1. Ema - Un sombre avenir

« Toutes mes condoléances pour votre perte. »

Le maître de cérémonie s’éloigna à la suite des porteurs, vêtu de noir de la tête aux pieds. Il se frotta la moustache, ralentit, se retourna pour jeter un coup d’œil dans leur direction, puis reprit sa marche. De son pas traînant, il passa derrière une série d’imposantes sépultures familiales et disparut du champ de vision d’Ema. Elle reporta son attention sur la plaque en granit déposée sur la tombe devant elle.

« À Audrey, Franck et Clarie Gemini, à jamais dans notre cœur. »

Difficile de faire plus bateau, songea la jeune fille en essuyant les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Elle renifla. Des mains douces vinrent se poser sur ses épaules et son père lui demanda :

« Ça va, ma puce ? »

Ema acquiesça d’un hochement de tête, la gorge trop serrée pour parler. Des dizaines, peut-être même des centaines de tombes s’élevaient autours d’eux et toutes ces morts lui donnèrent le vertige. On lui avait toujours dit que le nombre de décès sur son île natale était plus élevé que sur le continent, mais jusqu’à présent, elle n’avait jamais mesuré le poids de cette assertion. Pour la première fois de son existence en ce samedi ensoleillé, deux jours après le suicide de Clarie, elle avait franchi les grilles grinçantes du cimetière d’Hajourdan et elle ne désirait qu’une chose, fuir au plus vite et ne plus jamais y mettre les pieds. Un sanglot grandit dans sa poitrine sans qu’elle parvînt à l’étouffer. 

« Calme-toi, Ema. Respire doucement », lui souffla son père.

Il s’agenouilla devant elle et après avoir repoussé ses longs cheveux bruns derrière ses oreilles, il la serra contre lui. Telle une enfant effrayée, l’adolescente se pressa contre le cœur de son géniteur et bercée par ce câlin salvateur, elle se laissa aller, le menton appuyé sur son épaule.

À moins d’un mètre et aussi droite qu’un piquet, Maliah se mordait la lèvre inférieure, l’esprit ailleurs. En remarquant ce tic inhabituel chez sa sœur, Ema fronça les sourcils. Quelque chose clochait. Quelque chose tourmentait son aînée et la cadette avait la conviction que ce n’était pas seulement la mort de Clarie. Les traits tirés, le regard éteint, Maliah ne pleurait pas. Plus étrange encore, elle n’avait pas prononcé un mot lors de la cérémonie et ne s’était pas approchée pour faire ses adieux à sa meilleure amie. Les yeux dans le vague, elle était dans son monde et le lierre qui grimpait le long des piques d’acier bordant le cimetière semblait l’intéresser davantage que ce qui se passait autour d’elle.

Un instant, un sentiment bouillonnant de colère remplaça la tristesse dans le cœur d’Ema et elle s’écarta de son père, bien décidée à comprendre ce que sa sœur leur cachait. L’exubérante et bavarde lycéenne n’avait pas prononcé plus de trois phrases en presque une semaine et si deux jours plus tôt la cadette avait obtenu quelques confidences avant les cours, le décès de Clarie avait fait se refermer Maliah encore davantage sur elle-même si c’était possible. Cela ne lui ressemblait pas.

« Qu’est-ce qui s’est passé dans la forêt ? »

Trois paires d’yeux se tournèrent vers Ema. Elle avait posé sa question d’une voix plus agressive qu’elle ne l’aurait voulu, mais elle ne baissa pas le regard pour autant, bien décidée à obtenir des réponses. Sa sœur pivota vers elle, un océan de souffrance dans le bleu de ses iris.

« Tu nous caches quelque chose, j’en suis sûre !

—   Baisse d’un ton Ema, l’avertit leur mère en offrant un sourire crispé à un couple de retraités qui les regardait d’un air courroucé, un bouquet d’œillets à la main.

—   Mais maman, elle nous ment… chuchota cette fois-ci la plus jeune.

—   Je… j’ai déjà tout raconté », murmura Maliah d’une voix cassée.

Le désespoir qui se dégageait de sa sœur faillit faire renoncer la cadette. Elle avança d’un pas, posa les mains sur ses hanches et la tête penchée vers l’arrière pour plonger ses yeux dans ceux de même couleur de son aînée, elle demanda :

« Regarde-moi et jure que tu ne nous caches rien.

—   Je… je ne…

—   Je le savais ! » triompha Ema.

Nerveuse, elle frotta sa joue constellée de taches de rousseur de la paume de sa main, puis ouvrit la bouche pour enfoncer le clou.

« Ça suffit, laisse ta sœur tranquille, la devança son père. Sortons d’ici et allons boire quelque chose de chaud à la boulangerie, nous sommes tous fatigués et tristes, ce n’est pas le moment de se disputer. Nous devons nous serrer les coudes. »

Rappelée à l’ordre et honteuse de s’être comportée aussi bêtement en ce jour sombre, la jeune fille glissa ses doigts entre ceux de Maliah. Cette dernière les serra en signe de pardon et elles emboitèrent le pas à leurs parents sans dire un mot, perdues dans leurs pensées. Lorsque la silhouette macabre des sépultures ne fut plus qu’un point lointain dans leur dos, Ema souffla de soulagement. Malgré la tristesse qui lui comprimait toujours la poitrine, elle se sentait plus légère.

Deux bols de chocolat chaud et deux tasses de café vidés plus tard, la famille Commel avait retrouvé sa complicité. Pour quelques instants, l’ombre de la mort et de ce monde nocturne dont ils ne savaient pas grand-chose et qui les hantait tous s’était estompée, remplacée par de joyeuses anecdotes du passé. Pendant quelques minutes, Ema oublia la peur qui l’étreignait chaque matin au réveil de ne plus revoir sa sœur vivante. Elle sourit, rit même aux blagues de son père et le poids qui lui pesait sur l’estomac disparut. Tant qu’ils étaient unis, ils surmonteraient toutes les épreuves.

« Je peux vous apporter autre chose ? demanda la boulangère un plateau d’éclairs au chocolat sur une main, deux baguettes fraîches dans l’autre.

—   Non merci Madeleine, sourit leur mère, nous n’allons pas tarder à rentrer à la maison. »

Ema souffla de déception. Les pâtisseries qui se baladaient à quelques centimètres de ses yeux lui avaient ouvert l’appétit et son estomac grogna comme pour lui donner raison.

« J’en connais une qui est déçue », commenta Maliah en lui offrant son premier vrai sourire depuis des jours.

La cadette tira la langue en guise de réponse : sa gourmandise n’était un secret pour personne dans la famille.

« Au fait Maliah, je ne veux pas trop insister, mais Ema avait raison sur un point tout à l’heure, toute cette histoire avec Clarie est très confuse. Ta mère et moi souhaitons te poser quelques questions si tu le veux bien. »

Leur père avait profité de l’ambiance détendue. Malin. Anxieuse, la plus jeune frotta sa main sur sa joue et se tourna vers son aînée. Cette dernière arborait à nouveau un air fermé et se mordait la lèvre inférieure, comme en plein dilemme. Après une minute de silence pesant autour de la tablée, elle hocha finalement la tête en signe d’assentiment, prête pour l’interrogatoire.

« Peux-tu nous raconter comment tu l’as retrouvée ? »

Première question sans détour. Ema repoussa une mèche brune derrière son oreille et se pencha en avant pour mieux entendre la réponse.

« Eytan m’attendait à la sortie du lycée, c’est lui qui m’a emmenée dans la forêt, souffla l’interrogée.

—   Et quand vous êtes entrés dans cette maison, enfin cette… cabane, elle était déjà…

—   … morte, oui. Il n’y avait aucun doute. »

Les yeux bleus de Maliah étaient emplis de larmes retenues. Elle paraissait prête à s’effondrer et pourtant, ses parents continuèrent. Sous la table, Ema posa une main sur la jambe de sa sœur pour lui donner du courage.

« Comment Eytan savait-il que Clarie était là-bas ? En pleine semaine en plus, il n’avait pas cours ?

—   Je ne sais pas. Peut-être qu’un de ses profs était absent… »

Elle chuchotait. Personne n’était dupe, les chances qu’Eytan fût tombé par hasard sur la meilleure amie de sa sœur au milieu de la forêt d’Eldra étaient nulles. Pourtant, leur père n’insista pas et ce fut leur mère qui prit le relais.

« Pourquoi n’a-t-il pas appelé sa mère ? Ou même les secours ?

—   Je ne lui ai pas demandé.

—   Et tu l’as suivi aveuglément sans savoir où tu allais et en séchant la natation ?

—   Je… oui… »

La voix de Maliah se brisa en même temps qu’une larme solitaire dévalait sa joue. Elle posa une paume gelée contre celle de sa sœur qui glissa ses doigts entre les siens pour la rassurer.

« Maman, osa Ema, je crois qu’on devrait rentrer.

—   Tu ne veux pas nous dire ce que tu sais ? insista leur mère, les yeux fixés sur son aînée.

—   Papa, on s’en va ? reprit la cadette en sentant Maliah trembler contre sa peau.

—   Ma puce, l’interrompit leur père en posa une main sur l’épaule de sa sœur, nous sommes là. Nous voulons seulement t’aider. Quoi qu’il se soit passé, tu peux nous faire confiance. Nous attendrons que tu sois prête, mais s’il te plait, ne garde pas ce lourd fardeau pour toi. »

La boulangère s’approcha de la table voisine pour servir un assortiment de pâtisseries toutes plus appétissantes les unes que les autres. Malgré elle, l’estomac d’Ema se manifesta de nouveau.

« Incorrigible gourmande ! » rit leur père en lui ébouriffant les cheveux par-dessus la table.

Sur le chemin, il manqua de renverser les tasses de café avec son bras et cette maladresse acheva de détendre l’atmosphère. Tous quatre sourirent et portée par un élan de confiance, Maliah reprit :

« Si j’ai suivi Eytan jeudi après-midi, c’est parce que je pensais qu’il l’avait tuée. Enfin pas Eytan, mais son double nocturne et j’étais si bouleversée que j’ai oublié de vous prévenir et quand je l’ai vu, j’ai cru que…

—   Prends ton temps ma chérie, lui recommanda son père, et recommence depuis le début. Tu as pensé que le double nocturne de Clarie était mort, tué par celui d’Eytan, c’est cela ? Comment en es-tu arrivée à cette conclusion ?

—   Et bien en fait… »

Alors que son aînée leur révélait l’improbable vérité, Ema sentit son cœur se serrer. Derrière la vitrine lumineuse et colorée de la boulangerie, des dizaines de personnes vêtues de noir se succédaient, le visage triste et le regard vide. L’adolescente retint son souffle en sentant de nouveau la tristesse affluer dans sa poitrine. L’enterrement des trois derniers membres de la famille Gemini lui revint en mémoire et elle se sentit faiblir. Le discours du maître de cérémonie, les porteurs, les trois cercueils. Pas de parents et si peu d’amis. Un moment intime et déchirant.

De dos derrière la vitre, elle reconnut les cheveux blonds de Léanne. Et si l’amie de Maliah était là, alors c’était… Un simple coup d’œil en direction de sa sœur suffit à Ema pour confirmer ce qu’elle pensait : Dylan Savary. Ce garçon que tout le monde connaissait, mais que peu avaient vraiment côtoyé. Même aux collèges les filles parlaient de lui comme d’une légende. Cela ne l’avait pas sauvé.

On racontait que son petit frère l’avait retrouvé mort dans son lit. Le pauvre… Rien que d’imaginer le corps sans vie de sa sœur enroulé dans sa couette verte, l'adolescente frissonna. Ce foutu monde parallèle avait encore pris l’un des leurs ! Des larmes de douleur dévalèrent les joues parsemées de taches de rousseur d’Ema. Du regard, elle suivit la silhouette de Léanne en fin de cortège, ses cheveux clairs jurant avec le noir des tenues.

Dans la tête des membres de la famille Commel, une unique interrogation subsistait : qui serait le prochain ?  

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