Chapitre 2

Lysandre n'aimait pas l'odeur des moutons. Encore moins celui des carcasses de poulet, de lapin ou d'agneau qu'elle devait jeter dans la fosse aux cochons. Elle préférait largement les épluchures de légumes, même si elle y trouvait toujours des larves blanches au petit corps dodu qui grouillaient sans jamais bouger.

Lysandre détestait récurer le crottin des vaches. Plumer les volailles. Arracher les tiques au chien. Assister à la mise bas des brebis. Tordre le cou des poussins mâles.

Elle détestait la Ferme de la Rive et elle détestait ses douze sœurs, même celles déjà mortes, qui la forçait à travailler comme un engrenage. Une machine à mort et à merde.

— Pourquoi qu'tu chiale encore ? Bouge ! C'pas comme ça qu'les moutons ils auront leurs grains !

Le sceau de grains lui heurta douloureusement le ventre quand sa sœur lui balança. Elle passa ses deux mains dessous, décollant un peu de bouse et de terre, et s'aida de son genou pour le soulever. Ses bras maigres ne l'aidaient pas beaucoup, ses cuisses rachitiques non plus. Elle essuya sa larme avec son épaule, honteuse. Non, ce n'était pas comme ça que les moutons auraient leurs grains. Ce n'était pas comme ça que la ferme tournerait. Les larmes ne portaient ni les sceaux ni les cadavres.

Mais puisqu'elle était responsable de la mort de leurs parents, elle acceptait.

Elle acceptait le crottin, la vaisselle, les carcasses, les vers, la volaille, la boue, les critiques, la puanteur de la merde, la puanteur de la mort. Puisqu'elle était responsable, elle portait. Elle portait, et elle se taisait.

Son pas claudiquant alourdit par sa charge la mena jusqu'au près des moutons. Du bout du coude, elle releva le verrou métallique pour pousser la barrière. Le sceau s'écroula sur le sol avant qu'elle ne comprenne qu'elle l'avait lâché, à bout de force.

Faut pas qu'elles voient ! Faut pas qu'elles voient !

À genoux, elle s'écroula. Ramassant frénétiquement les grains bleutés. Des grains qui dopaient le bétail pour les protéger de la dénaturation. Pour les empêcher de se transformer en Démon sanguinaires, comme ceux des histoires que racontaient ses sœurs. Des Démons tueurs, Lysandre en avait déjà vu. À vrai dire, elle les voyait souvent. Des chiens d'Awnn, des grands oiseaux Adar, quelques ronces Étrangleuses... Il lui avait même sembler apercevoir un Griffon, une fois. Jamais les bêtes ne l'avaient attaquée, pas même d'un regard noir. Il suffisait de rester discrète, de ne pas chercher à leur faire de mal, et de ne pas approcher.

Lysandre n'aimait pas que ses sœurs lui racontent des sornettes sur la cruauté des Démons. Elle préférait s'inventer ses propres histoires, celles d'un bellâtre qui s'éprendrait d'elle et de son regard bleu. Elle rêvait qu'il lui offre des fleurs coupées — une drôle d'idée d'après ses sœurs, une fleur coupée ne pousse plus une fois remise en terre — à l'odeur d'amour et de printemps. Elle rêvait qu'il caresse ses cheveux pour l'endormir, l'embrasse à la faire rougir, la prenne par la main pour l'emmener loin.

Très loin.

Lysandre aimait beaucoup ses yeux grands bleus.

Elle comptait sur eux pour partir loin.

— Lysandre !

Le cri rauque de cette voix pouilleuse la fit sursauter.

— Où qu't'es ? Ici, tout de suite !

Elle redressa le sceau et y glissa les grain à la va-vite, enfouissant les derniers dans la terre pour les faire disparaître.

— C'est pas croyable ! Enfin qu'on peu s'débarrasser d'toi qu'on te trouve plus !

S'débarrasser d'moi ?

Elle inspira, sourit stupidement, essuya ses mains sur son tablier, l'arracha pour éponger vivement la sueur de son visage, fit sauter la terre de ses ongles, arrangea ses cheveux.

Elle expira, se mit à courir. Courir vers cette voix qu'elle détestait. Courir vers cette voix qui lui promettait enfin ce qu'elle avait toujours désiré.

Enfin, elle allait partir.

* La forêt de grands hêtres disparaissait dans son dos. D'un trot fougueux, Hermès escaladait le coteau raide dont l'apex disparaissait dans la perspective. La douceur du crépuscule donnait à l'atmosphère une teinte ocrée, s'associant à merveille avec la rousseur du cheval.

Sidoine souriait.

Le premier choix de sa vie l'emplissait tant de crainte que de joie.

L'horizon se dégagea à la mesure qu'il en approchait. Une fermette de briques et de brocs se dressait sur la plaine d'un vert fluorescent. Sidoine en plissa les yeux. Une silhouette sombre, à la démarche cahoteuse, déambulait entre la bâtisse et l'enclos des moutons. Une paysanne sans âge. Visage peu avenant...

Elle ne l'avait pas vu.

Il était encore temps de faire demi-tour.

Sidoine tremblait encore quand son pied quitta l'étrier. Il connaissait par cœur l'histoire de chaque peuplade, parlait couramment dix-sept langues mortes des Ancêtres, savait lire et écrire, chevauchait comme un Protecteur et savait se défendre à l'épée. Il rêvait d'histoires romanesques et de quêtes épiques, mais il ne valait pas les honneurs qu'on lui accordait.

Et il n'avait jamais eut l'audace d'un protagoniste.

Sauf cette fois.

Il ne cessa de trembler que lorsqu'il héla la fermière.

— Qui c'est ? grinça la femme en le lorgnant derrière sa pelle.

— Je suis Sidoine, ma dame, fils de Ih, la grande et défunte sibylle. J'ai chevauché depuis la Citadelle pour venir vous quérir. On m'a dit qu'ici vivait une fratrie de treize filles.

Son ricanement le fit sursauter.

— Et alors ? T'viens nous dire qu'on est maudit' ? T'vas crier au nomb' du diable ? T'va nous chasser à la fourche ?

— Je dois parler à votre cadette. C'est important.

La curiosité l'emporta dans son œil hagard.

— Ma cadette, hein... T'veux lui faire du mal ?

— Absolument pas ! s'écria-t-il en portant la main à son cœur. Au contraire, je veux la protéger. Malheureusement, je dois vous l'apprendre en toute honnêteté, elle court un grave danger en restant ici... Je devrais l'emmener loin. Très loin...

L'œil hagard lui offrit ses dents jaunes en guise de sourire.

— C'est qu'y'a un prix à tout' choses... Combien qu'tu vas m'donner pour l'avoir ?

La gueuse donna deux petits coups de pelle sur la bourse qu'il tenait accroché à sa ceinture.

— Combien qu't'a là-dedans ?

Assez pour que j'achète ta ferme et y fasse construire une plus belle bâtisse que tu n'en a jamais vu, se retint-il de rétorquer.

Il préférera se contenter de feindre un accord.

— Je vous paierai ce que je vous dois.

Son sourire assuré et son air courtois eurent raison de sa méfiance. Un rictus mauvais traversa le visage de la paysanne. Elle se voyait déjà empocher une jolie somme...

— Bouge pas, j'te l'amène ta peste blanche !

Sidoine resta sagement posté près de son cheval. Dès qu'elle fut hors de vue, cependant, il se mit en mouvement avec tant de brusquerie qu'il affola Hermès. Il fallait qu'il se dépêche, qu'il réfléchisse et, surtout, qu'il agisse !

En réalité, il possédait assez peu d'argent. La totalité de ses biens se résumait à ce qu'il transportait avec lui pour ce voyage, il ne pouvait se permettre de perdre une quantité indéterminée si tôt dans sa quête. Mais la fermière ne démordrait pas de son dû et il ne pouvait se contenter de faire demi-tour. Il connaissait ces gens-là, une poignée de monnaie ne lui suffirait pas, il lui faudrait au moins une bourse. Avec un peu de chance, elle ne savait pas compter, il pourrait donc lui mentir sur le montant réel de l'échange. Mais ne pas savoir compter n'empêche pas de reconnaitre le poids d'une petite fortune lorsqu'on l'a entre les mains ! Il fallait qu'il réfléchisse.

Quand la paysanne revint, il l'attendait avec un sourire poli.

Elle tirait par le bras une enfant d'à peine plus de dix ans. L'air perdu, elle grelottait dans son épaisse robe de coton bouilli. Un foulard maintenait ses cheveux en arrière. D'étranges cheveux d'un gris surnaturel aussi ternes que sa peau diaphane.

L'autre se mit à brailler en poussant la fillette en avant.

— Emmène-la loin ! Et qu'on l'a r'voit pas ici !

Sidoine la rattrapa de justesse avant qu'elle s'écroule. La petite s'accrocha à son bras, fermement, avant de lui offrir son regard d'un bleu immense en remerciement. Un regard brisé. Soudain, il crut traverser les pages de ce livre des Ancêtres qu'il lisait adolescent. C'est les doigts de la Cosette de Victor Hugo qui se refermaient sur son bras, des doigts tremblants de silence et cagneux de labeur. L'air du chien mouillé par la honte, l'œil tombant malgré la beauté de leur bleu. Il se voyait comme Jean Valjean, tant choqué par la douleur qu'il lisait qu'enhardit par la place de sauveur qui lui revenait.

Il lança sa bourse à la femme qui la rattrapa avidement pour en examiner le contenu. Son front se plissa. Elle le cibla de ses yeux noirs.

— Quoi ça est ? grinça-t-elle avec méfiance.

— Les galles de chêne ? répondit-il sur le ton de l'étonnement. C'est votre due, ma dame, ce que je vous dois pour votre généreux service ! On ne paye plus qu'avec ça, en ville. Ces petites billes de bois valent une fortune, on en fait de l'encre d'une qualité incomparable. Je reconnais avoir eu la main lourde pour votre paiement mais je sais à quel point tenir une ferme comme la votre peut être onéreux... Et puis, vous savez, quand on voyage à cheval il faut alléger sa monture.

Il ponctua sa tirade par un rire frais. Un rire qui disait « je ne suis pas un homme de manigance, je suis un homme de foi ».

La paysanne, figée, n'agitaient que ses yeux de lui aux billes dans le sac. Sidoine jubilait. Quel éclat d'esprit d'avoir pensé à apporter des galles !

Ulysse, le héros aux milles ruses, lui-même n'aurait pas fait mieux. C'est presque une Gorgone que j'ai maitrisé là !

La bouche de la femme se tordit dans un rictus de dégoût.

— Ça vient d'la Citadelle alors ça traite de haut les p'tits gens ! Donne tes pièces que je t'dis ! Donne !

Il esquiva les frappes rustres qu'elle tentait de lui assener avec sa pelle. Lassé de perdre son temps, il dégaina son épée et trancha l'outil qui s'écrasa sur un caillou avec un bruit de ferraille. Il profita de l'étonnement de son piètre adversaire pour se hisser sur Hermès, la fillette dans ses bras.

— Voila ce qu'on récolte quand on joue aux vendeurs d'esclaves, ma dame : une demi pelle !

Sans être vraiment satisfait de sa dernière réplique, il partit au galop vers la forêt.

*

— Quoi c'est ton nom ? cria-t-elle à l'oreille de l'homme pour couvrir le bruit du vent.

Elle ne pesait pas grand chose, et il avait l'air d'un bon cavalier, le cheval pouvait galoper à vive allure. La petite fermière savourait l'odeur de crin, de cuir et de liberté qu'offrait ce départ impromptu. La nuit tombait, elle se sentait comme une ombre.

— Sidoine !

Sidoine... C'était un joli nom. Plus joli que tous les noms qu'elle avait pu imaginer quand elle rêvassait à un bel-âtre qui viendrait la tirer de ses moutons. Sidoine... Ses courtes boucles blondes tiraient sur le blanc à ses extrémités, décolorées par les embrun. Sa peau pâle rosissait aux joues, son nez en trompette trônait sur son visage carré....

Elle ferma les yeux en appuyant sa tempe contre son dos. Ses petits bras serrés autour de son corps s'égaraient à tâtonner ses muscles. Vivait-elle soudain dans un conte de fée ?

Lysandre se dressa à nouveau jusqu'à son oreille.

— J't'aime...

— Comment ?

— J't'aime, M'sieur Sidoine ! hurla-t-elle en écartant les bras.

Le vent frais projeta ses cheveux gris en arrière, fouetta ses joues et gerçait ses lèvres.

Elle était heureuse.

Le cheval s'arrêta sèchement dans la petite clairière qu'ils traversaient. Sidoine avait tiré les reines. Avec autant de force que d'élégance, il sauta de sa monture. Comme si ses mots l'avaient brulé.

C'est avec dégoût pourtant qu'il la fixait.

— Vous ne pouvez pas dire ça à la légère, ma demoiselle ! s'indigna-t-il. L'amour est une quête en elle même, et je ne suis pas venu vous chercher pour cela.

— Avec toi, j'suis com' la princesse des liv' des Ancêtres !

Consterné, il toisa la fillette dans l'espoir de déceler de la plaisanterie. Son visage blafard, balafré d'une vilaine cicatrice de brûlure, disparaissait derrière ses immenses yeux bleus. Sa naïveté resplendissait dans l'obscurité.

Ai-je vraiment assez de courage pour briser l'espérance de cette enfant ?

Au comble d'une longue inspiration, il avoua :

— Je viens vous donner un adage, ma demoiselle, et il ne vous emmène pas vers un avenir radieux.

Il s'attendait à de la surprise, de la peur, de la curiosité peut-être. Mais pas à la voir bailler la bouche grande ouverte en poussant un petit grincement fatigué. Ça l'énervait. En plus d'être sienne, cette quête était de la plus haute importance pour le monde. Les épaules maigres de cette gamine en manque d'affection ne supporteraient pas le poids de ce devoir. Surtout si elle continuait de rêvasser en le fixant béatement !

Il fallait l'endurcir.

— Demain, au premier jour de la saison sombre et pendant treize mois, vous porterez dans votre ventre un être qui deviendra le Roi des Démon, gronda-t-il en l'approchant. Il naitra sans camp, mais la fatalité lui fera comprendre que les humains ont trop péchés pour être pardonnés. Alors il détruira les restant de notre civilisation !

Ses pas étaient lourds. Ses mots encore plus.

Dans la brise fraîches, des lucioles volaient. Lysandre les observait distraitement mais ses yeux s'embuèrent. Elle rejoignit l'herbe grasse en glissant sur le flanc d'Hermès. La clairière reprit la calme symphonie qu'elle avait rompu pour son discours. Trilles des criquets, vrombissement des hannetons, borborysmes des crapauds...

Le dos raide, elle fit quelques pas sûrs pour s'éloigner du cheval, se tourna vers la forêt, puis se figea.

Sidoine remarqua à quel point elle était minuscule.

Ce n'était qu'une petite fille.

— Mais nous empêcherons ce futur, s'écria-t-il pour se reprendre, le torse gonflé par la volonté qu'il mettait dans ses paroles. J'ai reçu l'adage ! Demain, vous ne serez pas seule comme dans le Futur Originel. À nous deux, nous changerons le destin du monde !

Le silence devint si profond que même la forêt semblait se taire. Il y avait quelque chose de dramatique dans ce dos immobile. Une fatalité.

— J'mourrai ?

Frisson.

Impossible tant que le Démon n'est pas né. Mais à sa naissance, rien n'est plus probable...

— Non, bien sûr que non.

La petite se tourna vers lui. Un éclat brûlant dansait dans ses iris. Joie. Courage. Intelligence. Et un peu de folie aussi.

— J'mourrai pas ?

Frisson.

Dès le lendemain, sa gestation démoniaque la rendrait immortelle. Nulle lame ne pourrait la traverser. Aucune substance l'empoisonner. Aucun océan la noyer. Pendant ces treize mois, elle pourrait se passer de nourriture, de sommeil et d'eau que rien ne lui adviendrait. Immortelle au point suprême.

Quiconque aurait ce pouvoir sentirait sa santé mentale fléchir.

L'Homme est fait pour mourir.

Sidoine hésita.

Elle était jeune. Naïve. D'allure attardée. Inoffensive en bref. Mais il n'aimait pas le feu qu'il lisait dans son regard. Les lucioles s'y reflétaient. Verdâtres. Organiques. Il sentait une possibilité, un chemin qu'il ne fallait pas suivre. La vérité la mènerait à la folie. Et il ne pourrait gagner contre un être immortel.

Elle devait le suivre. Aveuglément. Quitte à ce qu'il entre dans son jeu puéril, elle devait le croire plus fort qu'elle.

Il détacha la cape du vieux roi de ses bagages et lui offrit un sourire. En l'enveloppant, il se pencha pour lui murmurer.

— Vous ne craignez rien, ma demoiselle. Je vous protègerai.

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