Anecdote de Camille Vincheneux

Il venait d'avoir dix-sept ans.

CAMILLE VINCHENEUX était le fils aîné d'une famille particulièrement modeste et soudée. Sa mère, malade depuis deux mois, restait clouée au lit. Elle ne voulait pas se soigner à l'hôpital alors Camille s'occupait bien d'elle ; c'était la moindre des choses. Son père demeurait absent les trois-quarts de l'année pour payer le loyer de l'appartement miteux dans lequel ils habitaient, tous les quatre.

- Je sors ce soir, mi amor, alors donne lui une tranche de jambon et la boîte de conserve que j'ai laissé près du gaz. Et lit lui le chapitre trois s'il te plaît.

Aujourd'hui, il y avait une soirée chez Honorine.

- Encore ? Ça fait deux fois en deux semaines, bougonna mi amor, soit Faustine. Papa ne rentre pas ce soir, donc je suis seule.

Faustine avait un an de moins que lui, mais leur ressemblance était frappante. Anne-Lise et Joseph avaient de nombreuses fois pu en témoigner, et Annie s'était même trompée quand les deux frères et sœurs étaient de dos. Des cheveux blonds et bouclés arrivant aux épaules, un nez aquilin et le même sourire désarmant, c'était sérieusement à s'en méprendre.

- Invite Basile et Jeanne ? proposa-t-il, en versant le jus de sa mère dans un verre. Apporte-lui ça aussi, et ne te couche pas à une heure du matin.

Camille enfila sa paire de converses jaunes, puis descendit les neuf marches à toute allure et enfourcha finalement son vélo. Bon dieu, ces moments de liberté étaient si précieux. Les parents de Joseph le saluèrent quand il roula devant leur commerce, encore ouvert. C'était de chouettes types, toujours là pour dépanner la famille en fin de mois. La lune était haute, il avait dû traîner avec Faustine. En plus du casque qui lui tombait devant les yeux, sa vision était floue. Et voilà ! Il avait encore oublié ses lentilles.

Un garçon - probablement de son âge - se dirigeait lui aussi vers le même immeuble qui tombait en ruine. Camille en resta stupéfait quand il découvrit l'immeuble minable dans lequel vivait Honorine. Le sien ne tenait pas plus debout, c'était une évidence. Ils étaient tous deux les victimes du système de "concentration en masse des populations plus précaires" comme répétait leur professeur d'histoire-géographie. Mais le simple fait d'imaginer la jeune fille dedans lui donna une étrange vision. Honorine portait des chemises, des mocassins et des pantalons différents chaque jour. Cela contrastait avec son style vestimentaire onéreux. Camille et Honorine ne s'entendaient pas vraiment (il l'avait un jour traité d'égoïste et elle lui en tenait rancune), mais c'était toujours mieux qu'avec Rosemary. Néanmoins, ignorer ce pans de la vie de son amie le décontenançait.

Enfin un mystère de résolu quant aux habitudes douteuses de la brune. Elle ne mangeait pratiquement jamais à la cantine, faisant simplement acte de présence pour discuter avec ses amis. Jusque-là, elle avait même toujours refusé que ses amis viennent chez-elle. C'était un brusque changement de décision qui le déstabilisa, ignorant ainsi le garçon qui lui tenait la porte.

- T'es dans la lune mon pote ? lui demanda-t-il en criant presque pour être entendu.

Camille s'excusa rapidement et le suivit. Célestin était un garçon timide de nature et candide, mais souvent très drôle. Il devenait même une vraie pipelette quand il connaissait bien les gens, lui permettant d'aborder tous sujets avec sourire. Ses yeux marrons similaires à ceux de Camille pétillaient toujours d'envie. Quant à ses cheveux, s'ils avaient été blonds et non bruns comme c'était son cas, on aurait pu les confondre.

- Alors son immeuble te donne envie ? ricana Célestin, en constatant qu'ils allaient devoir monter les six étages à pied.

Camille se contenta de hausser les épaules. Il y avait certes mieux dans le quartier, mais l'engouement autour de ces immeubles miteux et en piètre état ne faisait qu'accroître le prix déjà déraisonnablement élevé.

- Une soirée chez miss-parfaite qui va encore nous reprocher notre retard, soupira Célestin.

- On a quand même trois quart d'heure de retard, lui rappela son ami, attendant sur le palier du sixième étage.

Un enfant de dix ans leur ouvrit. Une jolie peau mate, dont il prenait sûrement soin, des cheveux crépus, des dents de toutes les couleurs grâce à son appareil dentaire et l'œil vif, il leur offrit un grand sourire. Il informa sa grande sœur de leur présence et s'enferma dans sa chambre. Les deux garçons - qui se déchaussaient pour éviter les plaintes d'Honorine - s'assirent sur les cousins, posés directement sur le sol. Ce n'était probablement pas le meilleur endroit pour tous les réunir, mais elle y avait tenu. Elle n'avait pas cillé quand Célestin avait également proposé sa maison comme lieu d'hôte;

- J'aurais dû vous inviter à seize heures. Vous auriez presque été à l'heure.

Elle ressemblait beaucoup à son frère, si ce n'était que ses cheveux étaient plus clairs.

Camille ne râla pas, contrairement à Célestin qui s'adossa contre le canapé. Un canapé acheté trois francs six sous devina-t-il en examinant bien l'assise ; le ressort se relâchait et des bouts de tissus s'en allaient.

- On la commence un jour cette soirée ?

- Évidemment ! Faites juste gaffe, Gauthier n'a pas besoin d'apprendre le vocabulaire de notre âge, il est trop jeune, renseigna-t-elle, le regard appuyé vers Célestin.

Ledit Gauthier sortit une tête de sa chambre.

- Oh si ! Dites, vous saviez ce que ça veut dire lâche-moi la grappe ? Je l'ai appris par Honorine et je serais ravi de le partager.

Les joues d'Honorine virèrent au rouge alors que ses invités se mirent d'accord pour féliciter le petit garçon. Elle enferma son petit frère dans sa chambre, en lui suppliant de taire cette soirée à leurs parents et l'embrassa sur le haut de front. Elle négocia deux semaines de tâches ménagères ; le petit était sacrément doué en affaires. Honorine se rendit dans une modeste cuisine et revint avec une bouteille de Vodka et quelques bières. Camille la remercia ; son aversion pour les alcools forts était connue mais ses amis ne prenaient pas toujours la peine de s'adapter.

- Petit jeu ? proposa Honorine, en sortant trois pizzas du four.

Célestin et Camille prirent d'assaut le canapé, laissant les autres se disputer les fauteuils et le sol. Ils se dépêchaient quand ça les arrangeaient. La soirée était le comble de l'euphorie pour eux - malgré les dix interruptions de Gauthier pour réclamer du temps d'écran - quand la situation dérapait pour deux d'entre-eux.

- Propose une idée complètement folle.

- Et si on refaisait le monde ? tenta Camille.

Personne ne pourrait dire si c'était l'alcool, la fatigue ou encore autre chose, mais ça ne fit qu'accroître l'éclat de rire du groupe. Ils ne pensaient jamais à l'avenir, ça les effrayait à mourir. Imaginer une vie sans eux, sans toute cette bonne humeur générale, ne rimait à rien. Et Camille était assez bien placé pour le dire : il était en filière littéraire et cet exercice était le préféré de son professeur.

- Et comment imagines-tu ce nouveau jet ?

- Il y aurait des couleurs dans toutes les villes du monde. Oui voilà, les couleurs. Je vous jure, il manque trop de couleurs dans ce monde funeste destiné à crever dans d'horrible souffrance. Il faut de la vie, des passants qui admirent, bref des choses banales qui s'assemblent bien.

Camille était toujours très positif dans la vie - la sienne ou celle de ses amis. C'était le Soleil. Tout le monde connaissait Camille pour le don qui l'animait dans son coeur. Tout le monde savait que Camille était toujours très joyeux au quotidien.

- Et puis je crois que dans ce monde, je serais avec toi, déclara-t-il, en ponctuant son discours d'un geste affectif envers lui.

Cette révélation fût un torrent d'acclamations, d'exclamations et d'applaudissements. Il était très avenant - espérant que personne ne se brusque pour une de ses actions ou ses paroles. Alors il chercha son regard, et quand il posa ses yeux sur lui, Camille donna un léger coup de tête vers la salle de bain. Il allait enfin l'embrasser !

Ses lèvres douces et brûlantes se baladèrent sur son corps, recouvrant chaque parcelle de peau abordable dans la salle de bain d'Honey. Oh bon dieu, comme il l'aimait ! Ses boucles brunes glissaient entre ses mains et chatouillaient son visage. Camille ne l'avait jamais autant aimé et désiré qu'à cet instant-là. Il contempla son œuvre avec une grande fierté ; il avait déposé ses lèvres un peu partout. Ainsi, son baume à lèvres rouges traçait une belle ligne sur son visage et son cou.

- Je le savais, je l'avais parié ! Raboule les dix balles Annie, s'extasia Célestin. C'était écrit. Il y avait une page spécialement pour eux.

Évidemment que c'était écrit dans l'Histoire.

Camille rougit. Tout le monde le savait, et pas plus tard que le lundi d'après, tout le monde le dira. Ils savaient. Il reprit une bière. Puis il se pinça son avant-bras. Il fallait qu'il se réveille, ça ne pouvait pas être arrivé, son cerveau était bien trop imaginatif parfois.

- Je t'aime, lui susurra Camille, à l'oreille.

Quand il rentrera, il faudra qu'il donne quatre euros à Faustine. Sa sœur avait aussi prévu ce baiser et se fera un malin plaisir de lui rappeler. 

- Bien, maintenant que nous avons enfin cette confirmation, Camille, action ou vérité ?

Rosemary l'inquiétait - elle était capable d'une montagne de choses. Les gens la redoutaient souvent, elle semblait trop sereine dans des circonstances stressantes. Pourtant, de prime abord, elle était une adolescente normale - seulement la normalité n'existe pas. C'était une blonde débordante d'énergie refoulée, un bonnet vissé sur sa tête et un visage peu souriant.

- Action.

- Fait ton coming-out à ta famille.

Et son monde s'effondra le temps de la réalisation. Ses parents ne diront que trop rien, mais avoir ce petit secret à lui, c'était assez plaisant. Mais ça restait le jeu, alors il l'avouera ce soir à sa mère.

- Faustine le sait déjà.

- Eh bien, fais-le à tes parents.

Pourquoi fallait-il qu'il aime Joseph ? Annie et Honorine étaient pourtant très jolies ! Rosemary, c'était différent. Elle était magnifique, mais l'intérieur était tellement pourri que ça gâchait sa beauté. La soirée s'éternisa encore. Il parvint même à piquer un peu de Joseph quand il goûta à nouveau ses lèvres gercées. Il l'aimait trop pour sa propre santé.

Alors que minuit approchait, il les salua, enfourcha son vélo et grimpa rapidement les marches. Il faisait bon de vivre dans un quartier sympa, et la voisine du dessus ne faisait pas exception. La presque octogénaire était aimable, accueillante et adorait lui préparer des gâteaux le week-end. Ils les dégustaient dans son salon où la photo de son défunt mari prenait une grande place. Il prit soin de ne pas réveiller sa sœur et se glissa dans la chambre de sa mère.

- Mon chéri, ta soirée était bonne ? demanda-t-elle, en caressant ses cheveux couleur soleil.

- Oh oui maman, si bonne si tu savais...

Camille hésita un instant.

- Maman, j'crois que ton fils est gay.

Sa mère éclata de rire, lui arrachant quelques toussotements bruyants.

- Je le savais mon chéri. Qi ne le savait pas ? Le fils des Abramovitch te mérite au moins ? questionna sa mère, reprenant son sérieux.

- Mais comment tu sais ?

- Tu as une sœur, Camille.

Camille lui fit les gros yeux, il allait se les garder les quatre euros finalement !

- Et sinon oui, Joseph est le meilleur qu'il soit. Je te jure !

- Alors je suis contente pour toi mon chéri.

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