que la poignée de la porte s'enfonçait dans son dos et que sa tête partait en arrière. Son crâne percuta le montant en bois et des étoiles se mirent à danser devant ses yeux tandis qu'il serrait ses bras musclés autour du corps, plus frêle, de Liam.

« Lâche-moi, grogna ce dernier en essayant de se dégager, laisse-moi passer.

— Liam, écoute-moi.

— Non.

— Liam, ne fais pas l'idiot, regarde-moi. »

Collés l'un à l'autre, le souffle court, les deux frangins se dévisagèrent.

« Elle n'est pas encore morte, déclara Maël, et je te promets que nous ferons tout pour la sauver, mais pour l'instant, nous devons la laisser faire ce qu'elle a prévu pour ne mettre personne d'autre en danger. Elle a dit qu'il lui restait une semaine, ça nous laisse le temps d'y réfléchir ensemble et de trouver une solution, d'accord ? »

Son frère avait les larmes aux yeux. Il se recula, détourna la tête et répondit sans le regarder :

« Très bien.

— Allez viens, allons nous préparer. Les parents vont nous tuer si on ne va pas les aider. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top