Ténèbres
1. L'attaque
_ Silva...
_ Silence ! Chien. »
Le coup de truelle s'écrase sur la tempe de l'homme enchaîné. Un filet de sang épais ruisselle sur ses joues tuméfiées. Son poing serré plus fort, l'homme se tient coi. Il est épuisé. Les zébrures sur son corps, provoquées par les centaines de morsures du fouet n'ont pas vidé ses forces ; mais le coup envoyé par la femme au regard ardent, brillant de haine, parait lui avoir transpercé l'âme. Il a porté en plein cœur. Les yeux vert émeraude de l'homme anéanti se ferment, privés de leur éclat. Son sort est scellé.
_ Silvala, tu es sûre de ce que tu veux faire ? Vraiment ? Il...
_ Maël, je t'interdis de prendre la défense de ce salopard. Tu es là pour parachever les rituels magiques. Tiens-t'en à cela. »
Le temps s'étire. Le silence déchire les tympans avec cruauté. La pression du cœur contre la peau fine des lobes les fait bouillir tandis que les tympans des jeunes gens semblent sur le point d'éclater comme des fruits mûrs pressés trop fort. De seconde en seconde, le crissement des pierres posées sur l'enduit devient plus intolérable. La dernière mise en place, Maël et Silvala entonnent d'une même voix grave, irréelle, la terrible incantation. Indéfectible. Des lettres d'or se gravent, par magie, sur le côté du tombeau rouge et s'effacent aussitôt après.
« Dans la pierre, à son contact, tu resteras pour toujours, banni au-delà des mots et des souvenirs, loin de ce que tu as aimé pour toujours. »
À la fin du rituel, Silvala s'approche de la tombe et pose la main sur les pierres mortellement froides. Elle y appuie ses coudes, laissant partir ses hanches vers l'arrière, comme dans une ultime embrassade. Maël se détourne, feignant, par pudeur, de s'intéresser aux alentours. La végétation rase ne donne pas le change, mais, par bonheur, un froissement de plumes monte tout à coup d'un buisson, quelques mètres plus loin. Maël s'éloigne alors.
Le beau visage de la jeune femme se décompose déjà. Une larme salée, bouillante, glisse de sa joue sur la tombe, aussitôt absorbée par la matière poreuse. Elle s'infiltre dans la pierre, jusque dans les yeux du condamné, le pétrifiant, meurtrit au plus profond de son cœur, froid depuis longtemps.
Silvala se réveille en sursaut. Elle vient de cauchemarder : elle en est certaine. Mais les images, rendues floues par l'éveil lui échappent. Peine, haine, douleur : des sensations diluées qu'elle vient d'éprouver avec une violence convaincante ! La jeune femme se lève, le cœur au bord des lèvres. À tâtons, atteignant la salle de bains, elle aperçoit un clair rayon de lune filtrant par la baie vitrée de la salle. Il éclaire de biais, dans le couloir, la couseuse du dix-neuvième siècle dont elle a imposé la présence à Zven, à l'issue d'une négociation dominée par son autorité naturelle.
Le plancher craque sous ses pas légers. Silvala frissonne.
« Pfou... Ce qu'il est sinistre cet appart... »
Dans la salle de bains, Silvala pousse le commutateur. La tête penchée au-dessus du lavabo beige, elle se passe de l'eau sur le visage et les poignets.Dans la glace, elle peine à reconnaître ses jolis traits tirés par les veilles, les cauchemars et l'angoisse.
Cela fait neuf jours déjà que Zven n'a pas remis les pieds chez eux. Il est vrai que son homme, plus jeune qu'elle de huit ans, a toujours fait preuve de beaucoup d'indépendance, mais là... Dans son esprit fiévreux, l'idée de l'abandon s'est d'abord imposée, mais Zven possédant les clés et connaissant ses horaires de travail... Il aurait dû au moins revenir en journée récupérer quelques vêtements... Cependant, il ne l'a pas fait. Silvala, elle, tarde à signaler la disparition, ne voulant pas s'en ouvrir à ses collègues. Que lui dirait-on ? Un homme adulte a le droit de dormir à l'extérieur si ça le chante ! Et ne rendrait-elle pas sa fuite irréversible en la signalant à la police ? Espèce d'idiote. C'est à cause de raisonnements pareils que des gens meurent sans secours. Demain, je contacte un détective privé.
«Je n'ai que trop tardé. Zven est peut-être... »
Les yeux lumineux de Silvala se chargent de larmes. Automatiquement, ses pupilles s'éclaircissent jusqu'à prendre une teinte bleu-vert céladon. La jeune femme âgée d'une trentaine d'années est grande, bien faite ; ses longs cheveux noirs de geai encadrent avec grâce, de leurs boucles lourdes, ce fin visage au petit nez rond, aux grands yeux mobiles, au front haut, dégagé. En toute occasion, son port de tête noble lui confère une prestance que beaucoup de ses collègues lui envient. Son charisme lui permet de travailler avec succès auprès d'adolescents en difficultés à qui l'on impose des sessions spéciales de tir à l'arc pour favoriser le respect des institutions et des règles. Silvala y est appréciée et respectée. Parmi ses protégés, aucun ne commet de nouvelle infraction. La plupart expriment même le désir de rejoindre les forces de l'ordre au bout de quelques mois de prise en charge. Les valeurs qu'elle véhicule sont celles d'une grande famille unie par la sueur et le sang.
Un courant d'air crée une réaction épidermique dans le haut de son cou. Instinctivement, Silvala se retourne. Un jeune garçon âgé de seize ou dix-sept ans la regarde avec intensité, les mains sur les hanches, un sourire ironique aux lèvres. Ses cheveux rouge feu soulignent la pâleur de son teint et l'agressivité contenue de son regard vert émeraude. L'expression " un regard assassin " semble taillée pour son usage personnel.
Soudain un grand bruit de verre brisé provenant de la salle la pousse à chercher la source du vacarme.
« Je te tuerai. Je le jure, sœurette. »
Le temps pour Silvala de se retourner, le jeune homme a disparu. La chair de poule se dessine sur les bras nus de la jeune femme. Une sensation glaçante pétrifie ses membres. Des picotements jusque dans ses orteils lui révèlent sa peur panique. Les grattements et grognements s'intensifient, la ramenant soudain à l'ici et maintenant. Il y a quelque chose d'inquiétant dans son salon ! Avec prudence, Silvala longe le couloir.
Sans savoir ce qui la pousse, guidée par les bruits, la jeune femme s'approche de l'épicentre. Elle stoppe son avancée à hauteur de l'encadrement de la porte, figée par l'horreur.
Une bête hideuse, haute de deux mètres, lui tourne le dos. Deux oreilles pointues se dressent derrière sa tête brune coiffée de poils drus. Tout à coup, le crin des oreilles de la créature remuent et la chose fait volte face. L'épaisse fourrure brunâtre s'ouvre, dans les orbites, sur deux grosses billes injectées de sang qui roulent furieusement dans leurs prisons de chair. La bête se redresse sur ses pattes de derrière, la gueule béante. Silvala, paralysée, reste un instant à contempler, les bras ballants, l'apparition surnaturelle.
La bête charge. Par réflexe, Silvala roule sur le côté au dernier moment avant le contact. En deux glissades maladroites, elle se rapproche de la couseuse. L'autre l'a déjà rejointe. Ne cillant pas, la jeune femme fixe des yeux la gueule de l'ennemi tandis que sa main gauche fouille sous le plateau qu'elle vient de redresser.
Silvala cherche son pistolet mais se souvient que le chargeur est au poste et, en désespoir de cause, s'agrippe de toutes ses forces à un délicat coupe-papier en argent. La patte droite de l'animal, déjà lancée,laboure l'épaule de Silvala. Sous le coup de la douleur, elle hurle sa haine à en perdre la voix, comme dans un cauchemar, protestant contre cette réalité absurde qui risque de lui coûter la vie.
Sans espoir de vaincre, la jeune femme, se baisse et, d'un mouvement vif, tranche dans la chair de toutes ses forces. La lame d'argent passée au-dessous de l'articulation sectionne un tendon. La bête hurle à son tour, de surprise plutôt que de douleur. La blessure de Silvala, large et profonde, gicle à toute force. Elle parvient néanmoins à éviter les trois coups suivants, mais ses yeux commencent à se voiler.
Silvala va succomber quand des éclairs argentés fusent. Le corps immense, se crispant sous les multiples déchirures, tombe lourdement sur la jeune femme comme si la créature, modifiant sa stratégie, cherchait finalement à l'étouffer. L'amas de chaire velue pèse sur la carotide. Silvala suffoque. Des regards rouges, contemplant la pénétration profonde des pointes de flèches fuselées, se détournent du cadavre pour se pencher au-dessus d'elle tandis que la jeune femme perd connaissance.
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